IVRESSE JUVÉNILE


Longtemps, j'ai couru tous les jours. Peu doué, mais appliqué, j'ai couvert à l'entraînement près de cent mille kilomètres et participé à plus de cent compétitions. Aujourd'hui je trottine encore, et poursuivrai, j'espère, tant que j'en aurai la force. Pourtant courir n'est pas une passion. Juste un besoin. Un acte qui va de soi, comme respirer. Une évidence que j'aurais bien du mal à expliquer aux non-coureurs. Me comprendront peut-être les alpinistes, les navigateurs solitaires, les danseurs qui passent des heures à la barre ; les étudiants qui préparent un concours ; les obsédés du chronomètre ; les rêveurs qui oublient le temps.

1958. Les profs de gym du collège nous montrent un film sur les Jeux olympiques de Melbourne, dont le clou est la victoire du Français Alain Mimoun dans le marathon. Une voix off, celle du vainqueur, raconte sa course : 42 kilomètres sous une chaleur atroce, 2h25 de martyre. Ces types-là sont des extra-terrestres. Moi, gamin de onze ans, je ne suis même pas foutu de tenir les 600 mètres en courant.

En ce temps-là les marathoniens sont une espèce rarissime. Au championnat de France, vers la même époque, ils ne seront que trois au départ. Je n'ose même pas rêver de me lancer un jour dans pareille folie ; je me verrais plutôt dans le Tour de France à vélo.

1972. J'ai vingt-quatre ans, je m'entraîne à la course longue, mais sans méthode ni progrès. Un dimanche après-midi, dans le parc de Saint-Cloud, je vois des rubans tendus, des flèches peintes sur le sol ; on organise là un marathon. Un parcours démentiel, genre montagnes russes. Les premiers sont passés depuis longtemps ; voici un attardé. Un jeune sans doute, mais qui avance comme un vieillard, boitillant, tête en arrière, yeux mi-clos. Il n'en peut plus. Je voudrais l'encourager, il doit encore entendre, mais je n'ose pas. Figé par le respect. Dévoré d'envie. Cette loque titubante est faite d'une autre étoffe que nous autres. Elle rayonne. Autour d'elle tout paraît fade et futile, et je me sens nul.

L'année suivante, un article du Monde rapporte un événement incroyable : à Millau, dans l'Aveyron, s'est déroulée une course pédestre de cent kilomètres ! Non pas réservée aux champions, mais ouverte à tous ! Ils étaient près de 200 au départ et 93 à l'arrivée. L'article se termine ainsi :

«Dans le regard des enfants persistait, longtemps après la dernière arrivée, une lueur d'émerveillement. C'est ainsi, plus qu'à travers les récits rabâchés des faits et gestes de quelques vedettes désenchantées, qu'on peut supposer que s'implante un sport.»

Le journaliste, l'excellent Raymond Pointu, a vu juste : ce rendez-vous confidentiel de Millau est une date dans l'histoire du sport français. Une hirondelle qui fera le printemps. L'avant-garde d'une révolution. Jusqu'alors l'athlétisme était une chasse gardée, une affaire de spécialistes encartés dans des clubs, eux-mêmes encadrés par des fédérations, tout étroitement réglementé, tout pour l'élite. La masse, on la méprisait. Or voici qu'une poignée de zozos veut faire courir tout le monde ensemble, licenciés ou non, champions ou débutants, hommes ou femmes, jeunes ou vieux. Et ça prend ! En quelques années on voit naître dans tous les coins des centaines de nouvelles courses libres — à la grande fureur de la Fédération. Des centaines, parfois des milliers de pékins se bousculent joyeusement sur les lignes de départ. Le marathon étant officiellement interdit aux femmes, la jeune Chantal Langlacé se présente au championnat de France des hommes, camouflée, et le connard d'officiel qui tente de l'arrêter se voit ceinturé par les spectateurs. La jeune rebelle, ce jour-là, devance beaucoup d'hommes avant d'établir plus tard le record mondial féminin.

D'où vient ce vent nouveau ? D'Amérique d'abord, de Californie avant tout. Les gens là-bas aiment la nature et ne détestent pas leur corps. Le magazine Runner's World affiche des créatures superbes, pétantes de santé ; il détaille les joies du coureur et lui prodigue ses conseils d'un ton lyrique, ensoleillé, avec la foi des pionniers, l'enthousiasme naïf de la jeunesse.

Cette brise juvénile souffle aussi, curieusement, de Suisse. La course de Millau est la petite sœur de celle qui réunit depuis des années, à Bienne, sur cent kilomètres, une foule de participants. Et c'est un Helvète, Noël Tamini, qui fonde la revue Spiridon, le Runner's World européen, lequel va mener le combat dans les années 70 et 80, fédérant les bonnes volontés éparses et répandant la bonne parole avec une foi, une énergie à déplacer les montagnes.

Je suis emporté, comme des dizaines de milliers d'autres, par ce mouvement démocratique et paisiblement libertaire. Lisant et relisant le papier de Pointu, je décide que l'année suivante je courrai les Cent bornes. Il le faut. Je veux moi aussi — tel est le titre de l'article — «savoir jusqu'où on peut aller».

Les 100 kilomètres de La Ferté Bernard, sur les petites routes de la Sarthe au printemps 1974, sont pour moi une aventure, un défi, un saut dans l'inconnu, un dépassement de soi — un grand moment sans aucun doute, mais je ne le vis pas comme une compétition, malgré les dossards et le classement officiel. Je vais trop lentement pour cela, tantôt courant, tantôt marchant. C'est là plutôt une randonnée. Une affaire entre moi et moi, où je me soucie peu de dépasser les autres. Une expérience que d'ailleurs je crois unique.

L'épreuve initiatique sera le premier marathon, à l'automne de l'année suivante. Pourtant l'émotion la plus pure, l'ivresse des commencements me sera donnée plus tôt, à Charenton, en banlieue. Il n'y a là qu'une mise en jambes avant le marathon, mais cette fois il s'agit d'une vraie course : dix-huit kilomètres, c'est court, ça ne va pas traîner. En épinglant mon dossard je me sens tout drôle. Quand j'étais lycéen, mon copain Loison, un as du cross, m'avait invité à le rejoindre dans son club d'athlétisme. Mes parents avaient dit niet : les études, les leçons de violon et le catéchisme bouffaient déjà tout mon temps. J'avais cru alors que la caste des sportifs m'était à jamais interdite, et pourtant, douze ans après, me voilà repêché. Intronisé. Pas besoin d'entrer dans un club, il suffit d'un dossard pour devenir un autre, en quittant son nom pour un chiffre — tel le moine qui change de nom en prenant l'habit —, et rejoindre ainsi la communauté nouvelle.

Sitôt après le pan ! du starter on attaque la rude côte du cimetière, que d'habitude je monte seul. Cette fois nous sommes une masse compacte occupant tout l'espace et je revois soudain le départ d'une course cycliste, les Boucles de la Seine, dans mon enfance, au pied de chez moi, le peloton au bas de la grande montée vers Meudon démarrant doucement, les types à vélo vus de dos, plaisantant comme aujourd'hui les bipèdes, sauf que cette fois je suis parmi les élus, parti prudemment tout à l'arrière je monte avec les autres, fièrement, humblement, comme aspiré par le groupe, l'énorme troupeau qui piétine et souffle, et avant de commencer à doubler des gars et quelques filles, d'avaler le raidillon plus vite que jamais, dans le délice et l'exaltation, je reste un instant derrière, en même temps acteur et spectateur, une petite larme à l'œil, pour savourer encore un peu cet événement infime, cette joie immense.


Somewhere in California...
Joie immense.


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