TOUCHE PAS À MON DISQUE DUR



Je garderai toujours dans mon bureau sa photo. J'ai vécu quatre ans avec lui. Chaque jour après le travail, au moment de l'éteindre, je lui tapotais le flanc comme à un bon petit cheval. Mon premier texte écrit avec lui fut signé de nos deux noms, et ce n'était pas des mots en l'air. C'est à PCW 9512 d'Amstrad que je dois d'écrire. Sans cette faculté de sauter aux quatre coins de l'écran au lieu de suivre mon sillon pas à pas sur la page, sans ce pouvoir d'effacer tout ce que je veux, d'un doigt, au lieu de m'enliser dans les ratures, moi qui récris cent fois plus que je n'écris, je me serais noyé dans le moindre texte un peu long. En quittant la machine à écrire, j'ai changé d'élément. Je ne patauge plus, je vole.

L'ordinateur m'est précieux autrement. Il m'encourage à croire en l'impossible. Dans un journal que je lisais enfant vers 1960, un article annonçait l'avenir trente ans plus tard : des fusées allaient sur la lune ; les voitures sur les autoroutes, suivant des rails magnétiques, roulaient toutes seules. Pourquoi pas. Mais si l'on m'avait dit alors que trente ans plus tard j'écrirais chez moi sur un écran, avec des milliers de pages en mémoire derrière et une machine pour les imprimer, n'aurais-je pas ricané doucement ? Le premier traitement de texte que j'aie vu, en février 85, je n'osais pas y croire. Une utopie se matérialisait. Pour quelques riches seulement, mais je me réjouissais pour eux. Trois ans plus tard, suite à une baisse prodigieuse des prix, je les rejoignais ; deux ans après, tous mes collègues traducteurs ou presque étaient équipés. En cinq ans, une machine de rêve avait investi le réel.

Le temps s'est emballé. D'autres machines s'annoncent, qui obéiront à la voix, et plus tard, j'imagine, directement à la pensée. Mon brave petit Macintosh, qui me sert depuis six ans sans défaillance, ira tout droit, peut-être, finir ses jours dans un éco-musée ; j'en suis au point magique où, assis devant lui, je me sens encore dans le futur et déjà dans un bon vieux temps. J'attends avec un brin d'appréhension la nouvelle révolution technologique. J'ai su, cette fois, sauter sur le progrès au passage ; quand viendra la prochaine, serai-je encore assez souple ?

Je me suis trop attaché, je le crains. J'ai un fantasme récurrent : on m'a chargé d'accueillir un voyageur temporel, à qui je dois présenter mon époque. C'est le plus souvent un seigneur, ou un homme d'église, tout droit débarqué de son Moyen-Âge. Je le fais entrer dans mon bureau, j'allume l'appareil, je pianote, des lettres apparaissent ; l'homme du passé se penche, sourcil froncé, sait-il au moins lire ? Soudain il rugit, Invention du diable! Sorcier! À mort! À mort! et tirant son épée, il s'apprête à frapper Totoche. Horrifié, je me lève, m'interpose, l'épée me fracasse la tête. Variante : c'est une personne proche, rendue folle de rage par mes turpitudes, qui fait irruption dans la pièce ; ni une, ni deux, je fais écran devant mon disque dur ; je ne pense pas une seconde à me protéger, j'ai peur pour lui, pour sa mémoire devenue la mienne : celui qui le tuera me laissera infirme.



BEAUTÉ DU BIC


Dans mon enfance, il était méprisé. Interdit d'école primaire. Il en retira un vague prestige, qui fut bien le seul. On signait avec son premier bic — devenu symbole phallique, l'innocent, sans le savoir — l'accession à la puberté.

Je fus l'un des tout derniers gosses à manier le porte-plume. Puis, très longtemps, je me confiai à des stylos, bluffé par leurs élégances et la complexité de leurs organes internes, avant que le bic, patiemment, discrètement, s'impose à moi. Ce fut d'abord un choix de commodité ; puis, l'observant enfin, après des années d'usage indifférent, j'ai compris qu'il me ressemblait. Ou plutôt, soyons modeste : j'aimerais lui ressembler.

Allant à l'essentiel, j'ai adopté le plus bic des bics.

Son nom : Bic. Surnom : Cristal. Deux tubes emboîtés, bille, bouchon, capuchon. Le plus simple. Le moins cher. La perfection dans le dépouillement. Nudité, transparence, aucun poids. Directement de la pensée au papier.

Jamais aucun homme ne pourra, comme lui, se concentrer tout entier dans un point : sa pointe, à la fois tête, œil, nez, bouche, pied, main, sexe, anus, nombril... Comment imaginer ce qu'il ressent quand ÇA se pose sur une feuille ?

Loin de moi le stylo à bille rétractable et son agaçant clic-clac, l'obèse multicéphale et autres gadgets, ces billes de clown. Pour la couleur, pas de vert affecté, de rouge agressif, de bleu terne. Je n'aime que le noir, sa rigueur, sa pureté.

Le bic cristal noir est zen.

Je jette le capuchon, cette pudeur inutile, pour atteindre l'extrême pauvreté.

Son corps, hexagonal comme les rayons d'une ruche, évoque l'industrieuse abeille. On voit tout au long de sa vie, de son lent travail, dans sa colonne bien droite, le liquide vital baisser peu à peu. Franchise et rectitude. Sérénité jusqu'au bord de la mort.

L'un d'entre eux parfois me trahit, c'est vrai, qui se vide sans prévenir : le tube est encore noir d'encre jusqu'en haut, mais ça n'écrit plus. Pourtant s'il m'a trompé, c'est par pudeur, discrétion, courage, héroïsme invisible : il a tout fait pour cacher, humble et fier, la maladie qui l'épuisait. A bossé jusqu'au bout. Est mort debout.

Je lui souffle dans le nez, le réchauffe de mon haleine, lui fais faire des ronds fébriles sur le papier. Rien. Raide mort. Je le jette et m'empare d'un autre absolument identique, dont j'oublie aussitôt que c'est un autre — puisque c'est le même réincarné.

Ainsi donc il me survivra ! De l'éphémère comme voie vers l'éternel...


1998



Sèvres, hiver 06.
Bouquet de bics.

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