ANDOUILLE INTERMITTENTE


Tzvetan Todorov, andouille ? Ses lecteurs seront sûrement choqués. Moi-même je n'en reviens pas ! Alors toi aussi, Todorov ?

Connu depuis ses travaux des années 60 et 70 sur le langage et les formes littéraires, notre homme a publié une bonne trentaine d'essais sur des sujets de plus en plus divers qui lui valent une excellente réputation. Je n'ai lu de lui que son Introduction à la littérature fantastique, à sa sortie en 1970, et je ne l'ai entendu parler qu'une fois, vingt ans plus tard, mais dans les deux cas c'était nourrissant et pas bourratif.

Ouvrant l'un de ses derniers livres, La littérature en péril (Flammarion), je retrouve d'abord les mêmes qualités qu'autrefois : acuité de la pensée, clarté de l'expression — et en plus nous sommes d'accord ! Todorov commence, pour ma délectation, par déchirer à belles dents l'enseignement actuel du français dans nos écoles, axé sur la théorie aux dépens du concret ; il égratigne au passage le jargon en vigueur, les situations d'énonciation, la focalisation interne et externe, l'analepse, la prolepse et autres andouilleries prétentieuses cuisinées exprès pour fabriquer des anorexiques.

On savoure tranquillement, on ne se méfie pas, et c'est là que ça se gâte brutalement. Dans le chapitre qui suit, passant de nos manuels scolaires aux livres de nos écrivains actuels, l'auteur tire de ses observations sur les premiers un stupéfiant tableau des seconds. Nous apprenons que nos auteurs français sont soit d'affreux formalistes qui «cultivent la construction ingénieuse, les procédés mécaniques d'engendrement du texte, les symétries, les échos et les clins d'œil», soit de méchants nihilistes, pour qui «les hommes sont bêtes et méchants, les destructions et les violences disent la vérité de la condition humaine, et la vie est l'avènement d'un désastre», et ce n'est pas tout : le nihilisme étant un solipsisme, l'auteur français contemporain lambda rejette ce monde pourri au profit de son seul petit moi bien-aimé ; son «attitude complaisante et narcissique» l'amène à «décrire par le menu ses moindres émois, ses plus insignifiantes expériences sexuelles, ses réminiscences les plus futiles : autant le monde est répugnant, autant le soi est fascinant !»

Mais qui sont-ils, ces formalistes, ces nihilisto-solipsistes ? Le lecteur a beau crier Des noms ! des noms !, l'auteur pérore en nous montrant obstinément sa sourde oreille. Pas un seul nom dans le chapitre ! Tâchons de l'aider : formalistes, Queneau, Perec ; nihiliste, Céline ; narcisse obnubilé par ses émois et réminiscences, Proust... En relisant les citations ci-dessus, on pourra constater qu'elles s'appliquent mot pour mot. Alors vraiment, tout ce que fustige Todorov, c'est mal ?

J'ai cité là, dira-t-on, des noms du passé. Et nos contemporains ? Les meilleurs d'entre eux ? Les Michon, les Echenoz, les Rolin, les Bon, les Volodine, dans lequel des trois tiroirs les enfermer ? La seule façon pour moi d'excuser Todorov, avec ce qui me reste de charité chrétienne, c'est de me dire qu'il ne les a pas encore lus.

Comment un esprit si ferme a-t-il pu accoucher d'un tel étalage de poncifs, qui nous choquerait davantage si d'avoir traîné partout n'avait atténué le criard de ses couleurs ? Pour ne rien dire de cette banalité bien épaisse, la distinction sur quoi Todorov s'appuie continuellement, entre forme et sens, surface et profondeur, écorce dure et chair substantielle — éternel charcutage, retour aux paresseuses manies des pédagogues d'autrefois.

La clef du mystère ne serait-elle pas cachée au début du livre, tel un Rosebud, dans la brève et passionnante autobiographie intellectuelle où racontant son début de carrière consacré à l'étude des formes, l'auteur semble chercher à s'en excuser ? Passé tout entier au discours sur le sens, le converti chercherait-il à expier ses fautes anciennes par l'exercice d'auto-humiliation, bien connu des religieux, des politiciens et des syndicalistes, qu'est la profération des âneries les plus plates ?

On s'en doutait déjà : nul n'est andouille totalement, et réciproquement nul n'est totalement indemne d'andouillerie. Même si certains de nos précédents lauréats sont plutôt du genre 100% pur porc. Todorov, lui, n'est andouille que par intermittence, au moins pour l'instant. N'empêche, on s'épuise à essayer de comprendre, de saisir ce point fascinant où la pensée bascule, où la sirène aux beaux seins vire en queue de poisson. Il y a dans cette débâcle imprévue de la pensée un douloureux mystère ; la chasse à l'andouille n'est pas l'activité purement jubilatoire que j'imaginais naïvement, mais un exercice tortueux, incertain, surprenant, décevant, où l'on fait à peine plus mal aux autres, parfois, qu'à soi-même.





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