J'ai vu Bobet dans son dernier Bordeaux-Paris, chassant comme un perdu quelques secondes derrière Van Est qu'il n'allait pas rejoindre. (Son triomphe deux ans plus tôt, je n'y étais pas, j'en râle encore.) J'ai vu auparavant Bernard Gauthier dans la même épreuve, qu'il courut et gagna cinq fois, maillot déchiré, sanglant, grimaçant comme un peloton de diables. J'ai vu en 65, le nez dans le guidon, filant vers le Parc des Princes, une fusée nommée Anquetil.
Et bien d'autres, qui ont passé devant le jardin de Sèvres comme un rêve. D'abord à cause de la vitesse, dans cette descente peu avant l'arrivée, mais surtout parce que leur souffrance, visible ou invisible, restait pour moi lointaine, abstraite. Je n'ai commencé à la sentir dans ma chair que plus tard, un peu, quand j'ai pris part à des courses.
Je ne serai jamais comme eux. Moi qui cours sans vélo, je gratte le sol, je piétine ; eux ils glissent, ils planent. Les champions de mon enfance, qui n'étaient pas télévisés, que je voyais le temps d'un éclair sur la route, ou aux actualités du cinéma plus brèves encore, ou dans le journal, en noir et blanc, magiquement figés, semblaient des êtres d'un autre monde. Le plus humble cyclotouriste, qui me dépasse en douceur quand moi je me défonce, est un peu sorcier. Le vélo descend toujours du rêve. D'où cette vénération d'enfance pour les coureurs cyclistes, que je sais naïve mais qui ne me quittera jamais ; même si de plus en plus j'éprouve une affection spéciale pour certains d'entre eux, au statut plus complexe, un pied dans la légende, un pied dans le réel, qui sont mes frères tout en restant des dieux : les as du cyclo-cross.
Eux, on les voit. Ils tournent sur un circuit court où l'on peut parfois, sans bouger, suivre des yeux l'un d'eux d'un bout à l'autre, ou se déplacer à sa guise, alternant plans d'ensemble et gros plans. On peut, avant, après, pendant la course, rien ne les protégeant que des rubans de plastique tendus — sauf dans les grandes épreuves, championnats du monde ou de France, que j'évite — se rapprocher d'eux à les toucher. On peut d'autant mieux les suivre que dans les côtes, les descentes périlleuses, les virages serrés, ils passent au ralenti.
Pas pour longtemps. La règle, en cyclo-cross, est le changement perpétuel. Pendant une heure à peine, sur une dizaine de tours, terrains et obstacles se succèdent sans temps mort : bitume, herbe, sable, terre, toboggans, raidillons, escaliers, murets, pas de répit pour reprendre souffle. À peine reparti, freiner, relancer. À chaque changement, métamorphose : tantôt bolide sur deux roues, dévalant, glorieux ; tantôt le vélo sur l'épaule, tortue ahanante — et c'est alors qu'ils se rapprochent de moi, que je les aime, devenus coureurs à pied, et même davantage que moi d'être chargés à ce point, centaures à l'envers, chevaliers portant leur cheval.
Efforts terribles. On se repose d'une fatigue par une autre. On doit donner toute sa force et en même temps toute sa finesse. Peu de sports sont aussi techniques, et le déclin physique arrive peut-être avant qu'on ait pu maîtriser tout son art. Le circuit est la figure de cet apprentissage éternel. On ne gagne pas ces courses-là sur un grand coup, mais par mille gestes précis, améliorés sans cesse. On revient aux mêmes points comme on repasse une leçon, comme on remet la poterie sur le tour ; on répète, comme un acteur, un musicien ; on tâche de mieux réussir sa boucle, chacun épiant et reproduisant les gestes de qui le précède, prudemment, attentivement comme un espion qui veut passer inaperçu, comme un disciple scrupuleux — quelque blanc-bec étourdi mis à part, ou un vieux bravant son déclin, qui flambent et sombrent au tour suivant ; on avance patiemment, chacun pour soi et tous ensemble, vers l'impossible perfection, le rêve d'une boucle idéale, d'on ne sait quelle Jéricho qui s'ouvrira enfin — mais qu'est-ce qui pourrait bien tomber ici au dernier tour, sinon le coureur lui-même ?
La course en tournoyant se décante. On ne retrouve guère, en cyclo-cross, le suspense brouillon des épreuves sur route, qui se jouent souvent à la loterie du sprint. Ici, tout est bientôt limpide ; les écarts se creusent, le coureur se trouve à chaque passage un peu plus seul. Cet isolement, ce dépouillement font partie de l'épreuve : il s'agit de revenir en soi, de méditer sur soi, dans ces parcours qui tournent en rond comme une pensée difficile, pleins de replis et de retours, et en même temps d'une certaine rectitude — avant d'être recueilli à bout de forces, réconforté, consolé de la douleur de courir, et de celle de ne plus courir.
Déjà la nuit tombe. Nous sommes en novembre, décembre ou janvier. Le cyclo-cross traîne avec lui la mélancolie des dimanches trop courts, des sports menacés, des âges d'or courant vers l'oubli. Les couleurs des maillots se cachent sous la boue ; le cyclo-cross a pour teinte la grisaille d'hiver, le sépia terreux des photos des vieux Miroir-Sprint.
J'ai mis du temps à le rencontrer. C'est en partie l'effet de sa modestie. Ici, pas de motos, de voitures aux klaxons hystériques. Les affiches, quand il y en a, se cachent bien. La première fois, je suis arrivé quand le dernier franchissait la ligne. Depuis je n'ai assisté qu'à une demi-douzaine d'épreuves. On m'en a raconté quelques unes, comme le fameux tour de Montmartre en 48 où Robic, dévalant les escaliers à vélo, se cassa la gueule avant de gagner la course. J'ai lu voilà cinq ans, dans un livre sur ce même Robic, que le troisième de ladite course avait un nom étrange : Ramoulux. J'ai cherché dans le minitel, trouvé Georges Ramoulux et suis allé le rencontrer dans son petit pavillon de la banlieue nord.
J'ai changé sur un point depuis l'enfance : désormais les vedettes m'intéressent moins que le sans-grade. Ils racontent mieux. C'est depuis l'arrière qu'on observe bien, et de toute façon les grands de ce monde ne voient rien entre l'horizon et leur nombril. Ramoulux a sorti pour moi un tas de coupures de presse en vrac et en lambeaux. On l'y aperçoit dans le Tour de France, qu'il courut deux fois, dans le critérium du Dauphiné où il gagna une étape, et dans une foule de cyclo-cross dont il fut l'un des cracks à la fin des années 40, au point de presque gagner un championnat de France. Il n'aime pas trop parler de lui, m'avait dit sa femme. Il m'a pourtant raconté ses courses — celle qu'il gagna avec une seule chaussure, la clavicule cassée aux championnats du monde à Gravelle en 50 — et le plus beau, ce qu'il y avait autour des courses : les entraînements de quatre à sept heures du matin, amateur encore, avant l'usine ; les dimanches où pour aller courir, à l'autre bout de la banlieue, Domont, Vincennes, Choisy, Sèvres, Clamart, il prenait son vélo, la gamelle dans sa musette, déjeunait dans un boui-boui de sa gamelle réchauffée et d'un coup de rouge, se changeait dans les toilettes et rentrait après la course à vélo. La préhistoire il y a cinquante ans. Et moi je pensais avec un frisson que l'homme en face de moi, ce retraité si simple d'allure, avait roulé en juillet 48 aux côtés de Bartali, Coppi et Bobet... Je n'échangerais, par principe, ma vie contre nulle autre, je ne voudrais pas être milliardaire, ni «grand écrivain», ni même playboy, mais ce jour-là, et d'autres depuis, j'eusse aimé avoir été Ramoulux.
À la fin de l'entretien je lui ai montré une photo de Doisneau, le cyclo-cross d'Arcueil ; sa femme a montré du doigt, au fond de l'image, une petite tache : la casquette du cinquième de la course, à peine visible entre les spectateurs. C'est toi ! C'est ta façon de baisser la tête ! Lui ne se rappelait pas. C'est tellement loin, vous comprenez. Il a reconnu les autres, Oubron, Sciardis... Ils sont tous morts. C'est lui le dernier.
On dit que le cyclo-cross n'en a plus pour longtemps, que le VTT le tuera ; j'espère bien que l'agonie sera longue. Moi, en tous cas, je m'en voudrais de finir sur cette image crépusculaire. Mon plus fort souvenir, c'était à Montreuil, aux Buttes-à-Morel, une course de cadets. Ils n'étaient qu'une vingtaine, bientôt éparpillés sur un circuit trop grand pour eux. Il avait plu des trombes. Sur l'épingle à cheveux avant la descente vicieuse il y avait tant de gadoue qu'ils pédalaient sans avancer, collés. Je regardais leurs yeux : ni colère, ni détresse, mais la persévérance la plus pure. Ils apprenaient, de toutes leurs forces. Les rares spectateurs en étaient muets de respect. J'ai fait quelques pas pour cacher mes larmes ; dans le dévers un petit gros, parmi les derniers, s'est affalé comme un sac de patates. Aucun rire dans l'assistance. Ces enfants perdus, pour quelques secondes, quelques heures, ou davantage, nous avaient rendus meilleurs.
1998
Arcueil, 1949. Photo de Robert Doisneau. Doisneau-Cendrars, La banlieue de Paris, Denoël. |