Mon grand-père suisse me racontait, peu avant de mourir, la grande virée qu'il fit à vélo en 1910, à l'âge de quinze ans, de son Vevey natal jusqu'au fond du Valais. La grande route nationale, en ce temps-là, n'était pas goudronnée. Quarante ans plus tard, dans mon enfance, tous les grands chemins et la plupart des petits étaient couverts d'asphalte. Au point que je ne peux imaginer, bien qu'on me dise qu'il exista un jour, un monde sans macadam.
Bitume, goudron, asphalte, macadam. J'aime ces quatre mots. Je les emploie, ignorant à dessein leur définition précise, pour leur seule musique. L'asphalte évoque le vélo, son glissement fluide, à peine cliquetant ; j'entends plutôt, avec bitume, le bruit sourd d'un pas en rase campagne, alors que macadam, claironnant, m'as-tu-vu, résonne comme les talons d'un mac, Prosper pour les dames, sur le trottoir. Goudron? Gardons-le pour quand c'est mou, quand ça fond.
Je l'aime, quel que soit son nom, ce revêtement des rues et des routes. Ses couleurs, le noir flambant du neuf, le rouge noir, les gris, tous les gris possibles et quelques autres, caressant le bleu ou le rose. La douceur luisante sous la pluie. Les gravillons pétillant au soleil. J'aime sentir sous mes pieds son mélange de rugueux et de lisse, la dureté variable, sensible à la chaleur, vivante.
Je sais, je devrais garder mes distances. Tolérer le bitume pour sa commodité en ville et sur les grands axes, et pester contre ses excès ailleurs, cette prolifération cancéreuse, ce viol de la nature qu'il perpètre sur les derniers chemins. Mais justement, c'est son omniprésence qui me fascine. L'idée qu'il irrigue notre continent tout entier, des profondeurs jusqu'à ses fines pointes ; que son réseau nous mène sans rupture de n'importe où à n'importe où. Ce que faisait jadis le chemin de terre ; mais le pauvre n'est plus qu'un pointillé, une série de tronçons, de parcours tordus, ruines d'un empire déchu. Les chemins sautillent, tournicotent, se cachent, s'évanouissent ; on peut trouver du charme à leurs lubies ; j'avoue qu'à force elles me lassent, elles exigent trop d'attention, de flair, de chance, elles me privent de la lente hypnose qu'installe en nous le régulier bitume, cette ample respiration du voyage.
Quant à l'agression commise par la route, il est rare que je la sente vraiment violente, ou mortelle. Les machines sont venues, elles ont versé, tassé leur tambouille noire avec lourdeur et lenteur, à l'ancienne, avant de laisser ce bout de campagne à nouveau seul avec lui-même, marqué mais libre, tel un oiseau bagué. Je ne peux marcher sur une route sans penser à cette patience laborieuse dont elle est née.
Evidemment ce ne sont pas les autoroutes qui m'attirent. Je vais aux voies minimales, ces veinules de l'immense corps. J'y retrouve, dans des coins perdus, le bitume le plus émouvant, pâli, râpé, bosselé, couturé comme le dos d'un vieil âne ; la chaussée peu à peu s'amenuise, mangée par la végétation, crevée par les nids de poule, retournant à la sauvagerie, comme si s'ébauchait là une fermentation, une réunion des règnes minéral, animal et végétal. Le vainqueur grignoté en douce par son vaincu. J'entrevois alors, dans un mélange de crainte et de soulagement, le temps où notre monde bruyant ne sera plus que ruines. (Cela n'urge pas.)
Mais si la route s'associe pour moi à la lenteur, c'est surtout que, ne sachant pas conduire, je la connais d'abord par les pieds. Ce n'est pas tant la course qu'elle m'évoque : en courant on ne fait que prendre appui pour quitter le sol, envol sans cesse à reprendre ; on frappe en courant la terre dans un mélange d'amour et de haine, de fuite et de consentement. C'est la marche qui pour moi reste liée aux routes, à ces voyages que nous fîmes au début des années 70. Marcher, c'est se frotter au monde, le tutoyer, l'accepter. J'acceptais ma vie. Nous n'avions pas vingt-cinq ans, bientôt mariés, juste mariés, c'était le début de l'été sur les chemins du Massif Central. Je me souviens de sentiers délicieux, mais ce qui vit surtout dans ma mémoire, c'est les portions de route que nous empruntions, comme si là mieux qu'ailleurs se résumait l'aventure. Lourds sacs, longues étapes, chaleur et soif ou pluie, les journées souvent étaient rudes, mais la route nous portait, qui ne nous lâcherait pas, qui se déroulait sous nos pas vers l'horizon ouvert, le monde et l'avenir ouverts, ponctuée de bornes que nous égrenions sans hâte et de buissons à fraises des bois que nous étions seuls à cueillir dans ces déserts, seuls tous les deux à savourer la douce fatigue, la tranquille ivresse du bitume, car nous savions que les routes n'ont pas de fin et nous pensions que l'amour, ce serait pareil.
1998
Les premières histoires étaient trop courtes. Elles se sont allongées, compliquées, divisées en épisodes à mesure que mon fils grandissait. La règle était d'improviser. Tous les soirs j'entrais dans la chambre, m'asseyais près du petit lit sur une chaise basse, me coiffais du vieux gibus de l'ancêtre au fond duquel se cachaient mes idées, et en avant.
De ces huit ans d'histoires je n'ai gardé que des bribes. J'étais le premier frappé, il est vrai, par ce qui sortait du chapeau. La fatigue du jour, les soucis me faisaient divaguer furieusement, secouant ainsi le fardeau du réel ; l'histoire se baladait de ce monde au pays des rêves et à celui des morts. Souvent je ne savais pas où je m'étais arrêté la veille ; mon fils non plus ; il m'arrivait de l'engueuler, le pauvre.
Plus tard, pendant un temps, j'eus deux histoires en chantier : l'une pour l'aîné, l'autre pour les deux plus jeunes. Avec ceux-là, le système s'est perfectionné. Je ne supportais plus l'improvisation, ses ratés, ses angoisses. Je préparais un canevas ; je notais l'épisode du jour, grâce à l'ordinateur tout neuf, après coup, parfois d'avance. J'ai gardé ainsi quelque part le synopsis des Pirates de la Marne, un feuilleton situé dans les décors de mes chères banlieues, et celui d'une autre aventure où une petite fille, dont le frère était mort, s'efforçait de communiquer avec lui par les rêves. Je pensais rédiger tout cela un jour ; sept ans plus tard, je n'ai rien fait. Ce sont les autres histoires que je regrette, celles de juste avant, dont certaines scènes refusent de s'effacer.
Dans Maud la maudite, la jeune héroïne — je me souviens de ses terribles yeux verts —, vivait avec son grand-père dans un souterrain caché au fond d'un puits, remontant la nuit pour jouer les spectres ; la balançoire grinçait à minuit dans le jardin des jumeaux Alain et Alex ; à la fin l'aïeul retrouvait sa bien-aimée d'enfance ; après avoir failli se trucider, ils s'épousaient. Qui a gagné l'étape ? se passait en Bretagne dans les années 50 : pour guérir un petit garçon neurasthénique, tout un village montait un bobard énorme (faux journaux, faux reportage radio...), lui faisant croire que son idole, coureur modeste, était en train de gagner le Tour de France. Mais j'ai surtout la nostalgie de mes deux héros favoris : Marie Marounian, la petite surdouée orgueilleuse qui ne voulait pas aller à l'école (pourquoi, déjà ?), cloîtrée dans sa grande maison de Meudon-Bellevue (je me suis servi de la maison de Catherine Viaud), et que mon copain Marc Escriu venait retrouver la nuit dans le jardin, tandis que juché sur un mur je montais la garde ; et Gilbert Petitjeune, le Mozart du cyclo-cross, qui pendant l'hiver 1948, à dix-huit ans, aurait pu gagner toutes les courses, mais s'arrêtait avant la ligne pour se punir d'avoir «mal couru». Il a quitté la compétition plus tôt que Rimbaud la poésie, désolant sa maman qui l'avait tant poussé, qui lui tricotait de jolies socquettes blanches, mais il continue de s'entraîner en secret, la nuit dans les bois de Montmorency, à la poursuite de la perfection.
Je racontais avec délices. J'avais l'impression de réussir ce que je n'avais qu'ébauché avec le grand frère. Je rachetais mes négligences de père, toutes ces heures de week-ends, ces journées de vacances passées loin de mes enfants à traduire comme un forcené. Ce fil de l'histoire était ce qui nous reliait de plus fort. Je pressentais, dans ces récits sans morale ni symboles conscients, des messages qu'il me fallait transmettre sans comprendre, comme des pièces dans une cassette fermée à clef. Je pensais au jongleur de la légende, qui n'avait pu trouver mieux, pour manifester son amour à la Vierge, que jongler devant elle. Je racontais à mes enfants, puisque c'est ainsi que je pouvais leur parler ; je n'étais, comme dit l'autre, bon qu'à ça.
Ils ont grandi. Le rituel s'est maintenu longtemps, jusqu'à l'entrée de l'adolescence. Tant que j'ai pu. Mon public lisant les histoires des autres désormais, les miennes ne faisaient pas le poids. Mon inspiration faiblissait. J'inventais de moins en moins, j'empruntais à la concurrence. J'ai lu ainsi à haute voix tous les Paul Berna de mes jeunes années, Les trois mousquetaires, Les misérables, et pour finir, Edgar Poe. Un beau jour le gibus est rentré dans l'armoire. J'avais cessé d'être magicien.
Depuis lors, j'ai beau m'activer le jour dans tous les sens, le soir venu je ne suis plus qu'un has-been. Un retraité de l'imaginaire, un traître à la fiction. Un père fantôme. Orphelin de ses enfants. Ni mortes, ni vivantes, mes histoires derrière moi s'effilochent. Parfois nous les évoquons, nous prévoyons de nous réunir un jour et les reconstituer, mais des épisodes entiers sont perdus. Seuls deux ou trois de mes personnages sont devenus vivants, autonomes, et de loin en loin reviennent en visite : Marie, Gilbert, et aussi la Grande Roudoudoune.
Son domaine, à celle-là, ce n'était pas les histoires du soir, mais la vie quotidienne. Quand certaines questions m'embarrassaient, Papa, où tu vas ? je répondais : J'ai rencart avec la Grande Roudoudoune. Les questions de mes enfants lui avaient peu à peu donné forme : grande aux grands pieds, parlant fort, marrante, conduisant une deux-chevaux. Doudoune et roudoudou : la grande bringue avait une douceur cachée ; elle conservait, dans son corps d'adulte, un peu de sa naïveté d'enfant. Et quand est-ce qu'on la verrait ? Demain, elle viendra dîner, promis. Le lendemain elle décommandait pour cause d'entraînement de basket. Ils ont longtemps cru en elle aux trois-quarts, et moi presque à moitié.
Roudoudoune au chômage technique. Je sais bien, ça peut s'arranger, je serai sans doute grand-père un jour, elle et moi retrouverons un public. Mais suis-je à la hauteur ? Je l'ai un peu ratée, la Roudoudoune. Je ne saurai pas lui donner ce qui lui manque. J'aimerais mieux la refiler à l'un de mes enfants, comme ces personnages de B.D. qu'un vieux dessinateur passe à un débutant doué. Il pourrait la laisser telle quelle, jeune à jamais, ou bien la faire vieillir, devenir plus barge encore. Et tant pis si elle m'échappe.
Non ! Tant mieux.
On vient de traduire un bout de mes Transports solitaires, et le résultat m'a déçu. Trop fidèle. J'aurais aimé qu'au lieu de singer mes phrases le collègue se serve d'elles comme d'un tremplin, qu'il pousse plus loin ce que j'avais tant bien que mal ébauché. Je ne sers à rien si on ne me trahit. J'attends ceux qui me dépasseront. En piste, les enfants ! Mettez m'en plein la vue !