MORAND, ANDOUILLE VERTE


Sur le marché, ces derniers temps, aucune pénurie d'andouille fraîche, mais disons-le tout de suite et rappelons-le sans cesse : les andouilles sont vieilles comme le monde. Le passé renferme des trésors. Voilà pourquoi nous délaissons l'actualité, c'est provisoire, pour rendre hommage à feu Paul Morand.

Si je pense à lui aujourd'hui, c'est à cause d'une triste nouvelle : la mort de François Dufay. Je connaissais cet excellent journaliste par l'un de ses livres, Le soufre et le moisi, inoubliable exploration d'un pays fangeux : la France littéraire de droite après guerre.

Les Hussards... Chardonne... Morand...

Certains seront choqués : une andouille, Morand, ce styliste brillantissime, qui se fit un nom à toute vitesse vers 1920 et fut un peu plus lent à conquérir, un demi-siècle plus tard, après quelques revers, l'habit de même couleur qui donne l'immortalité !

On n'est presque jamais andouille totalement. On ne naît pas andouille, on le devient ; parfois on peut cesser de l'être ; on peut l'être aussi partiellement. Je ne jugerai pas ici Morand l'écrivain, n'ayant lu que son Ouvert la nuit, lequel m'est resté fermé. (Je ferai d'autres tentatives, promis.) L'andouillerie de Morand ne tient pas non plus à sa qualité d'académicien — même si notre Académie fut toujours, et demeure, un sacré réservoir à andouilles, et dieu sait qu'il faut l'être pour la convoiter aussi puérilement que Morand... Non, ce qui vaut sa nouvelle distinction au grand homme, c'est une phrase comme celle-ci, écrite en 1960, tirée d'une lettre à Chardonne :

«Là où Juifs et P.D. s'installent, c'est un signe certain de décomposition avancée ; asticots dans la viande qui pue.»

Phrase bien balancée, assurément, rythmée par le point-virgule et l'ellipse du dernier verbe qui lui donnent sa vivacité bondissante, son chic aristocratique, mais doucement, nous ne sommes pas ici dans les Coups de langue. La phrase est avant tout andouilleuse, encore plus bête que méchante, elle n'appartient même pas à son auteur, tant elle reflète une connerie générale, abyssale : celle de toute une frange de la bourgeoisie française, grande ou petite — les deux se trouvant, en l'occurrence, unies dans la petitesse.

Il ne s'agit pas d'une phrase isolée. Morand fut antisémite et homophobe dès sa jeunesse, en partie par atavisme de classe. En 1960 il avait quatre-vingts-ans ; Chardonne et lui s'écrivirent pendant des dizaines d'années, celles de leur vieillesse, et cette correspondance énorme n'est toujours pas publiée. Faut-il le regretter ? Le peu qu'on en connaît laisse voir un mélange de fulgurances stylistiques et de banalités crasseuses. Mon cher Chardonne, si agile, subtil et profond dans ses livres, y révèle un personnage déplaisant, même pas pittoresque, de lourdaud sentencieux. Plus andouille encore que Morand, mais de peu : on a là deux vieux cons phraseurs qui se prennent pour des maîtres à penser.

Le président De Gaulle, que Morand le vichyssois exécrait, aurait pu interdire à son ennemi l'accès à la maison de retraite verte du quai Conti. Il eut la classe de s'en abstenir, avec ce commentaire superbe :

«Quand un écrivain a du style, ce qu'il dit a peu d'importance.»

J'ai cru d'abord y voir une andouillerie de plus, avant de me dire qu'il y a là sans doute une rosserie pire que tout, et que moi aussi, par moments, je réagis comme une andouille.


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