ANDOUILLE SOFT


Il est des andouilles dures, mauvaises qu'on déchiquette avec rage ; et d'autres, tendres, sucrées, confites (en dévotion souvent) qu'on descend avec douceur et tendresse et comme à regret.

Frederic William Farrar en est une.

Le Révérend Farrar vécut en Angleterre au XIXème siècle, fut à la fois ecclésiastique, universitaire et écrivain, et c'est à ce dernier titre qu'il connut la gloire en son temps — une gloire immense : certains de ses romans ont connu un succès dont l'éclat n'eut d'égal que la profondeur de l'oubli où par la suite ils tombèrent.

Allons bon, sa prose déteint sur la mienne...

Son best-seller, Saint Winifred, publié en 1862, raconte les années passées par quelques adolescents vers 1850 au collège du même nom ; qu'on veuille bien me pardonner si après avoir évoqué ce roman ici même dans mes Pages d'écriture n°86, j'y reviens avec de nouvelles citations, non moins édifiantes, empruntées à la traduction de «Mlle Hélène Janin» (dixit l'éditeur), parue en 1868, et d'une louable probité pour l'époque.

Trois jeunes garçons viennent d'échapper à la mort :

«Quelque exténués qu'ils fussent tous les trois, deux de ces jeunes gens ne s'endormirent pas avant d'avoir adressé dans toute la ferveur de leur reconnaissance d'ardentes supplications à Dieu pour l'avenir.»

Le troisième, hélas, ne croit pas en Celui que prient les deux autres, mais qu'on se rassure : la plupart de ces collégiens sont profondément croyants, chacun à sa façon. À preuve, l'approche de cette cérémonie capitale qu'est la confirmation :

«Power et Daubeny, entre autres, voyaient cette solennité s'approcher non pas avec une sentimentalité romanesque, mais avec une profonde humilité. Ils désiraient répéter le vœu de leur baptême et recevoir ce feu sacré qui leur donnerait de nouvelles forces pour remplir en public leurs devoirs de chrétiens et marcher humblement sous l'étendard de Christ.»

Eh oui, certains trouveront cette marche un peu pesante... Mais saluons ce miracle : une prose aussi lourde d'où jaillit une foi vive et légère comme l'oiseau :

«...ses pensées montèrent sur les ailes de la prière vers le Trône des miséricordes en faveur du fils bien-aimé dont elle venait de se séparer pour cinq longs mois.»

Et notre saint homme, grand pisse-copie devant l'Eternel, de continuer ainsi pendant des pages et des pages pour aboutir à l'apothéose finale :

«Leurs jours furent embellis par leurs progrès dans la charité et les bonnes œuvres. La brise d'une heureuse existence les poussait doucement et ils n'eurent pas d'ancre à jeter au milieu du vaste fleuve de la vie. Ils avaient été d'honorables écoliers, ils devinrent de nobles citoyens.»

Je crois entendre des ricanements, certains mots marmonnés, «bondieuserie», «diablement chiant»... Allons, allons. N'oublions pas qu'à l'époque, des dizaines de milliers de lecteurs mouillèrent ces pages de leurs larmes, et que si l'on doit faire de Farrar une andouille, alors il sera loin d'être seul.

L'andouillerie, mes biens chers frères, a donc une dimension historique. Voilà pourquoi on a pu dire : On ne naît pas andouille, on le devient.

(Parfois aussi on l'est, puis on cesse de l'être.)

Ne faisons pas pour autant de cet auteur fêté le porte-parole de toute une époque. Notre homme fut aussi un dangereux hérétique : il mit en doute le dogme du châtiment éternel des péchés ! Cette cruauté divine choquait sa bonté naïve. Ce qui lui valut de ne jamais devenir évêque et, j'imagine, de se faire alors traiter de sombre andouille par des collègues plus malins. C'est cette menue rébellion qui aujourd'hui suscite mon affection et mon estime, me poussant même à me demander si dans certains cas le mot andouille ne serait pas des fois un compliment ?


Bonne tête, non ?
Le Rvd Farrar du temps de Saint Winifred

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