ANTI-U.S. ANDOUILLE


Il faut être andouille pour porter les USA aux nues sans nuances, et plus andouille encore pour systématiquement les dénigrer. Mon entourage me traitant parfois d'antiaméricaniste primaire, je me dois de faire amende honorable, mais où trouver un plus primaire que moi sur qui je puisse taper, un spécimen bien odieux, bien grotesque ? Une amie prof me tire d'affaire en m'indiquant une mine d'or : L'ennemi américain (Généalogie de l'antiaméricanisme français) de Philippe Roger (Points Essais), pavé de 500 pages, lourd d'érudition mais léger d'écriture et pétillant d'humour, d'où l'on pourrait tirer tout un chapelet d'andouilles bien juteuses.

Je tombe d'abord sur maître Buffon, grand ancêtre de la confrérie, qui a pondu sur les Américains des bêtises d'un calibre imposant. Selon lui, tout dans le Nouveau Monde est plus petit que dans l'ancien, les hommes comme les animaux : il suffit de comparer le tapir et l'éléphant, le lama et le chameau, la vigogne et la brebis, CQFD. Il envisage de transporter des Noirs au Danemark pour déterminer combien il leur faudra de temps pour «réintégrer la nature de l'homme» — autrement dit, retrouver une peau blanche. Mais je me suis déjà payé Buffon naguère, ce personnage estimable par ailleurs ne mérite pas qu'on s'acharne sur lui, d'autant que la mine d'or m'offre aussitôt une pépite encore plus scintillante : Cornelius De Pauw.

Ce Batave, courtisan de Frédéric II, épigone de Buffon, est l'auteur de Recherches philosophiques sur les Américains, écrites en français et parues en 1768. De Pauw ne croit guère aux récits des voyageurs. Lui qui n'est pas allé là-bas, il sait mieux. Pour lui, le continent américain est un «désert stérile et immense». Les eaux ? «Corrompues, malfaisantes et même mortelles.» La végétation ? Le «terrain fétide et marécageux» fait «végéter plus d'arbres venimeux qu'il n'en croît dans toutes les parties du reste de l'univers connu.» Le climat ? «Pernicieux.» Quand l'Amérique ne fait pas mourir de faim ses habitants, elle les empoisonne, et empoisonne aussi l'Europe : c'est d'elle que nous vient la «peste vénérienne», à savoir la syphilis.

Les Américains ? Tous «abrutis, énervés et viciés dans toutes les parties de leur organisme d'une façon étonnante», «destitués de cette force vive et physique qui résulte de la tension et de la résistance des muscles et des nerfs.» «Une imbécillité stupide fait le fond du caractère de tous les Américains». Leurs idées sont «mal imprimées» à cause des «humeurs visqueuses et grossières» propres à leur tempérament. Insensibles, paresseux, poltrons, ils «végètent plutôt qu'ils ne vivent» et De Pauw se demande s'ils ont seulement une âme.

Côté sexe, la cata continue. Ces inventeurs de la chtouille, paradoxalement, baisent peu. Les hommes sont privés de poils, pissent du lait par les seins et préfèrent aux femmes les relations «antiphysiques». Quant à ces dames, leur libido est déréglée dans l'autre sens, ah les salopes, ce qui ne les rend pas plus féminines pour autant : «dans certains cantons, les Américaines n'éprouvent aucun écoulement en aucun temps».

Fort bien, dira-t-on, mais cela s'applique seulement aux indigènes. Eh bien non ! Chacun est concerné ! Chacun est menacé ! Il suffit de s'installer sur ce continent maudit pour en subir la débilitante influence. «Dans l'Amérique septentrionale, les Européens dégénèrent sensiblement, et leur constitution s'altère à mesure que les générations se multiplient.»

Les quinze jours que je viens de passer là-bas, docteur, est-ce grave ?

On pourrait voir dans un tel tableau les élucubrations d'un crétin isolé ; or les Recherches philosophiques font un tabac dès leur parution, et la vision depauwienne de l'Amérique, relayée par d'autres auteurs, est alors largement partagée dans l'Ancien Monde. Benjamin Franklin puis Thomas Jefferson, venus quelques années plus tard en France faire la pub des jeunes États fraîchement indépendants, devront se donner un mal de chien, mobilisant jusqu'à l'ours d'Amérique, plus gros que l'Européen (410 livres contre 153,7 selon Jefferson), et le bison plus gros que la vache, pour réfuter depauweries et buffonneries et désandouiller les esprits — partiellement et provisoirement, l'andouillerie étant, nous le savons, aussi multiforme qu'éternelle.

De Pauw meurt en 1799, à Xanten aux Pays-Bas, où Napoléon 1er — les grands esprits se rencontrent — fait bientôt dresser un obélisque à sa mémoire. Il aura jusqu'à nos jours une longue et pléthorique descendance : tous ceux qui savent parler péremptoirement de ce qu'ils ignorent à fond.




Animal rachitique et homosexuel.

*  *  *