Pendant des années je lui ai parlé tous les soirs. Puis nous nous sommes perdus de vue, je ne sais plus trop quand ni comment. À la fin de l'adolescence, je présume. À vrai dire, j'ai douté assez tôt, par périodes. Je me suis demandé de façon folle, à un âge pourtant raisonnable, s'il n'en était pas de lui comme du Père Noël : les adultes savaient tous qu'il n'existait pas, mais feignaient d'y croire à cause des enfants. Les prêtres, les moines, les papes, les prières, les messes, les bibles : du pipeau tout ça, du théâtre, une immense conspiration pour éviter aux chers petits l'angoisse d'un monde sans créateur et sans maître, d'une grande famille privée de papa. Et pas un seul adulte, jamais, pour trahir l'énorme secret !
Le fameux «Je crois parce que c'est absurde», astucieux, audacieux, qui prolongea le sursis quelque temps, n'a pas suffi. À vrai dire je ne suis même pas sûr d'avoir cessé de croire. C'est pire : je me suis aperçu un jour que je n'avais pas besoin de lui. Qu'il pouvait exister ou non, pour moi cela ne changeait rien. Je n'ai même pas eu de chagrin de m'en éloigner. Ni même de soulagement.
En fait, malgré les apparences, ai-je totalement rompu ? Sans doute suis-je trop mou pour aller en quoi que ce soit jusqu'à l'irrémédiable. Voilà que je débusque, dans mes pensées, quelques minces fils qui traînent encore entre moi et lui, comme si ne plus croire en lui risquait de m'attirer ses foudres.
Je me dis que s'il existait, il serait aussi inconcevable pour nos infimes cervelles que la théorie de la relativité pour une mouche. Que peut-être la question de l'existence-inexistence est naïve, qu'à un niveau supérieur elle n'a aucun sens. Et puis comment peut-on l'imaginer, lui, assez faible pour exiger qu'on croie en lui (qu'on l'aime en plus !) et pour se venger de ceux qui lui résistent ? Pourquoi faut-il toujours se fabriquer une idole si mesquine, à l'image de la plus moche humanité ? Moi je le verrais plutôt à mon image, pris parfois de tendresse pour les fortes têtes, aimant les brebis galeuses autant que les brebis tondues, voire un peu plus, séduit par leur culot. Certains athées ne sont-ils pas, dans un sens, meilleurs que les meilleurs croyants ? N'y a-t-il pas plus de mérite à faire le bien quand on n'espère pas une place au paradis en échange ?
Il arrive aussi qu'il m'inspire des phrases tordues, du genre : Il ne m'a pas assez aimé pour faire que je croie en lui. Je me surprends à bricoler des bouts de fiction autour de son personnage. Un soir, il allume sa télé. Son divertissement, c'est nous. Chacun de nous constitue un point coloré sur l'écran. Un humain dont le corps ou le cœur saigne, c'est une petite tache rouge dans l'immense mosaïque. Et c'est beau comme du Seurat. Une autre fois il nous rend visite incognito, comme fit avant lui Pierre-le-Grand, le tsar qui se déguisa en ouvrier. Il manque se trahir à cause d'erreurs chronologiques : forcément, il connaît le futur. Le temps est pour moi une langue étrangère, avoue-t-il, avec une pointe d'accent, à l'humble serveuse qui l'a reconnu. Il lui dit que son rêve est de ne plus exister, mais pas moyen. Les hommes se plaignent, dit-il, mais savent-ils combien moi je souffre ? Les incroyants le blessent, les croyants l'étouffent. Un autre jour il est clochard, l'un de ceux de la pièce de Beckett peut-être ; Godot est parmi eux, ils ne le savent pas ; lui-même, le sait-il ?
Foutaises.
À quoi bon s'exciter, me dis-je parfois. Une chose est sûre : il me préoccupe, donc il existe à sa façon ; ni plus ni moins sans doute que Zeus, Aphrodite ou la Belle au bois dormant — mais ce n'est déjà pas mal.
Autre borne à mon incroyance : une belle parole pêchée je ne sais où : «Je crois, sinon en Lui, du moins en ceux qui croient en Lui.» J'ai besoin d'eux. Ils me font du bien. Un monde sans croyants me serait insupportable. (Pas autant, il est vrai, qu'un monde sans incroyants.) Les envols des mystiques me ravissent ; la vie intérieure des croyants m'intrigue. Je brûle de les questionner. Mais on raconte plus facilement, de nos jours, sa vie amoureuse que sa relation avec Lui. C'est un sujet dont je n'ai parlé qu'avec des femmes, dans les instants d'intimité, après l'amour, ou aux moments de tendre confiance dans l'amitié.
Vont-elles, par leur exemple, me ramener à la foi perdue, sur mon lit de mort par exemple ? Je ne le souhaite pas, j'en mourrais de honte. Mais qui sait ? L'histoire suivante m'a laissé songeur. C'était dans les années 50. L'écrivain N. était un athée convaincu, pourfendeur d'illusions, virtuose de la dérision. Communiste, à peu de chose près. Malade, il se sent mourir. Il dit à sa femme : Je voudrais un prêtre. Elle, interloquée : Mais je ne connais pas de prêtre progressiste ! Lui : Un prêtre, n'importe lequel.
Ce qui me sauvera sans doute, c'est que je ne souhaite pas la vie éternelle. Je la crains. L'idée qu'un créateur sadique (pourquoi veut-on à tout prix qu'il soit bon ?) puisse me poursuivre et me torturer ad vitam æternam me flanque la pétoche. Quant à un éventuel paradis, je ne puis m'empêcher de l'imaginer comme un mélange de colonie de vacances, de maison de retraite et d'émission de jeux sur TF1. Plutôt rôtir. Que le néant soit mon refuge. C'est plus sûr.
Evidemment il y a ceux qu'on aime, et qu'on ne reverra plus. C'est là tout le problème. Autant dormir une bonne fois pour toutes, s'il n'y avait pas ceux-là. Cette idée malsaine de la résurrection, on n'a pu l'inventer pour soi-même, trop dangereux, mais pour avoir une chance de les retrouver. Voilà ce qui dans cette histoire idiote me console un peu : cette folie qui nous vient par amour.
1998