SOMNIES, INSOMNIES



Pendant trois ans, la sonnerie nous a réveillés à sept heures. Ce qui nous faisait huit heures pile de sommeil, à condition de s'y mettre dès l'extinction des lampes du dortoir. J'étais abruti de fatigue, ayant bossé toute la journée comme une bête, mais le sommeil ne venait pas tout seul. J'avais besoin d'un cocon, d'un rituel : boules dans les oreilles, tête enroulée dans un chandail, et exercices d'assoupissement si longs et minutieux (respirer lentement, profondément, penser aux parties du corps une à une, sentir leur poids...) que je m'endormais d'ennui. Le matin à sept heures moins deux, bien souvent, j'émergeais tout seul. J'avais en moi un veilleur qui, plein d'une mystérieuse bienveillance, cherchait à m'épargner le réveil en sursaut.

Plus tard j'ai réappris à m'endormir sans manœuvres. Longtemps après l'internat j'ai continué de me réveiller à sept heures, comme si le sommeil, telle une étoffe, s'était usé, troué à cet endroit ; le temps peu à peu l'a raccommodé.

Je n'ai retrouvé mon horloge interne que bien des années plus tard. Nelly venait de m'annoncer qu'elle s'embarquait avec un autre. Pendant la journée je parvenais plus ou moins à m'étourdir ; mais chaque matin, pendant plusieurs semaines, quelque chose me secouait à cinq heures pétantes. Et là, dans le vide, le silence d'avant le jour, l'absence de Nelly résonnait comme dans une cathédrale. Pourquoi cinq heures, et non quatre ou six ? Qui était-il, ce veilleur à éclipses, qui maintenant ne m'aimait plus, mais se foutait de ma gueule ?

Depuis, les heures varient, grâce au ciel. Il m'est arrivé, dans certaines mauvaises passes, de tomber du sommeil cinq ou six fois par nuit, de ne pas me rendormir, et de constater avec soulagement qu'en fait j'avais dormi, puisque je me réveillais de nouveau. Dans ce désert de l'insomnie, où la pensée court sans frein ni garde-fou, on est porté à croire qu'on ne dormira plus cette nuit, ni les autres nuits, jamais. Dans la famille des courtes folies, l'insomnie est la plus longue.

Alors je pense à Jacques Anquetil. Quand l'un de ses adversaires attaquait, au lieu de s'affoler, de s'asphyxier à le suivre, il le laissait brûler ses forces, accélérait juste un peu et grignotait lentement son retard. De mon côté, quand tout s'enfuit, me laissant seul de nuit en rase campagne, je tâche de calmer la panique, de ne pas courir derrière le sommeil, pour éviter de l'effrayer. Je dois faire bonne figure à l'insomnie, l'accueillir aimablement, faire mine de l'écouter.

Je crois me souvenir que jadis, au plus noir de mes études, j'ai pris des petites pastilles de sommeil. Je n'en veux plus. Sans me croire plus malin que ceux, sans cesse plus nombreux dit-on, qui s'attachent leurs services, j'ai fait vœu de tenir sans elles tant que je pourrai. Encore un petit défi pour faire passer le temps.

Je somnole dans le métro, ou dans ma classe, en surveillant les interrogations écrites. Mais ma meilleure alliée, celle chez qui je récupère de mes nuits en lambeaux, c'est la sieste. Levé tôt, couché tard, je la pratique en toute circonstance, tempête ou accalmie, par plaisir comme par nécessité. Il m'arrive d'y flotter entre veille et sommeil, ce qui flatte mon goût de l'indécis, de l'entre-chien-et-loup ; j'y poursuis encore, sans trop y croire, une de mes petites utopies de jeunesse : m'endormir éveillé, introduire la conscience dans le royaume de l'inconscient. Parfois au contraire, je plonge aussitôt dans des abysses de sommeil, dont je sors à grand-peine, hébété. Je me souviens alors de cette broncho-pneumonie, il y a dix ans. Je ne ressentais aucune douleur ; le seul symptôme était la fatigue. Une fatigue si totale qu'elle endormait jusqu'à la volonté. Tous les après-midis je sombrais pour au moins deux heures dans une torpeur comateuse où je goûtais à ce rare bonheur : être vaincu, ne plus avoir à se battre. Mes plus belles siestes sont des maladies en miniature : la vaine résistance, la chute, l'inertie, puis la remontée, d'abord lourde et peu à peu ça repart.

Je ne rêve guère pendant la sieste. Autrefois je m'en serais plaint. J'avais placé de grands espoirs dans mes rêves ; je les notais, les classais, j'attendais d'eux qu'ils m'éclairent, me guident ; je voulais être non seulement leur père, mais leur enfant. Le lien s'est relâché. Ils se font rares, et les images qu'ils me refilent ont l'apparence du toc. Est-ce leur appauvrissement qui appauvrit ma foi en eux, ou l'inverse ? Le sommeil autrefois était un océan poissonneux, où je me lançais pour explorer, amasser, conquérir ; aujourd'hui, à l'image de cette mare au cœur de l'après-midi, ce n'est plus qu'un refuge, un lieu utilitaire ; je ne passe plus mon sommeil qu'à dormir.


1998



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IL FAUDRA BIEN SE DÉLIVRER UN JOUR



J'admire qui n'achète pas les livres, qui s'en débarrasse une fois lus. Je l'imagine libre et léger. Moi je n'y arrive pas. J'ai besoin de leur présence. Après usage, ils font partie de moi, et moi d'eux ; assis à mon bureau, ou allongé, dans la même pièce, sur la paillasse où je passe mes nuits, entouré de tous côtés par des murailles de livres, j'ai l'impression d'être à l'abri ; de travailler, de dormir dans mon cerveau. Sans eux, je ne serais qu'une huître sans coquille.

Lus, rangés sur les rayons, la plupart des bouquins se tiennent tranquilles. Mais celui que je n'ai pas gardé se venge, il m'appelle et ne me lâche plus : il faut absolument que je vérifie un truc à telle ou telle page, ou que je relise tout.

Alors j'entasse. Depuis quarante ans. Et surtout depuis ce jour où m'étant dit, Je n'ai pas le temps de le lire maintenant, je l'achèterai dans deux mois, je ne l'ai plus jamais retrouvé.

Je ne lis pas tout de suite, naturellement. Je ne lis même pas tout. J'entrepose dans divers lieux. Un couloir. Une armoire. Une cave. Une autre maison. Avec le temps s'est développée, sans projet préalable, au coup par coup, une organisation complexe, hiérarchisée, de rayonnages d'attente, avec au moins trois degrés de purgatoire et un quasi-enfer. Attention : si l'envoi en enfer est presque toujours sans appel, la répartition au sein du purgatoire peut varier. De temps en temps je rétrograde les uns, reclasse d'autres, ou mieux encore — frappant d'absurdité mon propre système — je fais passer un ouvrage de troisième catégorie devant les privilégiés. Je ne suis même pas sûr que l'appartenance au premier rayon garantisse la moindre préférence, vu ma tendance accrue à piocher dans le troisième — ne donne-t-on pas plus volontiers aux pauvres qu'aux nantis ?

On voit tout l'arbitraire. Si la lecture confère à chaque ouvrage, démocratiquement, une place égale sur les rayons, ma sélection est un défi à l'équité. Certains livres sont lus sur-le-champ ; La Vie des douze Césars, de Suétone, attend patiemment son heure depuis 1965. (C'est marqué dedans. J'inscrivais alors la date de l'achat, imprudemment, et non, comme aujourd'hui, la date de lecture.) Plus le temps passe, moins le livre a de chances d'être lu. Bien qu'il garde toujours en théorie — même les Nouvelles méditations poétiques de Lamartine, même les Ecrits de Lacan — une petite chance. (Mais mieux vaudrait pour eux le repos en enfer que ce cadeau empoisonné de l'espoir...)

Longtemps, j'ai entretenu le rêve de tous les lire. Le fantasme de la jambe cassée m'a beaucoup servi : un mois d'immobilisation me suffirait, croyais-je, pour dévorer ou du moins grignoter deux ou trois douzaines de laissés-pour-compte, devenus coriaces pour la plupart, ou carrément moisis. Puis, tandis que s'aggravait ma pulsion acheteuse, j'ai compris que bientôt je n'aurais même plus, avant de tourner ma dernière page de vie, le temps matériel de tout avaler. Le temps presse — d'où un nouveau problème déontologique : faut-il, comme on s'y était accoutumé sur le conseil de nos bons maîtres, lire jusqu'au bout chaque ouvrage, croire qu'un miracle est toujours possible, qu'au bout d'un long désert la page finale, sublime, peut tout racheter, faut-il se cramponner à cette admirable et déraisonnable foi, au détriment de la masse des autres livres qui attendent et dont certains pourraient nous réjouir et nourrir davantage ? Je crois — question de foi, là aussi — qu'il existe quelque part chez mon libraire, ou dans mes rayons, qui sait, un livre au moins qui pourrait éclairer ma vie, m'accompagner comme un ami, un frère, un père, une mère... (Cela m'est arrivé jadis, je crois bien.) Un livre, mieux encore, qui me servirait d'intercesseur auprès de telle ou telle personne aimée, lui offrant les mots qui consolent, que moi je n'ai su trouver, afin qu'en rouvrant le volume des années plus tard, et lisant la dédicace, elle salue mon ombre au passage.

Mon amie Noémie lit beaucoup, nous nous refilons nos tuyaux. Je lui ai donné deux ou trois livres de ma bibliothèque, avec mon nom, mes gribouillages au crayon dessus. Je les ai rachetés pour moi aussitôt, mais c'est là, tout de même, un bon début. Car il faudra bien finir par s'alléger. Sortir de cette cuirasse de livres, qui m'alourdit en me protégeant. J'aimerais que ma boulimie, mon instinct de propriétaire, me quitte un jour sans préavis ou peu à peu s'estompe. Parfois je m'imagine en grigou sans cesse aggravé, peu à peu coincé entre des montagnes de paperasse poussiéreuse, mourant étouffé sous une avalanche. Ou au contraire, mes bouquins dispersés, les rayons vidés peu à peu jusqu'à la nudité finale. J'offrirai la plupart à qui souhaitera les lire. Le reste me sera chipé en douce par des petits-enfants papivores. Et je fermerai les yeux.




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