Fin de la première boucle, trente-trois kilomètres. Dix heures du soir. Plus que six ou sept heures de route.
Tout cela à cause de cet article de Raymond Pointu dans Le Monde, en 1973, sur une épreuve nouvelle en France : cent kilomètres en courant — tant qu'on peut courir. Titre : «Savoir jusqu'où on peut aller». L'envie de savoir ne m'a plus quitté. Je me suis lancé dès que j'ai pu. Depuis j'ai couru les Cent bornes six fois, j'en ai terminé cinq. Je ne suis pas un dieu du stade, mais un petit bonhomme têtu qui chaque jour avale des kilomètres ; il le faut pour soutenir pareil effort.
En ce beau jour de mai 1980 j'ai pris le train jusqu'à Steenwerck, à la frontière belge, pour la fête. Car c'en est une, comme chaque départ d'une course, même petite. Un retour à l'enfance. Tout gosse, je me rêvais coureur cycliste. Je n'ai pas totalement raté : je retrouve là tout le rituel, dossard, banderole, coup de pistolet, cris de la foule ; tout à l'heure nous serons classés, chronométrés ; nous sommes en culotte courte et nous courons, comme des gamins.
En ce temps-là, sur ces distances peu médiatiques, le sport est resté pur. Ici, rien que des amateurs. Tout le monde ensemble : les spécialistes qui vous expédient ça en sept heures, les randonneurs qui en mettent vingt, les hommes comme les femmes, les jeunes comme les vieux, les gens de droite et ceux de gauche. (Ces derniers minoritaires, je présume : quand on parle corps, sport ou nature, l'intello français voit Pétain partout.) La compétition, pour la plupart d'entre nous, n'est pas une fin. Juste un truc pour se motiver. Un jeu gentiment puéril. Une guerre ? Surtout pas ! Au foot, au tennis, on a l'adversaire en face, qu'il faut détruire ; mais nous autres courons tous dans le même sens ; un peu concurrents, solidaires d'abord. Nous travaillons à la même œuvre. Nous poussons la même roue.
En courant nous nous parlons — au début surtout. Cela aide à s'occuper l'esprit, à oublier fatigue et douleurs. L'effort qui dure est un sérum de vérité, un alcool qui pousse aux confidences : combien de fois ai-je raconté ma vie à mes copains pendant nos longs entraînements... On parle aussi, en course, à l'inconnu qui trotte à nos côtés, on devient potes à la vie à la mort aussi aisément que si l'on était bourré.
Les débuts sont une ivresse. Celle du vin me paraît pauvre à côté. Je suis léger, j'ai l'impression étrange d'aller plus vite que moi-même. Mon corps de trente-trois ans m'obéit, on se connaît, on s'aime bien, on pourrait continuer ainsi ensemble à n'en plus finir. Je vais passer la nuit à courir et c'est tout simple et naturel.
Le soir tombe en douceur sur les champs de betteraves. Bientôt on n'y verra plus rien. Les prévoyants allument sur leur front une lampe de cyclope ; des veinards suivent le phare du vélo de leur copine, avec transistor et boissons glucosées sur le porte-bagages. Les cent cinquante coureurs, peu à peu, se sont éparpillés, chacun entre seul dans la nuit. Morne plaine, routes minuscules, sans lampe je cours à l'aveuglette, guettant les flèches blanches par terre aux carrefours, mais la peur de m'égarer mise à part je n'envie pas les éclairés, les accompagnés : je m'abandonne à la nuit, je me fonds en elle. Je ne suis plus qu'un peu de nuit ambulante. L'obscurité m'empêche de consulter ma montre et de calculer ma moyenne pour passer le temps, mais qu'importe, le temps je l'oublie, j'avance avec une infinie patience, la fatigue naissante s'engourdit.
Voici au loin les lumières du prochain bourg, réconfortantes comme celle d'un phare sur la mer. Tous les dix kilomètres, dans le café d'un village endormi, ravitaillement : boissons, fruits secs, un massage vite fait pour ceux qui veulent. Je me contente de mon remontant habituel — car j'ai mon dopage secret, moi aussi : un peu de thé chaud sucré dans un gobelet en plastique.
Plus que trente kilomètres. Coup d'œil à la montre : j'ai pris de l'avance ! Je vais battre mon record ! C'est alors que se pointe la fatigue ; d'abord contrôlée, dépouillement progressif, dénuement fier, puis très vite le coup de barre violent.
J'aurais dû m'en douter. Sur ces distances, il ne nous rate jamais. Je titube jusqu'au prochain ravito. Peux plus courir. Pas de panique, mon gars. Vingt kilomètres encore, trois fois rien ! Repartir en marchant comme un petit vieux. Tâcher de finir quand même.
...Tiens, on dirait que ça s'arrange... Si on trottait cent mètres ? On trotte. Peu à peu, je n'en crois pas mon corps, la machine repart. J'accélère, la cadence revient. Je ne sens plus mes jambes. Loin devant dans la nuit, une petite étoile tressaute, un coureur suivi d'un vélo, épuisé sans doute, dont je me rapproche lentement, que je rattrape aux portes de Steenwerck, l'arrivée, déjà ! Temps final : 9h50. Jamais je ne ferai mieux. Avant d'entrer au sprint dans la grande salle du gymnase, éclairée prodigieusement comme doit l'être le paradis, avant d'ôter mon dossard et de dormir une heure ou deux dans l'un des lits de camp alignés au fond, j'ai vu dehors à l'horizon les premières lueurs de l'aube. Cinq heures du matin. Le bout de la nuit. Comme si tous ensemble, en courant, nous avions fait naître le jour.
Cent kilomètres de Migennes, 1978. |