L'actualité, pléthorique en andouilleries, nous accapare aux dépens des richesses du passé. La lecture des journaux détourne de l'exploration des vieux livres. Si seulement les volkonautes daignaient m'aider en m'indiquant des andouilles anciennes... Mais comment compter sur ces salopards, dont l'attachement à cette rubrique (la plus populaire du site en même temps que la plus méchante) prouve amplement leur sécheresse de cœur.
Quant à moi, si doux, si tendre, je maintiens mes cruelles chasses à l'andouille uniquement par bonté pour eux.
Ce mois-ci, tout de même, j'ai dégoté une andouille vieille de près d'un siècle. M. Camille Bellaigue, critique musical, auteur d'ouvrages sur Mendelssohn et Gounod (et Verdi, dans un moment d'audace), ainsi que d'un édifiant Pie X et Rome, était depuis longtemps dans mon collimateur. J'avais admiré sa façon de compisser Debussy dans la Revue des Deux Mondes — le seul de ses hauts faits dont on se souvienne encore :
«Aucun n'est mieux qualifié que l'auteur de Pelléas et Mélisande pour présider à la décomposition de notre art. ''Rien ne se crée dans la nature, disent les savants, et rien ne se perd.'' Tout se perd et rien ne se crée dans la musique de M. Debussy.»
De quoi décrocher l'andouille, si je n'étais pas aussitôt tombé sur deux redoutables concurrents, qui joignent leurs jets d'urine au sien pour noyer le même Pelléas : M. Louis de Fourcaud («Cet art nihiliste (...) peut distraire les oreilles blasées, mais ne verse nulle émotion dans nos cœurs»), et M. Emile Duranthon («défi au bon goût musical», «maboulisme à l'état le plus suraigu»).
Par amitié pour M. Bellaigue, je me procure ses Propos de musique et de guerre (1917), escomptant que le sujet et la date auront amené l'une de ces hypertrophies du sentiment patriotique, génératrices d'andouilles géantes. Hélas ! Mon protégé a l'imprudence de citer dans son ouvrage l'un de ses confrères, un certain Charles Nordmann, qui lui vole incontestablement sa couronne avec ses délicates variations sur le thème : «La bataille moderne est plus un concert qu'un spectacle».
Oyons, oyons l'envolée de M. Nordmann :
«Tout le monde, sur le champ de bataille, (...) est enveloppé dans la symphonie épique que font dans l'air vibrant l'allegro joyeux et clair des pièces de campagne, le largo pathétique des canons lourds, auxquels, dans le bruit de cymbales des mines et des torpilles, sous le vol bourdonnant des avions, vient se mêler le scherzo des tambourinantes mitrailleuses.»
L'antéposition de l'adjectif «tambourinantes» apporte la touche finale à ce morceau de bravoure insurpassable — croit-on.
M. Bellaigue tente aussitôt de renchérir :
«Que d'esprits, que d'âmes musicales ont eu la joie de reconnaître, dans le bruit de la bataille, la ressemblance, ou la présence même, de leur musique bien-aimée !»
Cela ne suffira pas pour l'emporter. D'autant que l'incorrigible M. Bellaigue cite à présent quelqu'un d'autre : un «jeune et charmant étranger, poète et musicien, qui nous aima jusqu'à combattre, à mourir pour nous avec les nôtres.» Il s'appelle Hernando de Bengoechea et l'on comprend bien vite en l'écoutant que M. Bellaigue attendra : notre andouille patriotique, ô paradoxe ! sera espagnole, car voici que la musique du canon de 75, «merveilleux petit canon», inspire à l'hidalgo ces lignes sublimes :
«C'est un coup sec et métallique dont la vibration, répercutée par les bois, sonne comme une corde de harpe. Il domine tout de sa voix brève et pénétrante... On ne peut se lasser de sa détonation. Elle remplace les clairons caducs. C'est la France elle-même, notre orgueil et notre égide. Le 75 est un témoignage du génie français de la même nature qu'une phrase de Flaubert, un vers de Baudelaire, une perspective de Paris ou un passage de Franck. Il a la simplicité idéale, la finesse, la mesure et la portée suprême.»
Désarmant, n'est-ce pas ? Chapeau bas, ricanants volkonautes, devant une telle noblesse de pensée ! Comme quoi rien ne vaut une bonne guerre pour élever l'âme et l'emmener aux cieux.
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