Je me demande pourquoi, ces derniers temps, je suis tenté de décerner l'Andouille d'Honneur à des gens qui ne la méritent pas. Goût puéril du paradoxe ? Besoin pervers de se lancer des défis ? Fascination pour les limites, les zones indécises où l'on rêve de capter, occultée jusque là par son contraire, l'andouillerie à l'état naissant ?
Honneur donc à... Pierre-Antoine Delhommais !
Comment, qui est-ce ?
Les lecteurs du Monde le connaissent bien pourtant, ce brillant économiste. Oui, je sais, je pléonasme : tous les économistes sont brillants. Leur matière est si affreusement complexe qu'on leur pardonne toutes leurs erreurs, persuadé que c'est la réalité qui a tort, tandis que leur assurance intacte quoi qu'il arrive impose l'admiration. Mais peu d'entre eux sont aussi brillants que ce M. Delhommais. Il pense fort, il s'exprime bien. Tout le contraire d'une andouille.
Écoutons-le mettre en boîte ces «pauvres Français», dont on a remarqué qu'en décembre 2010, malgré la crise, ils avaient consommé plus que jamais : «[ils] achètent pour ne plus songer à ce présent terrifiant et à ce futur plus terrifiant encore, [ils] surconsomment pour ne plus penser à cet État-providence qui les abandonne, à ces acquis sociaux qui se dérobent, à cette retraite qui s'éloigne et à ces hausses d'impôts qui se rapprochent.»
Bien envoyé, non ? Derrière ce résumé objectif de la situation, on sent pointer la moquerie. «Pauvres Français» ? Tu parles ! Des imbéciles inconséquents ! Et s'ils étaient vraiment fauchés, achèteraient-ils, hein ? Tout cet article des 9 et 10 janvier 2011, intitulé «Les Chinois, eux, ont le champagne gai», se déroule sur le ton guilleret, ironique et goguenard de celui qui voit de haut nos dérisoires petites misères. Notre sottise. Notre ringardise. Ô risibles Français qui s'enthousiasment pour le petit livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! «Un livre qui, au moins dans sa partie économique, nous a paru d'une infinie faiblesse.» «Nous», c'est lui en fait, c'est comme ça qu'il cause, M. Delhommais, mais il n'est pas seul, très loin de là ! Il va d'abord appeler à la rescousse un autre brillant économiste du même journal, Eric Le Boucher, pour stigmatiser l'attachement du vieux Stéphane Hessel à l'esprit de la Résistance, qui prônait l'égalité et la justice sociale. «L'indignation, écrit M. Le Boucher, si elle s'accroche à un passé à bout de souffle, devient indigne.» Et M. Delhommais d'enfoncer le clou : «[Hessel] ne nous parle pas du monde tel qu'il est, mais du monde tel qu'il a été, d'un monde qui n'existe plus depuis bien longtemps».
Dans l'article de la semaine suivante, notre homme persiste et signe avec la même aisance narquoise. Il va même plus loin en mettant davantage à nu sa pensée concernant le système capitaliste. Il enrôle cette fois-ci Joseph Schumpeter, économiste défunt, méconnu quoique brillant, vibrant partisan de ce «processus de destruction créatrice» qu'est le capitalisme. Dixit Delhommais : «Le problème, ajoutait Schumpeter, est que ce processus présente des effets positifs à long terme, mais des conséquences négatives à court terme, ce qui empêche les hommes politiques et les citoyens de reconnaître la supériorité du capitalisme pour créer de la richesse.» Autrement dit, selon Schumpeter, les adversaires du capitalisme «[préfèrent] des contre-vérités grossières plutôt que des vérités évidentes.»
Enfin, dans un brillant finale, continuant de résumer feu son maître, M. Delhommais démontre que si le capitalisme, malgré ses bienfaits, a encore tant d'ennemis, c'est à cause de son succès même ! Un : plus le niveau de vie augmente, plus les citoyens ont peur de perdre leurs acquis. Deux : les progrès de l'instruction développent la caste des intellectuels, toujours critiques et négatifs — ils ne s'opposent pas pour des raisons morales, mais par «insatisfaction» et «ressentiment», en vilains marginaux qu'ils sont, non intégrés dans la sphère économique.
Certains lecteurs du Monde ont moyennement apprécié. Le chroniqueur s'est fait traiter, nous dit-il, de «salope d'ultralibéral», de «facho immonde» et même de «bobo égoïste» ! On appréciera la progression dans l'horreur. Saluons là, sinon notre première andouille provocatrice, du moins la première dotée d'humour.
Je ne suis pas de ceux pour qui tout est simple, et qui envoient, par exemple, le capitalisme tout entier en enfer. Je peux même reconnaître une certaine justesse aux analyses de MM. Delhommais et consorts. Râleurs, les Français ? Certes. Démodées, les préoccupations sociales ? Oh que oui, de plus en plus, du moins pour ceux qui nous gouvernent et des privilégiés qui profitent du système. Bienfaiteur de l'humanité, le capitalisme ? Là, j'ai un peu de mal à suivre. Je ne vois dans ce domaine aucune «vérité évidente», pas plus qu'ailleurs. Je n'arrive pas à partager, quoique privilégié moi-même, l'indifférence dédaigneuse de ce nanti aux maux d'une bonne part des Français — et pas seulement d'eux, bien sûr. Ni son acceptation joyeuse de ces maux, jugés aussi nécessaires qu'inévitables. C'est cette foi dans un avenir radieux fondé sur une croissance et une exploitation sans limites, cet aveuglement géant, cet égoïsme assumé, qui font décrocher l'Andouille d'honneur à la pensée delhommaisienne.
Il y a de l'Homais chez ce notable arrogant et rigide ! me lance mon ami Marounian, grand lecteur de Flaubert. C'est aller un peu fort tout de même. J'ai beau prendre des postures vertueuses, j'avoue qu'une telle andouillerie m'impressionne. Le mélange d'intelligence aiguë et de connerie obtuse m'a toujours fasciné. Et puis enfin, pourquoi l'andouillerie serait-elle toujours une tare ? Dans l'hymne libéral de notre économiste il y a un côté provocateur, une morgue aristocratique pleine d'allure. Ils n'ont pas de pain ? Qu'ils attendent patiemment la brioche ! J'en suis humblement ébloui. Cette souveraine insouciance, cette hauteur de vues grandiose où les douleurs humaines deviennent invisibles, n'a-t-elle pas quelque chose de divin ? Dieu n'est-il pas une andouille, après tout ?
Le capitalisme, pire ami de l'homme ? |