LA ROUTE QUI DESCEND


La vieillesse est une route qui descend, pleine de surprises, tantôt raide, tantôt si douce qu'on l'oublie. Alors qu'à quarante ans les champions sont au bout du rouleau, un couraillon dans mon genre, qui ménage la machine, peut culminer à cet âge-là puis décliner tout lentement jusqu'à la cinquantaine.

Avant le méchant coup de vieux qui nous attend alors.

J'ai goûté comme un cadeau inespéré, comme un été qui ne veut pas finir, ces dix ans de répit où le quadra court encore aussi vite qu'avant, ou presque, et n'en croit pas ses jambes. Le chrono lui-même voyait à peine la différence. Puis, à l'âge fatidique, j'ai payé comme les autres : le genou pourri, les bronches bouchées. Quand j'ai cessé de boitiller, puis d'étouffer, j'étais devenu, à cinquante-cinq balais, une pauvre chose dont le cœur battait la breloque au moindre effort, et que doublaient même les petits vieux, les femmes enceintes et les fillettes.

Adieu compétitions. Adieu moments planants. Mais va-t-on laisser tomber sous prétexte qu'on n'avance plus ? Au contraire, il faut redoubler d'efforts. Vieillir, c'est tout un travail, qui me rappelle celui du traducteur : la bataille, on le sait, on l'a perdue d'avance, il s'agit seulement de se replier en bon ordre, sans hâte, en limitant calmement les dégâts.

J'ai dû tout reprendre à zéro, réhabituer mon cœur bousillé à son rythme tranquille de naguère, m'arrêtant pour marcher dès qu'il s'affolait — tous les deux cents mètres au début. En quelques mois il s'est un peu repris. Bientôt j'ai pu rallonger les distances, puis me frotter aux côtes comme avant, bien moins vite mais en retrouvant un peu de l'ancien plaisir. Aujourd'hui je trottine en père pénard, une heure tous les jours, un œil sur le cadran du compteur à mon poignet pour éviter les excès de vitesse cardiaques ; je m'offre même, le dimanche, quand la neige, le verglas ou de fortes pluies me privent de vélo, un long crapahut de deux ou trois heures. Le corps s'alourdit au fil des kilomètres, les jambes durcissent comme du bois, un marcheur me doublerait dans les côtes, mais je me sens heureux tout de même. Heureux comme un rescapé, comme quelqu'un qui lutte, heureux comme quelqu'un qui court, tout simplement. Si les jambes ralentissent, le sang cavale dans les veines aussi vite.

Je ne regrette pas les grandes envolées passées. J'ai été de temps à autre, quelques instants, infatigable, immortel, et ce souvenir à lui seul...


(À suivre dans Cours toujours, aux éditions des Vanneaux)



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