LA DERNIÈRE MONTÉE



Je cours toujours !

Je devrais avoir les jambes sciées... La veille, 35 kilomètres ; ce matin, sur le parcours du dimanche, Sèvres, Chaville, Viroflay, Chaville, Sèvres, de rues tranquilles en forêts désertes, je viens d'avaler les escaliers de Croix-Bosset, le raidillon de Fausses-Reposes, puis la montée de la Sablière — trois côtes méchantes. Et pourtant chaque semaine, quand je me crois au bout du rouleau, dans la descente le souffle revient, les douleurs s'assoupissent, et sur la longue ligne droite avant la dernière côte une envie de lutter monte en moi.

On dit que les côtes sont l'enfer du coureur. Comme si l'enfer n'était pas d'abord ce qui n'a pas de fin. Une côte vous assomme d'un coup, proprement ; le plat me tue en douce, refusant l'affrontement, se faisant oublier, engourdissant comme une musique répétitive, un entassement de banalités, diluant ma prudence dans un illusoire sentiment de bien-être ou dans l'ennui, m'amenant à forcer l'allure jusqu'au surrégime et l'asphyxie. Ce coup de barre-là est d'autant plus terrible qu'imprévu ; en côte, au moins, je sais ce qui m'attend. Le plat est un faux-cul, un ennemi camouflé. Les côtes, elles, me font face, mais sans rien d'hostile ; me barrant la route elles me laissent m'appuyer contre leur corps, me hisser ; leur but n'est pas de vaincre, mais de mettre à l'épreuve. Elles tiennent en réserve pour moi, elles n'oublient jamais, la récompense d'une descente. Elles sont mes juges, mes passeurs, mes maîtres sévères et bienveillants.

Ce qui aiguise mon appétit devant ces collines de banlieue, c'est les montagnes qui se profilent derrière. J'ai longtemps rêvé d'affronter les grands cols, Galibier, Tourmalet, Puy de Dôme, j'ai mis des dizaines d'années à me lancer, en partie faute d'avoir sous la semelle, pour mon apprentissage d'escaladeur, autre chose que mes grimpettes, comme un lanceur de poids qui s'entraînerait avec des balles de ping-pong. Le dérisoire de la chose m'enchante. S'il fallait me motiver le dimanche — mais je démarre toujours, ce jour-là du moins, gonflé à bloc — je me projetterais dans ma tête les images de mes hauts-lieux passés : la Bonnette, 2800 mètres d'altitude, 27 kilomètres de montée, la plus haute route d'Europe, que j'escaladai en compétition voilà quatre ans ; le Ventoux, qui se défendit comme un diable à coups de vent et de brouillard ; ou mon plus beau souvenir de coureur, le col de l'Izoard au petit matin, dans une lumière presque rose, la plus fraîche et pure que j'aie jamais vue, quand je montais seul sous les sapins, puis dans le champ de cailloux vertical appelé Casse déserte, derrière les fantômes de Coppi, de Bobet qui prirent là leur envol dans les Tours de France de l'après-guerre — me disant qu'après tout, mon rêve d'enfant, courir le Tour, je n'étais pas entièrement passé à côté, puisque j'avais pris part à des compétitions comme eux, si humbles soient-elles, et sué parfois sur les mêmes routes.

Courir longtemps, deux heures ou plus, c'est comme un voyage. Et c'est toujours, même sur le plat, une ascension. Dans la moindre côte, l'essence de la course est rendue palpable. Courir — en montée surtout, lentement, patiemment, comme pour mieux méditer, mieux savourer ce qui vient à nous — c'est se hisser au-dessus de soi. S'alléger, se vider, se donner. Se souiller de sueur ou de boue afin de se purifier. Pour l'instant, loin des montagnes, sur le long faux-plat entre pavillons et forêt, je ralentis imperceptiblement, accumulant de l'énergie comme une pile. À ma droite, un terrain de foot pelé où deux équipes de vétérans s'affrontent ; pour moi qui ne connais que les exploits des pros à la télévision, ces vieux joueurs patauds semblent évoluer dans une séquence au ralenti ; et moi, guère plus vif, je leur ferais le même effet s'ils n'étaient pas trop absorbés pour me voir. (Me verraient-ils ? Je ne suis qu'une ombre amenuisée par l'effort. Un silence qui passe.)

Nous y voilà. L'étang d'Ursine, ses rares pêcheurs suivant le fil d'une rêverie et juste après, à l'orée de la forêt, la dernière côte. La plus rude. Un sentier qui démarre en douceur, passé la barrière blanche, avant de se redresser tout droit. Quand les arbres ont des feuilles on ne voit pas le sommet. D'en bas on dirait un mur.

Moi, minuscule, me hisser là-haut ?

Arrête tes conneries. Tu l'as montée plus de cent fois.

Combien d'années ça va durer ? À quel âge vais-je rester collé à mi-pente, obligé de marcher ?

Laisse l'avenir tranquille.

C'est là qu'en hiver je retrousse mes manches, qu'en été j'essuie la sueur qui brûle mes yeux, le trac vire à l'exaltation, tu me défies je te défie, on s'empoigne.

Ce rendez-vous que je m'impose, cet examen à jamais recommencé, suppose la patience de l'adulte, la conscience d'une vieillesse imminente qu'il serait bon de retarder, mais plus profondément il me ramène à mes années d'enfance. Comme si je croyais encore, malgré tous les démentis, qu'en venant à bout de mon épreuve je mériterai, et obtiendrai par conséquent, que se réalise un de mes vœux les plus chers. Le Travail Récompensé, rêve naïf d'écolier, ou de vieux prof. Le rêve étant resté le même qu'il y a quarante ans, sur mon vélo : une bien-aimée m'attend au bout de la route, conquise par tant d'acharnement, pour tomber dans mes bras. La souffrance que je m'inflige m'associe mystérieusement aux siennes, j'en prends la moitié sur moi, elle se sentira mieux. La course longue, par sa cadence obsédante, fait naître des états seconds, des euphories juchées sur la douleur, où plus rien ne semble ridicule. Il n'y a pas si longtemps, un samedi matin d'hiver dans la banlieue nord, je courais avant le jour sous une interminable pluie vers Viviane qui ne m'aimait pas, qui dormait loin de là dans les bras chauds d'un autre, je l'appelais, riant, pleurant, criant son nom dans les montées que j'avalais au sprint avec rage, butte Pinson à Montmagny, montée de Montmorency, toute fatigue oubliée, comme si j'étais prêt à courir ainsi sans fin vers elle sous la pluie, comme si chaque montée me rapprochait du ciel où je l'avais mise.

Ces derniers temps, Viviane disparue, je monte un chouya moins vite.

On se bat quand même, pour soi. Pour être encore en bon état le jour où. On se concentre au bas de la côte. Raccourcir la respiration par étapes. Rythme habituel, trois foulées inspirer, trois expirer, jusqu'à l'arbre à gauche au début de la grande pente ; deux et deux jusqu'aux broussailles à droite ; après, comme on peut. Comme les étages d'une fusée. Un ballon quand on lâche du lest. Les yeux sur le sol devant soi. Oublier le sommet. Oublier tout. Lente montée de l'asphyxie, foulée raccourcie, piétinement, j'avance encore ? Plus que dix mètres... Temps ralenti, arrêté... J'y suis...

J'étouffe. J'explose. Ne pas relâcher, poursuivre cahin-caha. Sur le plat peu à peu, je le sais, l'oxygène revient, le tumulte retombe. C'est bien, vieille carcasse. Tu t'en es sortie, de ton purgatoire. Ton sursis est prolongé d'une semaine. Tu as mérité ce qui t'attend dans un quart d'heure, après la plongée à travers bois qui te ramènera sur terre : la douche, le jus d'orange. Quant à l'amour... Ouvre donc les yeux ! Si tu l'atteignais un jour, ton paradis, quel besoin aurais-tu encore de te frotter à toutes ces côtes ?


1998



Cahin-caha.
Entre Ursine et Tour herzienne.

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