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Si j'étais un héros comme dans les livres, je serais en quête d'un trésor que je trouverais à la fin de l'histoire. Moi c'est le contraire : j'ai un petit truc que je fais tout pour perdre et je n'y arrive pas.

Trois fois rien pourtant ! Un petit détail dans mon nom. Le nom complet, officiel : Michel de Volkovitch. Ce qui veut dire, en russe : volk, le loup ; vitch, fils de. Fils du loup, de père en fils. Va pour les loups : j'ai toujours eu de l'estime pour eux. J'aurais souhaité des sonorités plus tendres que ce -tch final de machine à vapeur, et l'accent sur le -vitch me paraît lourd, mais je me régale toujours des sauts de l'accent tonique selon la langue. J'aime entendre mon nom en russe : VolKOvitch, et plus encore, en anglais et en grec : VOLKovitch, où l'on voit mieux pointer l'oreille du loup. Se donner dans chaque langue un nouveau nom, quoi de plus logique : nous-mêmes, de l'une à l'autre, changeons tellement.

Le problème n'est pas Volkovitch. C'est de qui me gêne. Ce de rajouté à l'arrivée en France par mon grand-père, nobliau prolétarisé par l'exil, qui s'efforçait ainsi de garder la tête haute. Je le comprends, j'aurais peut-être agi de même ; n'empêche que le de apporte, outre une certaine incongruité (comme si un français germanisé prenait pour nom von Duloup), une solennité dont je me passerais, un ancrage excessif dans l'hérédité, la dépendance — «fils de» suffit, on a compris.

Quelle ironie : certains, aujourd'hui encore, se prostitueraient pour acquérir un de dont moi, malgré tout mon désir, je ne puis me débarrasser tout à fait.

J'ai commencé de le dégommer voilà quinze ans, quand j'ai signé ma première traduction. (La liberté de prendre un pseudo, quand on y pense ! quel privilège !) C'était un geste professionnel, dans un sens. L'effacement d'une intervention abusive. Le retour à l'orthodoxie linguistique. La volonté de resserrer, d'aller à l'essentiel, de rendre mon nom plus vif, plus mince, plus claquant, non plus déclamé pompeusement sur six syllabes comme une moitié d'alexandrin, mais suspendu dans son rythme impair, patte levée, aux aguets.

C'était aussi, cela voulait être, un acte d'indépendance : choisir son nom, se baptiser soi-même. Un acte assez dérisoire (tout ce tintouin pour l'ablation d'un pauvre appendice !), et bien dans ma nature : hésitant, tortueux, ambigu. En rejetant le nom du père je restaurais celui des ancêtres ; je ne m'évadais que pour mieux rentrer au bercail.

Michel Volkovitch, ni pseudo, ni vrai nom, un peu bâtard, un peu faux-jeton, s'est progressivement imposé. C'est lui qui squatte mes cartes de visite, que j'emmène avec moi, que je présente aux gens ; l'entendre est à chaque fois source d'allégresse et légèreté ; mais le légitime, avec son de, fait mieux que résister, solidement retranché dans les papiers officiels ou les mémoires d'anciennes relations d'où il se livre à des sorties imprévues.

Le renvoyer à la niche est un travail de Sisyphe.

Je grince des dents quand je le lis sur une enveloppe (elle sera ouverte en dernier, c'est bien fait), quand je l'entends dans la bouche d'un gaffeur, ou d'un élève qui veut me faire bisquer ; comme si l'on me remettait les pieds dans mes vieilles grolles d'enfant. D'autant que le plus souvent on y rajoute du monsieur. Monsieur de Volkovitch ! L'horreur à son comble. Quand m'habituerai-je à ce qu'on m'appelle monsieur.

Et mes enfants, que choisiront-ils ? De ou pas de ? Michel Volkovitch sera-t-il un ancêtre éponyme, ou mourra-t-il sans postérité ? Je ne sais quoi lui souhaiter. Chacun des deux destins me fascine et à la fois m'effraie.

À moins que l'un de mes héritiers, plus radical encore, ne raccourcisse le nom davantage. Moi-même j'y ai pensé ; mais Volko a déjà bien servi, et pas seulement à moi ; il me ramène trop en arrière, aux années d'école ou de fac, à un personnage dont je m'éloigne, dont je dois me libérer. J'aurais voulu — seulement voilà, personne n'y a pensé, sauf un copain facétieux jadis — qu'on m'appelle Vitch, simplement. Son of a vitch, disait le copain. Plus de loup, rien qu'un suffixe. Fils de. Fils de rien. Dépouillement quasi absolu. Un pas de plus vers une certaine perfection. Rêve inquiétant, secrètement délicieux : plus de nom du tout.


1998



Loup

Au moment de mettre en ligne, je lis La place royale de Jean-Pierre Abraham. L'auteur est sur l'île d'Ouessant où il loue un vélo.

«Non seulement c'est cher, mais il faut laisser sa carte d'identité, en caution. Toutefois c'est agréable de rouler avec l'impression de ne plus avoir de nom, ça allège.»

Très bien, «ça allège» : peu de consonnes, hiatus, rien que de l'aérien.


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