ANDOUILLE TRANSALPINE


«Aujourd'hui, en France du moins, les romanciers ne racontent plus : ils parlent d'eux-mêmes, ce qui est tout différent. (...) Ils expérimentent, ils ressassent, ils n'ont plus cette liberté, cette gaieté de se transformer en d'autres qu'eux-mêmes.»

Tiré d'un essai, L'art de raconter, publié en 2007, ce jugement péremptoire laisse pressentir que leur auteur, Dominique Fernandez, ignore tout de MM. Echenoz, Gailly, Mauvignier, Châteaureynaud et quelques dizaines d'autres. Bel exploit ! Cet art de raconter n'importe quoi fut à deux doigts de décrocher notre andouille d'honneur il y a trois mois. Hélas, dans le même domaine de la presbytie littéraire, Fernandez dut alors s'incliner devant plus miraud que lui : le professeur Todorov.

Et puis j'avais des scrupules. Je suis un peu lâche. On hésite avant de s'attaquer à une institution comme Fernandez, personnage bardé de colifichets, de Normale Sup à l'Académie française, et dont le peu que j'ai lu se révèle parfois d'excellente qualité.

Mais quand j'ai demandé à Sacha Marounian, féru d'Italie comme Philippe Hersant, quelle andouille offrir à celui-ci, il m'a répondu du tac au tac : Dominique Fernandez !

J'ai sauté sur l'occasion. Ai-je dit que je suis lâche ? C'est Marounian qui a eu l'idée, hein, qu'on se le dise ! Nous sommes deux cette fois-ci pour tailler l'andouille, Michel épluchant L'art de raconter, Sacha décortiquant le Dictionnaire amoureux de l'Italie.

L'art de raconter : un gros livre mêlant généralités («L'art du roman», «Roman et opéra») et présentations d'écrivains. Érudition brillante, clarté, vivacité. Des remarques judicieuses, d'autres moins. Pas mal de clichés pris à haute altitude. Flaubert et Wagner, vilains intellos sinistres, opposés aux écrivains-conteurs spontanés et joyeux. La psychanalyse déconseillée à l'écrivain, qu'elle amène à interroger son enfance — ouh là là, pas bien, ça ! dangereux !

Débiner Flaubert, on a le droit. Compisser la psychanalyse, quoi de plus tendance ? Désolé, pour gagner le titre d'andouille, il faut trouver mieux. Sera-ce le premier échec de notre bon élève ? Va-t-il se rattraper en Italie ?

Ah ! l'Italie... Fernandez la connaît mieux que sa poche. Il est allé partout. Il sait tout sur tout. Est-ce une garantie contre l'andouillerie ? Qu'on en juge.

Tout œuvre, selon Fernandez, s'explique par l'origine géographique de l'artiste. Les statues de Canova, par exemple, sont toutes blanches, notre cicerone sait pourquoi. Il est allé dans le village natal du sculpteur :

«A l'arrière-plan du village, se dresse une barrière de montagnes dont le sommet reste enneigé plusieurs mois. Voilà sans doute l'origine de cette blancheur qu'on reproche à l'artiste, sans comprendre qu'il la tirait d'un spectacle familier à l'enfant.»

Où l'on voit le distingué Hippolyte Taine, inventeur de la théorie du climat, dépassé par ses émules.

Bellini, par exemple, étant Sicilien, ne pouvait qu'écrire des opéras de Sicilien. «Manque de bol, note cette vipère de Marounian, ses opéras se passent en Bretagne (La straniera), en Suisse (La somnambule) ou en Gaule (Norma).» Qu'à cela ne tienne, réplique Fernandez : «On a l'impression que l'auteur a voulu s'arracher à son humus d'origine. Par ambition ? (...) Ne serait-ce pas plutôt que, viscéralement attaché à sa terre, il a cherché à dissimuler ce lien, en feignant de la répudier ?»

Sur l'homosexualité, même topo... Pratiquant lui-même, l'auteur la voit partout. Tout le monde en est, surtout les Italiens, ces dieux ! Re-manque de bol, les écrivains italiens en parlent à peine. Re-qu'à cela ne tienne : En Italie, «l'homosexualité est si générale, si universelle (...) qu'il n' y a rien à en dire. Le macaroni n'est pas non plus un sujet littéraire.»

Glissons pudiquement sur les rapports entre le macaroni et l'homosexualité, pour remarquer comment l'extrême intelligence, étant assez agile pour justifier n'importe quoi — et souvent aveuglée, de surcroît, par l'arrogance que suscite le savoir —, peut s'avérer le plus court chemin vers la connerie. Que ce Dictionnaire amoureux, selon mon acolyte, soit par ailleurs «loin d'être inintéressant» ne fait que rendre plus fascinants ces accès d'andouillerie sporadiques. Cela tient sans doute au relief montagneux de l'Italie, plein de hauts et de bas...

Marounian conclut sa pêche à l'andouille par cette belle prise :

«La piazza del Campo de Sienne est un centre qu'il faut savoir conquérir peu à peu (...), comme la possession d'une femme ne se goûte pleinement qu'au terme d'une exploration caressante des mystères sinueux de son corps.»

Cette phrase, je la trouve croquignole moi aussi, mais à la réflexion, pourquoi ? Est-ce du fait qu'elle sonne bizarrement, venant de qui goûte moins, en amour, les piazzas profondes que les tours de Pise ? Ou faut-il considérer comme ringard tout parallèle entre un paysage et un corps humain ? Ce serait désespérant... La succession un peu lourde des deux adjectifs ? «Mystères sinueux» : bien vu, ou maniéré, ou juste entre les deux, douloureusement ? À ne plus trop savoir, porca madonna ! on se sent devenir andouille soi-même...



Pourquoi les statues ont-elles toujours un si petit macaroni ?
Apollon du Middlesex.

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