On a beau courir aujourd'hui cent kilomètres et davantage, le marathon, avec ses quarante-deux bornes seulement, reste la reine des courses. Le graal et l'épouvantail. L'équivalent du bac pour l'écolier, de la nuit de noces pour les rosières d'autrefois. Celui qui termine son marathon, peu importe son chrono, entre dans une confrérie. Il devient marathonien, et ce n'est pas là un simple mot, mais un titre.
Avant de courir ce premier marathon, on se prépare. On augmente progressivement les doses à l'entraînement. On se teste en compétition sur une distance moins redoutable, comme les vingt-et-un kilomètres d'un semi-marathon. Puis, un samedi matin d'octobre 1975 à l'aube, on prend le car affrété par le tout nouveau Spiridon-Club de France, avec une quarantaine de coureurs franciliens, vers l'un des rares marathons organisés en France à l'époque, en Alsace, à Neuf-Brisach. Toute une journée de route, nuit d'hôtel à Colmar, et le dimanche matin, enfin, le jour J.
Plusieurs centaines de partants attendent sur le stade, se pommadant, s'échauffant. Peu de jeunes, la majorité dans les quarante ans. Quelques spécialistes minces comme des lames, concentrés, tendus. Les autres d'apparence normale, qui se saluent, discutent et rigolent. Suis-je seul à ressentir le trac ?
Enfin le départ. D'un coup ces individus disparates ne font plus qu'un. Nous sommes un serpent, un mille-pattes long de trois cents mètres qui tourne sur la piste et s'échappe dans la campagne et moi, dans la queue du monstre, j'avance tout seul porté par lui.
Un marathon, c'est une fête. C'est beau comme un dimanche. Les bagnoles nous laissent passer, on occupe toute la route. La plaine d'Alsace est merveilleusement plate. Juste devant, côte-à-côte, le doyen et le benjamin, soixante-dix ans et onze ans, qui vont courir la première heure ensemble ; l'ancêtre tient sa conférence de presse en pleine course, trottant derrière la voiture de la télé. Autour de nous tous ont l'air joyeux. Courir c'est facile. Ça baigne. Un peu plus vite et ce serait l'asphyxie, mais en restant un rien en deçà, bien calé dans son allure de croisière, on est parti pour courir sans fin.
On s'installe peu à peu dans la course. Une marque à tous les kilomètres, un chronométreur criant les temps toutes les cinq bornes : le chapelet du coureur. Sa prière : le calcul des moyennes. Règles de trois, tableaux de marche, si je continue à cette allure, voyons voir... Le serpent peu à peu s'étire, s'aère, certains qu'on voudrait suivre s'éloignent, d'autres partis trop vite sont rattrapés, puis disparaissent. On court à côté d'un inconnu, d'une même foulée, et c'est comme si on se parlait. Parfois aussi on parle pour de vrai, quelques mots pour s'encourager ou simplement passer le temps — dans le marathon le souffle tient plus longtemps que les jambes.
Les organisateurs, afin de nous distraire, ont prévu un parcours aller-retour et bientôt la tête de la course arrive sur nous : des voitures, des vélos et le premier au milieu d'un vide, grand, maigre, impénétrable, qui exhale du silence. Une autre course, un autre monde. Pour un peu je l'aurais applaudi. Un petit groupe de poursuivants, prétendants butés, obstinés, un poil moins à l'aise. Puis d'autres par petits paquets de plus en plus rapprochés, l'air grave ou absent, s'écoutant courir, moins obsédés tout de même, plus humains. Puis ceux qui discutent et se marrent, touristes observant le paysage, encourageant les camarades. La masse informe du début s'est décantée, hiérarchisée. Bientôt ce sera notre tour à nous, les humbles, les sans-grade. Se verra-t-on soi-même passer ? Voici le virage de la mi-course où tout se retourne comme un gant : on s'éloignait du but, on va maintenant s'en rapprocher. Les types supérieurs qui font des sourires protecteurs aux lâchés, c'est nous. Pas pour longtemps, voici les derniers, un vieux tout seul, la route vide à nouveau, et c'est comme si on entrait dans le désert. Le Suisse qui m'accompagne depuis plus d'une heure va soudain drôlement vite, il est dingue, ou bien serait-ce moi qui... ? Oui, ça se confirme, ça va moins bien, pas bien du tout. Le coup de Père Noël. Personne n'y échappe, tout le monde le sait, et toi blanc-bec tu n'y pensais plus, tu t'y voyais déjà... Pourtant nous n'en sommes qu'au kilomètre 26... non, même pas, 25... Pour avancer maintenant il faut tout le temps pousser, pousser quelque chose de lourd devant soi. L'autre à côté de moi qui ne souffre pas, il n'y a que moi qui souffre, je n'aurai pas la force, pas le courage. Ne m'attends pas, mon vieux. Je ne serai jamais marathonien.
Doucement jeune homme. Se calmer. Ralentir un peu. Boire du sucré. Le Suisse est ravitaillé par un copain spectateur. Il me tend une petite fiole de potion magique, oh non, pas du dopage, rien qu'un sirop de myrtilles affreusement sucré, gluant, qui passe mal. Une ligne droite infinie, tout au bout les trente kilomètres, trois secondes d'arrêt pour trois gorgées de thé, mais où est le Suisse ? Il a craqué sans prévenir. Alors il souffrait aussi ? Il faudrait l'attendre, mais c'est lui maintenant dans mon dos qui me crie de continuer. Tiens, de l'avoir lâché ça va mieux.
Le marathon : trente kilomètres de prologue et douze de monologue, disent les connaisseurs. Jamais dépassé les trente à l'entraînement et ça n'en finissait pas. Voici le tournant. Après trente bornes ensemble, l'entrée dans l'inconnu. Les autres on ne les voit plus bien, rares silhouettes, claudicant ou marchant. Chacun pour soi, muré dans ses petites misères. Les muscles surtout, durcis, qui à tout moment menacent de faire des nœuds. Un type soudain plié en deux, qui sautille comme un pantin et s'agrippe la cuisse. On court sur un fil qui n'en finit pas. On fait du sur-place dans l'infini. Le temps se brouille. Ne pas regarder la montre, se laisser porter par ce brouillard qui endort un peu la souffrance. Plus envie de faire un bon temps, plus envie de manger ou de boire, même plus envie de m'arrêter. Courir est absurde. Courir va de soi.
Le désert d'Alsace pourtant a une fin. On dirait les premières maisons de la ville. Spectateurs, cris, dans mille mètres et cinq minutes je vais toucher le bout de mon rêve. L'entrée du stade, la piste, un sprint pour la gloriole. C'est la fête, on dépense tout.
Le numéro 362 est devenu marathonien, mais dès la ligne franchie on lui ôte son dossard. Finis voyages et privilèges. Premiers pas titubants, comme quand on se lève de maladie ou qu'on descend de bateau. Front posé contre les balustrades. Oublié de regarder l'heure. À peine la force de me réjouir. Seul pour quelques secondes encore, avant de rejoindre les vivants.
À Neuf-Brisach, l'année suivante. |