Pascal Bruckner. Comment ai-je pu oublier Pascal Bruckner. Le revoilà dans un article du Monde paru le 2 mai 2011, intitulé «La séduction du désastre». L'écrivain bien connu y foudroie de sa plume enchanteresse ce qui apparaît comme la tare majeure de notre époque : le Catastrophisme.
On ne cesse de nous faire peur. On veut nous faire croire que «dans cinq ans, dans dix ans, la Terre sera devenue inhabitable, les températures auront monté, séismes, inondations, sécheresses se multiplieront, les guerres opposeront les peuples, toutes les centrales nucléaires auront explosé.» Mais où va-t-on chercher tout ça ? Et d'abord, qui est-on ? Qui s'amuse à élucubrer ces fariboles, si déconnectées de la réalité ?
Sur ce point, le très long article reste muet. On n'est jamais désigné nommément. Nous devrons nous contenter de son portrait-robot :
— On est réactionnaire, puisqu'on «diffuse en continu (...) l'effroi du progrès et de la science». (L'auteur veut dire : «la crainte».)
— On fait partie des nantis : le catastrophisme sévit surtout dans les pays riches, «comme s'il était la résidence secondaire des peuples privilégiés, le soupir de gros chats ronronnant dans le confort». Les nantis en question sont égoïstes, comme il se doit : «Quant aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, ils doivent retourner à leur misère, illico, pas question qu'ils se développent sous peine de nous faire sombrer.»
— On est une bande d'»esprits brillants qui délirent» — ou au contraire, quelques paragraphes plus haut, «de tout petits esprits».
— On n'a, de fait, rien ou presque à proposer pour lutter contre l'Apocalypse qu'on annonce. Rien que des petites solutions minables, «petits gestes propitiatoires, monter les escaliers à pied, devenir végétariens, faire du vélo, qui nous donneront l'illusion d'agir pour la Terre». Solutions ridicules, mais en même temps irréalisables, au bord de l'inhumain : «abandonner la voiture, les voyages en avion, consommer local, recycler ses déchets, planter des arbres, modérer ses désirs, s'appauvrir volontairement».
— On est donc de «gentils boy-scouts» impuissants et dérisoires — et en même temps des pervers et de dangereux salauds. «La catastrophe n'est pas leur hantise, mais leur jouissance la plus profonde.» Ils «nous souhaitent beaucoup de malheurs si nous avons l'outrecuidance de ne pas les écouter». Et pourquoi prennent-ils un malin plaisir, ces maso, ces sadiques, à se faire peur et nous faire peur ? Pour «nous infantiliser, nous rendre plus dociles.» Car — et voici la révélation ultime, le fin mot de l'histoire — on est de la graine de dictateurs ! «L'affolement, la paranoïa ont toujours été les outils favoris des dictatures avides de déposséder les citoyens de tout moyen d'action.»
— On a d'ores et déjà fait de nous ses esclaves. On «a pris le pouvoir aujourd'hui, on siège peu ou prou dans tous les médias, les gouvernements, les instances officielles».
Nous comprenons maintenant pourquoi l'étincelant polémiste, courageux mais pas téméraire, n'ose pas nommer l'ennemi : on a le bras long. La mafia verte des écolos intégristes et des bobos cool étend partout ses visqueux tentacules, guettant pour les broyer ses ennemis — les Bruckner, les Allègre, les multinationales et les banques, vaillants chevaliers du bon sens et de la liberté, tragiquement faibles et démunis.
Ce que notre défenseur ne dit pas non plus, hélas : pour mettre en échec l'hydre terrifiante, qui doit-on élire en 2012 ? Et en attendant, que faire au quotidien ? Se remettre à fumer ? Manger en décembre des fraises de Nouvelle-Zélande ? S'acheter trois bagnoles ou un avion ? Ou bien ce silence nous suggère-t-il qu'il est déjà trop tard pour lutter ?
Pour nous flanquer la pétoche, il n'est pas mal non plus, messire Bruckner.
Tressons-lui une couronne d'andouilles : sa diatribe est du premier choix. De l'andouillesque traditionnel, bien riche, bien gras, comme il se doit — l'andouille et le bio sont largement incompatibles. Exagérations forcenées, amalgames grossiers, incohérences en tous genres, le digne Monde a rarement publié pareil festival de conneries.
Le lecteur se frotte les yeux : Bruckner a écrit ça ? Bruckner, pourtant, c'est quelqu'un ! «L'une des figures les plus attachantes de l'intelligentsia parisienne», nous dit L'Express, ou peut-être Le Point — une sacrée référence. Quelqu'un de très intelligent, sûrement, puisqu'il a écrit plein de livres, et qu'ils se vendent bien ! Et qu'il mène par ailleurs la croisade contre un autre cancer de la pensée, complémentaire du Catastrophisme : la Repentance, qui elle aussi pousse l'homme à réfléchir inutilement — non plus au futur, mais au passé —, et du même coup à culpabiliser, ce qui est stupide, au lieu de jouir du présent et de ses privilèges de façon décomplexée.
C'est alors, en relisant l'envolée brucknérienne, que vient l'illumination. Trop, c'est trop ! Ce type nous fait marcher ! Le Catastrophisme, si ça se trouve, Bruckner n'en a rien à cirer. Nous sommes là devant un classique journalistique : l'article déconnant exprès, qui en créant la polémique suscite un beuze bienvenu. Bref, je suis tombé dans le panneau, une fois de plus, on m'a pris pour une andouille et j'en suis une. Derrière ce numéro bouffon, on entrevoit, non pas l'insouciance ou la sottise, mais une intelligence plus vive que les nôtres. Un sens de la com' admirable. Bruckner a compris que réfléchir, argumenter, faire parler la raison, c'est difficile, ça ne rapporte rien, et que la meilleure solution pour se vendre, c'est de faire l'andouille.
Ce qu'il avait déjà montré de façon éclatante, aux présidentielles de 2007, cet homme autrefois de gauche votant pour celui qu'allaient élire une masse compactes d'andouilles...
— This French guy, Bruckner, told me there's absolutely no danger. |