ANDOUILLE PUR SANG


Le chapelet d'andouilles qui se dévide ici de mois en mois fait alterner, avec un beau souci d'harmonie, vivants et défunts, connards de droite et crétins de gauche, l'abondance régnant de toutes parts.

Or voici qu'après Alain Finkielkraut, homme de droite quoi qu'il en pense, un autre réactionnaire monte sur notre podium (applaudissements nourris). Violation de la loi d'alternance ? Que non ! L'ancien lauréat pratiquait un philosémitisme sans nuances, tandis que notre star du mois, le compositeur Vincent d'Indy, fut au siècle dernier un nationaliste virulent, vorace bouffeur de juifs.

Accordons à d'Indy les circonstances atténuantes : la bourgeoisie française, dans la première moitié du XXe siècle, fut très largement contaminée, pratiquant comme s'il allait de soi un antisémitisme irrespirable, lequel a tout de même régressé de nos jours — à la surface du moins. Pour s'en tenir aux compositeurs, nous aurions pu honorer Henri Duparc, Albert Roussel ou Florent Schmitt, si le moindre petit tour sur Internet ne consacrait pas d'Indy comme la plus belle andouille de l'équipe, en quantité comme en qualité.

Dès sa naissance, le petit Vincent tue sa mère — involontairement, soit. Plus tard, me confie le souvent cruel Mr Google, le jeune d'Indy rejoint la Ligue de la patrie française de Maurice Barrès, où il côtoie Renoir et Degas. Plus tard encore, il fonde une école de musique rivale du Conservatoire, la Schola Cantorum, qui deviendra, à l'image du maître, «un repaire nationaliste, antisémite et antidreyfusard».

D'Indy est l'une de nos plus belles andouilles tricolores. Il est, on s'en doute, anti allemand. Il fait l'éloge de l'esprit latin, qui nous enseigne «l'ordre et le juste sentiment des proportions, qualités latines dont l'esprit echt deutsch fut toujours presque totalement dépourvu». Mais — de plus en plus fort — encenser l'esprit latin ne l'empêche nullement de compisser la musique italienne :

«L'invasion italienne est d'autant plus dangereuse qu'elle a pour but de propager en France une musique essentiellement inférieure. (...) Cette musique, à proprement parler, n'est pas faite et ne peut que développer le mauvais goût du public. Les Italiens ignorent l'art de composer. J'entends ici le mot dans son sens étymologique : componere. Rien chez eux n'est équilibré, ni ordonné. Tout est livré au hasard de l'improvisation. De telles productions sont grossières et fort éloignées des nôtres»

Notre coq gaulois s'en prend même aux compatriotes. Le Groupe des Six de Poulenc, Honegger, Milhaud et compagnie reçoit sa dose de coups de bec :

«Il est assez curieux de voir d'honnêtes jeunes gens s'ingénier à salir et dénaturer cette belle matière qu'est le son musical pour en arriver à accoucher de petits monstres qui n'ont vraiment rien de commun avec la musique.»

Debussy lui-même prend sa torgnole : dans Pelléas, nous dit-on, la musique ne joue «qu'un rôle secondaire». Verdict final : «Cette œuvre ne vivra pas parce qu'elle n'a pas de forme.»

L'antisémitisme d'indyen ? Dans son Cours de composition musicale, retraçant l'histoire de la musique française, le compositeur fait apparaître entre 1825 et 1867 une «période judaïque» où des compositeurs presque tous «israélites», «au moins d'origine», créent «ce qui est le plus haïssable en art : l'éclectisme, tendance neutre et sans initiative, qui consiste généralement à ne prendre que des défauts de tous les côtés». Attention : pour notre censeur, il ne s'agit pas d'un problème de religion, mais de race : «La race hébraïque douée (...) de sérieuses qualités, n'a jamais et en aucun temps été créatrice en art. (...) Je reconnais sincèrement que le juif possède un don merveilleux d'assimilateur qui lui permet de produire de surprenantes imitations, mais les qualités d'invention, qui, seules, peuvent faire progresser l'art, lui font totalement défaut».

Le héros de son opéra Fervaal est un Gaulois cévenol pourfendeur de Sarrasins. Quant à sa Légende de Saint Christophe, d'après un commentateur, ce serait «le seul opéra antisémite de la musique française». Et d'Indy d'abonder : «Les personnages ne se nommeront ni Dreyfus, ni Reinach, ni même Combes... Ce serait leur faire trop d'honneur à ces funestes goujats, mais je voudrais montrer dans ce drame la nauséabonde influence judéo-dreyfusarde».

Tout cela découlant naturellement d'une foi catholique aussi rigide que bornée, particulièrement florissante ces années-là.

Tout en lardant de mes coups d'épingle cette andouille dure et sèche sans en tirer le moindre jus, je ne cesse de penser à feu mes ex-beaux-parents. Ils firent toutes leurs études musicales à la Schola Cantorum, juste avant la dernière guerre, après la mort du Maître il est vrai, et ne parlaient de lui qu'avec un tremblement de respect et même d'affection dans la voix — eux dont les idées étaient carrément à l'opposé des siennes. Un mystère de plus, dont je ne sais quelle leçon tirer. Cette innocente idolâtrie m'agaçait un peu, et s'il faut tout confesser — qu'ils me pardonnent s'ils m'entendent là-haut, en compagnie de Dieu et de d'Indy, écoutant la musique et les sermons d'icelui au sein de la foule habituelle de ces lieux, anges, braves gens, neuneus, nunuches et francs salopards —, égratigner leur idole n'a fait qu'aiguiser, tout du long, ce malin plaisir du sacrilège sans lequel cette chronique andouillère n'aurait jamais vu le jour.


P. van Risselberghe (1908)
Vincent d'Indy à 57 ans.

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