«La littérature et l'art prolétariens font partie de l'ensemble de la cause révolutionnaire du prolétariat ; ils sont, comme disait Lénine, '' une petite roue et une petite vis '' du mécanisme général de la révolution.»
Toutes petites, la roue et la vis évoquées par Mao Tsé-toung dans le fameux Petit livre rouge : le chapitre «La culture et l'art» y occupe six pages sur 340, soit 2% de l'ensemble. Pourtant cette métaphore mécanique prouve une sensibilité littéraire aiguë chez les deux géants, tant elle résume avec précision le style de l'ensemble de leurs œuvres, ce mouvement de machine répétitive, puissante, grinçante — exemple la petite phrase plus haut avec ses successions de «de» et de «du».
Faire de Lénine ou Mao des andouilles ? Que non, surtout pas un 1er mai ! On a rarement vu plus rusé que ces deux-là. Il faudrait plutôt élire leurs disciples naïfs — ceux que j'ai connus par exemple, autour de 68, mes chers camarades (scolairement parlant) qui m'offrirent en janvier 1967, gratis pro Mao, comme à chacun d'entre nous, le recueil des Pensées du Grand Timonier.
Quarante ans après, on contemple ces années-là d'un œil incrédule. Que s'est-il donc passé alors ? Comment tous ces esprits agiles ont-ils pu gober un catéchisme aussi lourd ? Comment ces prêches laborieux ont-ils pu faire bander tant de brillants cerveaux ? Comment de fins lettrés ont-ils pu se délecter de cette prose glaciale, métallique, mécanique, circulaire, mi-hachoir à viande, mi-moulin à prières, que je retrouve aujourd'hui, bâillant d'ennui, dans le petit livre devenu gris sous la poussière ? Ces adorateurs du vide étaient pourtant, bien souvent, les plus intelligents d'entre nous. Mais l'intelligence, parvenue au plus haut, est parfois prise d'un vertige, d'une tentation suicidaire qui lui fait souhaiter son abdication, son rabaissement. Du moins certains le disent. (Je suis forcé de les croire sur parole.)
En fait, pas trop envie de leur taper dessus, à ces andouilles pro-chinoises. Je me sens vaguement complice. La grande hallucination collective avait alors contaminé tout le monde plus ou moins. Les idées des maoïstes, que je ne partageais pas, me semblaient moins grotesques en ce temps-là. J'éprouvais pour eux de l'estime, un respect craintif — jamais je n'aurais osé avouer devant eux le gaullisme de petit bourge que je traînais encore, pauvre andouille moi-même.
J'aimais beaucoup certains d'entre eux. Je ne me suis pas trompé : la plupart ont bien vieilli. Souvent mieux que les enfants sages d'alors. Mettons qu'ils étaient victimes d'une sorte de rougeole, maladie d'adolescence contagieuse qui les a sans doute vaccinés, aguerris, aidés à mûrir. Je me demande si ceux qu'elle a épargnés alors ne risquent pas de l'attraper, ce virus, aujourd'hui, voire demain, un pied dans le tombeau déjà — comble de l'andouillerie.
Si je me refuse à les andouiller collectivement, mes petits maos, s'il faut absolument ici un lauréat unique, un revers de veston où faire pendouiller, dans le trou de la rosette, mon andouille d'honneur, eh bien je choisis Victor Cézard. Tel est du moins le nom que je lui ai donné par charité. Pour ceux qui ont la flemme d'aller lire son portrait dans Rencontres avec les dieux et Malou en mai, résumons.
Ces années-là, en khâgne, juste avant 68, Cézard est le plus brillant des philosophes de Louis-le-Grand, ce qui n'est pas peu dire. Il se situe, bien sûr — son autobio sur Wikipédia aura beau dire —, à l'extrême gauche, et n'a pas son pareil pour vous convertir à Marx en deux ou trois syllogismes. Il fréquente Sartre. Prestige immense. Un demi-dieu.
Je le rencontre vingt-cinq ans plus tard, devenu Conseiller culturel à Athènes. Le jeune révolutionnaire est entré dans le système. Il écrit des livres de philo, l'a enseignée, l'enseignera, dirige une collection chez Actes/Sud. Pourquoi m'acharner sur lui ? Parce qu'il fut alors, sans me connaître, de ceux qui faisaient des misères au traducteur Volkovitch ? Il y a prescription. Non, si je m'acharne sur Cézard, c'est pour ce qu'il a fait non pas à moi, mais à lui-même : c'est que j'ai cru en lui dans ma jeunesse, imaginé pour lui de grandes aventures, et je le retrouve en mandarin banal au terme d'une carrière banale, auteur sans éclat, sans lecteurs, vieil homme empâté qu'on me décrit imbu de lui-même, déçu, aigri ; le seul d'entre nous dont j'aie l'impression qu'il a trahi, le seul dont le parcours ait tourné — un comble pour une andouille ! — en eau de boudin.
Enfantin. |