UN COMBAT SANS MERCI



Certains collectionnent les ennemis, ça les stimule. Moi, je n'en ai qu'un. Plus sournois que puissant — on a les ennemis qu'on mérite. Il me suit depuis toujours et je ne le vois jamais. Il guette le bon moment patiemment, et quand je commence à me dire que cette fois peut-être il m'a oublié, il attaque. Une main me serre la gorge. C'est foutu. Quoi que je fasse, il ne lâchera pas. Il s'installe chez moi en pays conquis et me fait suer toute une semaine, avant de lever le camp pour aller prendre la tête aux suivants.

Les misères qu'il m'inflige : nez qui pisse, gorge en feu, tête cotonneuse, tout le monde connaît. Rien de méchant, à première vue. La douleur est avant tout morale. Peu lui importe mon corps : son but est de briser mon orgueil. De confirmer à intervalles réguliers son pouvoir. De m'humilier doublement : comme représentant de la communauté humaine, dont les médecins ont vaincu la peste, la syphilis et bientôt le sida, mais demeurent impuissants face à lui ; et en tant qu'individu déployant tout ce qu'il a de vigilance, d'énergie, de ruse, sans pouvoir mater une seule fois le moindre rhume.

J'avoue que je n'ai pas toujours lutté. Enfant, je l'accueillais comme une fatalité, un tribut payé à la saison froide. Je goûtais sans honte aux bons côtés de l'invasion : pas d'école, se faire dorloter, absorber sous forme sirupeuse ou croquante des médecines violemment sucrées. Aujourd'hui encore, je ne déteste pas certains effets secondaires du mal : cette impression étrange, presque planante, d'être à la fois plein et vide, le repli sur soi — enrhumé, emmuré — dans une espèce de méditation abrutie ; et à l'autre pôle, cet éclatement joyeux quand j'éternue. (J'ai une tendresse pour l'éternuement, cet orgasme du pauvre ; aux moments de solitude, ça fait du bien.)

C'est à la puberté qu'est apparue la révolte. En fait, Mme Pecqueux, mon prof de violon, avait préparé le terrain. Elle fronçait les sourcils à la moindre quinte de toux. Les enfants naissent avec les bronches brillantes, lui avait dit un radiologue ; ensuite, à chaque nouvelle crève, elles deviennent un peu plus ternes sur l'image. Allais-je perdre à jamais, tout jeune encore, cet éclat intérieur ? Je lisais alors, au collège, en latin dans le texte, la vie d'un Rambo de l'époque. «Il était endurci au froid et aux veilles», disait la traduction Budé. Cette phrase me faisait rêver. J'étais jaloux. L'heure était venue d'être le maître de mon corps. De livrer à l'envahisseur un combat sans merci.

Pas question d'une guerre défensive. Loin de moi gants, écharpes et manteaux fourrés. Je devais m'exposer, me battre sans cuirasse. Une conviction m'était venue : on peut vaincre le rhume par la seule force de la pensée. À l'entrée de mon dix-huitième hiver j'ai coupé le chauffage dans ma chambre jusqu'au printemps ; pendant six mois j'ai lutté, grelotté, et vérifié que le froid conserve tout, surtout les rhumes. À vingt ans j'ai passé une nuit d'avril sur la terrasse, et les trois jours suivants au lit, bien au chaud dans un cocon de fièvre. Non, l'héroïsme ne paie pas. Du moins pas chez moi. Avec le temps je me suis fait plus humble, plus retors. Je me protège et me soigne. Je porte en secret un tricot Damart. J'observe, dès les premières attaques, un petit rituel aussi dérisoire qu'apaisant, conciliant tradition et modernité : cachets matin, midi et soir ; citronnade chaude au miel au coucher, pulls et chaussettes de laine, suée nocturne ; rinçages de nez à l'eau salée ; mouchoir parfumé de lavande ; fumigations d'eucalyptus — l'encens de ces journées vaguement liturgiques. J'ai longtemps cru au Coryzalia, et n'ai pas tout à fait perdu la foi en Fervex. Plusieurs années j'ai suivi un traitement préventif aux oligo-éléments : de septembre à janvier, cuivre lundi, zinc mardi, fer et or mercredi etc. etc. et manganèse les dimanches des semaines paires. Effet nul. J'ai longtemps rêvé d'une cure à La Bourboule, qui ferait de moi un homme d'acier, insensible aux plus durs frimas. Jamais je n'oserai. La Bourboule ! Ce nom ridicule ! Enfin, si je devins végétarien voilà vingt-cinq ans, ce ne fut en rien par amour des petits veaux, ou par philosophie écolo, quoi que je prétende en public ; j'ai simplement cru ce que promettaient les livres : une vie sans viande, sans aliments trafiqués, sans gouttes dans le nez ni goutte au nez. C'est donc aussi l'orgueil végétarien que le rhume à tous les coups piétine avec un rictus goguenard.

Rien n'y fait, rien n'y fera : bon an, mal an, un rhume d'automne, un de printemps. Ils durent une semaine si pas soignés ; si soignés, sept jours. (Cette antique plaisanterie, je m'en gargarise, je l'inflige à tout le monde — surtout pendant mes crèves où, chose curieuse, elle me paraît presque drôle.) Lors d'un de mes rudes hivers, jadis, suite à une peine de cœur mal soignée, j'ai échappé au second rhume, pour l'échanger contre trois grippes en trois mois. L'été suivant, en revanche, dans la fournaise de l'été grec et des corps qui s'aiment (une autre amie s'attachant à me consoler), le second rhume s'est alors pointé, timide, paumé comme un Eskimo à l'équateur, mais décidé à faire son boulot. Nelly et moi l'avons partagé.

Une fois seulement il s'est quasiment écrasé devant moi. L'année où j'aimais Viviane. Allait-elle céder à mes prières ? J'attendais, je retenais mon souffle ; lui aussi. Octobre, novembre, décembre, oui, non, peut-être. Début janvier : elle m'envoie balader brutalement. Je suis K.O, sans réaction. Lui aussi. Je pense qu'il hésite, qu'il a enfin pitié, on ne frappe pas un homme à terre etc. J'ai perdu la tête, me promène sans cache-nez dans un monde glacé — jamais je n'aurai été plus suicidaire. Lui, pas un geste. Dix jours plus tard, lettre de Viviane : elle implore mon pardon, j'ai besoin de toi, voyons-nous vite. La terre se réchauffe, je commence à fondre. Et le lendemain au rendez-vous, mon rhume assis entre nous, ressuscité, exultant, débordant, sabote mon rôle à coups de trompette et d'imitations de Donald. N'empêche. Le premier rhume, un 12 janvier ! Record absolu. Certaines défaites valent des triomphes.

La seule victoire possible, je le crains — la seule revanche plutôt —, je ne dois l'attendre que de cette page, avec pour arme les mots, attirail fatigué : flèches d'ironie, bombardement rhétorique, l'ennemi changé en allégorie. Il s'agit de lui donner un visage, le tirer hors de moi, écarter de moi ce qui m'humilie, me rhumilie le plus : la conscience que lui et moi sommes complices, que je suis responsable et créateur de mon rhume, qu'en théorie, oui, certes, la pensée peut l'arrêter, mais la mienne ne l'a jamais fait, ne le fera jamais — à moins que là comme ailleurs il faille cesser de se battre et d'espérer pour qu'enfin, le destin aimant les gags, le vent tourne ?

1998




Dessin : André Franquin.

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