Il s'appelle Juan Asensio, mais on le connaît surtout par son pseudo : Stalker, et par son blog (stalker.hautetfort.com) où il déverse un flot torrentiel d'invectives sur ses innombrables victimes.
Tout le monde ou presque en prend pour son grade. La littérature française contemporaine ? Des «petits jeux solipsistes», des «tours de force formels», une «inaptitude totale à créer de véritables univers romanesques ou même, à un niveau moindre, une histoire banalement plausible». On ne peut que constater sa «nullité», «à de rares exceptions (Domecq, Capron, Vuillard, Védrines, Rivron, Le Brusq, Mari...)». Sous-titre du blog : «Autopsie du cadavre de la littérature». Si elle est morte, c'est que Stalker la tue au lance-flammes. François Bon, par exemple, n'est qu'un «écrivant de trentième sous-catégorie», avec «son sabir inepte de robot en bakélite». Quant à la Toile, «Ce serait une grande avancée démocratique (et écologique) que de ne proposer les mauvais romans que sur cette dernière, les rayonnages des libraires étant, par décret d'un salutaire et révolutionnaire Comité d'Épuration Littéraire, réservés aux seules œuvres jugées dignes d'être lues et tenues en mains.»
Sont-ce là vraiment des propos d'andouille ? J'ai sur ce point une infime — et mystérieuse — réticence. Certes, les jugements assenés ci-dessus me semblent abyssalement stupides — mais nous savons qu'un certain égarement intellectuel ne suffit pas à faire de vous une andouille. Certes, l'andouillerie est associée, en principe, à une certaine rondeur, l'andouille a quelque chose de généreux, de débordant, de rayonnant jusque dans la violence et l'outrance — alors que notre lauréat de ce mois est sec et tranchant.
Chez lui, cependant, par certains côtés, ça déborde ! Il a tout lu, avec un faible pour les auteurs obscurs (l'idéal pour frimer), nous bombarde de citations, y compris latines, de développements complexes sur des pages et des pages, maniant la langue avec aisance et profusion :
«Riches d'un prodigieux passé que nous nous employons à essorer afin de le rendre aussi blanc qu'un drap de vierge orientale, translucide même et pourquoi pas transparent, quel présent pourrions-nous avoir qui ne serait pas de pure expectative et non d'attente véritable, d'ennui desséchant privé de sève et de récompense, puisque l'épuration à toutes forces de notre passé ne nous fera jouir que d'un futur de termites affairées dans leurs termitières ?»
Notre homme ne manque pas de coffre, et reconnaissons qu'il manie l'image avec la même générosité flamboyante que l'injure. Même si j'avoue qu'à la deuxième lecture, passé l'effet de choc, on voit mieux ce que cette phrase a de verbeux et de lourdingue. Et tout compte fait, dans l'exemple précédent, l'assonance en [aire], martelée quatre fois, «libraires... salutaire... révolutionnaire... littéraire» est bien pesante aussi — tout en exprimant avec justesse, il est vrai, la véhémence monomaniaque de l'auteur.
Là, sans doute, se trouve le problème : la pléthore. La règle du pamphlet, d'accord, c'est l'excès. Mais il y a toutes sortes d'excès, depuis l'excès mesuré, calculé, qui fait du bien en vous défoulant, jusqu'à l'excès excessif, qui épuise et rebute les plus solides lecteurs.
Stalker pratique le second. Écoutons-le, par exemple, cracher sur la presse (le premier extrait ne s'adressant, il est vrai, qu'à «une grande partie» de celle-ci). En la lisant, «il nous faudra simplement nous boucher le nez et, d'un œil révulsé, contempler de loin la bauge immonde dans laquelle le suintement liquide est venu déposer ses lourds sédiments.» «Comme une carne oubliée au soleil, voici que la Presse se met tout d'un coup à grouiller ignoblement.» «...l'art consommé du sautillement avec lequel les tiques journalistiques se sont accrochées à leur chien, qu'elles comptent bien faire crever en lui inoculant leur gonorrhée verbeuse, ces parasites étant gonflés d'un jus qui rendrait plus rafraîchissante qu'une source de montagne la Sargasse de fond de cale d'une putain taïwanaise.»
Et ça s'étale ainsi à jet continu. L'andouillerie de ce personnage si agile intellectuellement à d'autres égards, c'est aussi de ne pas se rendre compte qu'il crie trop fort et trop longtemps. L'imprécateur compulsif et convulsif, enivré par sa propre verve, perd sa lucidité, le contrôle de soi et le sens du ridicule, fonçant sur tout ce qui bouge avec une grâce de rhinocéros.
Ce qu'il y a d'andouillesque, par ailleurs, dans cette démesure, c'est finalement sa banalité. Cette pose de prince de l'invective, de chevalier ténébreux, solitaire, unique, cache un profond conformisme. Stalker appartient à au moins trois tristes familles, souvent apparentées : celle des demi-fous d'Internet, aux diarrhées verbales interminables et frénétiques ; celle des ressasseurs du grand air de «c'était mieux avant», usé jusqu'à la corde ; celle enfin des pamphlétaires de droite plus ou moins extrême. La gauche étant réputée plus vertueuse, moins cynique — au moins en paroles —, et la vertu n'étant pas glamour, c'est sur elle qu'il convient de taper. «Surfant à contre-courant de la vague bien-pensante» (je cite un autre blog), Asensio se revendique fièrement «réactionnaire». Non sans doute par débilité mentale, atavisme familial ou égoïsme crasse, comme la plupart des gens, mais sûrement par calcul et provocation. C'est à n'en pas douter, dans la vie courante, un garçon gentil et doux, sans doute mal aimé dans son enfance, et qui de toute évidence force sa voix. On sent, dans ces éructations en chaîne, outre une pose de tous les instants qui frôle parfois l'auto-parodie, un besoin pathétique de se faire entendre, d'être enfin reconnu.
C'est ce qui rend finalement, malgré ses grandes cavalcades, la lecture de son blog si étouffante et lugubre. Aucune allégresse dans ces charges féroces, où la fougue de la jeunesse vire à l'obstination sénile. Aucun humour, évidemment. À moins qu'il faille en voir — au quinzième degré — dans la liste de nos meilleurs auteurs citée plus haut, tous agressivement inconnus, ou dans cette même vénération associant «Gracq, Blanchot et Dutourd» ?
Non, ce n'est pas sa photo. |