LA MORT DE PYGMALION



J'oublie un tas de gens, de choses passées, présentes ou futures, mais je me souviens toujours de Pierre Fridas. Voilà dix-sept ans, je venais de publier dans un journal ma première traduction : une nouvelle tirée d'un livre qu'au même instant, traducteur lui-même, il tentait de placer chez un éditeur français. Il souhaita me rencontrer.

C'était un petit homme tiré à quatre épingles ; un Grec d'Alexandrie acclimaté chez nous, qui résumait pour moi par sa culture, son ouverture d'esprit, sa courtoisie, cette société disparue que je n'ai connue que par lui. Il avait traduit en compagnie de sa femme, impeccablement, quelques grands livres, mais la spécialité de cet homme discret était le retapage en principe anonyme de traductions foireuses. Au lieu de me piquer le bouquin, il demanda que ce soit moi qui le traduise, et accepta de relire bénévolement l'essai que m'imposait l'éditeur. Mes cinquante pages revinrent généreusement barbouillées. Je pestai, ergotai in petto, puis m'inclinai devant la finesse de ses remarques. Et leur délicatesse : tout était rédigé au crayon, pour moins peser, faire moins mal. Pierre Fridas m'avait «mis les lunettes», comme disent les Grecs, en douceur.

Nous sommes devenus amis, mais sans nous voir souvent. Il n'a pas poursuivi mon éducation. Désormais il n'osait plus, disait-il, me corriger. Avec moi il passait sans cesse du tu au vous, ce qui n'est pas rare en grec, et je le savais, mais chaque vous me pinçait le cœur comme si l'amitié faisait marche arrière.

Il est mort peu après. Personne d'autre ne m'a jamais pris sous son aile. Je rêve à Maupassant que Flaubert fit bosser comme une brute. Je les envie férocement tous les deux.

Ma dette à Pierre Fridas, je l'ai payée à d'autres — ce qui ne lui aurait pas déplu, je crois. À peine sorti de l'œuf moi-même, je suis devenu mère poule. Pris d'une frénésie pédagogique, j'aidais des jeunes traducteurs de grec ou d'anglais, seuls ou par groupes, répondant aux questions, revoyant leur travail ou traduisant directement avec eux. Nous avons abattu ainsi plus d'un millier de pages, dont beaucoup furent publiées, parfois sans mon nom. La modestie n'avait rien à y voir : je découvrais le plaisir de s'effacer — le plus pur.

Certaines heures de ce travail partagé sont parmi les plus belles que j'aie vécues. Il y eut des fous rires en pagaille, des yeux brillants, des caresses déguisées en mots. Pourtant je ne peux chasser un sentiment d'échec. Aucun de mes apprentis n'a entamé une carrière : un livre ou deux, puis rien. Une vraie malédiction ; un à un ils m'ont claqué entre les doigts, faute de bases assez solides, de conditions matérielles favorables, ou de confiance en soi. J'aurai passé une bonne partie de ma vie à dire, Tu peux le faire ! Mais on dirait que plus j'y crois, moins ils (elles surtout) me croient. Peut-être que je m'y prends mal ? Dois-je vraiment déballer toute ma science, au risque de les écœurer ? Ou me montrer parfois faillible, hésitant, et qu'on me prenne pour une cloche ? S'ils tombent, n'est-ce pas que je pousse trop fort ?

Ils ne viennent plus. J'ai trop d'exigence. Ma foi les a effrayés. Car je ne veux pas seulement former de bons traducteurs : il m'en faut un, au moins, qui me surpasse. Je me vois mal en Jésus : mon créneau, c'est Jean le Baptiste. Il me plaît d'être un simple marchepied, le dos baissé pour que quelqu'un se hisse dessus et s'élance. Je veux rester au sol, regardant là-haut, rapetissant doucement à mesure que les grandes ailes de l'autre se déploient.

Un jour, comme je faisais lire à la plus douée de toutes une longue phrase dix fois récrite, mais dont je restais vaguement mécontent, elle m'a dit : Et si tu inversais ici les deux groupes de mots ? Elle avait mis dans le mille : d'un coup tout trouvait sa place, la phrase avançait, respirait. Et moi, pour la première fois, je goûtais au plaisir d'avoir le dessous. J'ai levé les yeux vers elle. Se rendait-elle compte ? Je pensais à ces histoires anciennes où un humble artisan découvre que son enfant ou son apprenti est un dieu. J'imaginais Pygmalion à l'achèvement de sa créature, foudroyé par une overdose de bonheur. Ce veinard de Pygmalion, dont le beau destin est de disparaître : quand le peu qu'on était est passé en l'autre, où il fructifiera peut-être, quand la petite flamme est transmise, on peut, si besoin est, mourir tranquille.


1998



Lever les yeux vers elle.
Edward Burne-Jones, Pygmalion et l'image.

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