Moi qui refusais de voir mes yeux vieillir, que le moindre changement effraie, j'ai sauté le pas. J'ai décidé de mettre des lunettes ! Mon audace m'étonne.
Cela m'est venu d'un coup — après avoir mûri longtemps. D'un certain point de vue, j'ai changé tout entier. Ce qui m'inquiétait m'attire. Ma curiosité grandit. Je souhaite la bienvenue à mon déclin.
Facile à dire, le pire est loin encore. Je ne vis pour l'instant qu'une vieillesse fantôme, et d'ailleurs intermittente, mes verres ne me servant qu'à lire ou écrire. Selon l'ophtalmologiste, ma vision lointaine est intacte ; elle a reçu la même note : 10 et 10, qu'au précédent examen, à l'école primaire, voilà plus de quarante ans. Et si de près mes yeux peinent un peu, ils auraient pu encore se débrouiller seuls quelques mois. Je joue au vieux, par coquetterie ; ce symbole de décrépitude plaqué sur mon visage sert à mettre en valeur, par contraste, cette relative jeunesse d'allure que je me tue à entretenir.
L'idée de vieillir m'est plutôt douce. Ma vie me paraît déjà bien pleine, elle m'a trop offert pour que j'ose me prétendre floué. La solitude que je crains, on doit s'y faire peu à peu. Je voulais seulement n'être pas seul au début. Pour me guider dans le choix de mes nouveaux yeux, j'ai demandé à une amie plus jeune, dont le regard sur les choses, plus d'une fois, m'a paru plus clair que le mien.
Choisir la monture n'a pas pris une minute. Je ne sais qui d'elle ou de moi l'a trouvée.
Après l'essayage, les réglages et diverses formalités, le protocole prévoit huit jours d'attente. Je suis revenu seul ; une autre jeune femme, une inconnue en blouse blanche, assise à une table en face de moi, a ouvert un boîtier, sorti les lunettes en dépliant leurs branches et les a fait lentement glisser le long de mes tempes. L'air morose de l'officiante, ses gestes impersonnels, loin de me gêner, donnaient à la cérémonie un dépouillement, une solennité accrus. J'étais intronisé ; j'entrais dans la maturité.
En fait ils ouvrent, ces hublots magiques, sur toute ma vie. Je me sens toujours, quand je les sors de l'étui, un trimestre après le premier jour, comme un écolier à la rentrée des classes, tirant de son plumier le compas ou le stylo neufs qui feront de lui un grand ; ou comme un adolescent prêt à s'émanciper, timide encore, et dont les verres, le protégeant telle une armure, sont chargés de clamer sa différence et sa révolte à sa place ; ou un amoureux — ce que je vis avec ces nouvelles compagnes prenant parfois l'apparence d'une petite lune (lunette ?) de miel.
Vieillir ? rajeunir ? Régression ? progrès ? L'ambivalence de ma démarche est celle de ma vie aujourd'hui ; celle, plus largement, de la cinquantaine que j'atteins. Sur cette ligne de crête, entre montée et redescente, on se voit confronté au plus grand défi, à la bataille qu'on va livrer — tantôt luttant, tantôt cédant — avec sa propre décadence. Mes lunettes sont le signe à la fois d'un repli et d'un nouveau départ : avec elles je suis plus vulnérable, et en même temps mieux armé ; elles tiennent à distance les lointains menaçants, les rêves devenus impossibles, tout en rapprochant ce qui doit compter le plus désormais : les pages à lire, à écrire.
Dans le monde ainsi délimité tout apparaît plus net, plus grand, mieux éclairé aussi, comme si mes verres, outre leurs autres pouvoirs, avaient celui de concentrer la lumière ; ce qu'ils font voir acquiert une présence étrange — de même qu'en photographie où l'agrandissement, déployant l'être latent des gens et des choses, les rend plus profondément eux-mêmes. Tout regard en ce moment est une petite révélation. Le chat sur mon bureau prend des airs de fauve hypocrite ; sur les visages émergent le grain, les défauts infimes de la peau ; la laideur de certains s'accentue, mais aussi la beauté des autres ; chacun paraît plus exposé qu'à l'œil nu, plus émouvant.
Je les observe, ces visages, avec une tendresse nouvelle, et surtout ceux de mes pairs, les autres binoclards ; j'aime la délicatesse de leur physionomie, due pour l'essentiel à l'appareillage fragile et fin posé entre leurs yeux et nous. Je plains les hommes : bonjour lunettes, adieu fillettes, c'est ce qu'on dit et ce n'est pas toujours faux. J'admire, chez les femmes, ce courage d'avouer son infirmité en exhibant sa prothèse au grand jour. Les porteuses de lentilles ne suscitent en moi nul dédain, mais je suis davantage touché par celles qui, sans pour autant renoncer à plaire, arborent ce dispositif si voyant, au risque de sembler plus vieilles ou plus laides qu'elles ne sont.
Certaines (et certains !), il est vrai, savent charger de séduction cet assemblage à première vue peu érotique. Les âmes fortes n'ont rien à en craindre, la beauté de leur intellect ou de leur instinct gagnant par lui un nouvel éclat. La pensée, passant par ce filtre, apparaît souvent plus aiguë, pétillante — et plus désertique son absence : n'est pas intello qui veut. Quant au désir, quand il ne reste pas coincé derrière la vitre, il se rapproche et s'exorbite. Femme à lunettes, femme à quéquettes, assurent les connaisseurs. N'empêche que l'effet le plus ravageur des lunettes reste leur effacement soudain — je pense au frisson que fait naître, par exemple, ce geste si simple : une femme qui les ôte au moment de tendre ses lèvres. Je me souviens du jour où Viviane, que je connaissais alors à peine, est venue au rendez-vous sans ses lentilles, ayant mal aux yeux. J'ai failli ne pas la reconnaître derrière ses lunettes mauves, elles lui allaient si mal, mais quand au milieu du repas, dans le feu du dialogue, elle les a posées sur la table, offrant d'un coup à ma vue, à ma vue seulement, hélas ! un visage entier, des yeux brillants, ce fut comme si elle se montrait nue. Et je l'ai désirée pour la première fois.
Ce qui, dans les lunettes, endort souvent le désir, ce n'est pas seulement la froideur du métal ou du verre, l'écran que physiquement elles dressent entre les regards, mais aussi, autour d'elles, ces gestes quotidiens où la passion se dilue dans l'habitude. Ces rituels minuscules. Ouvrir l'étui. Fermer l'étui. Déplier, replier les branches. Frotter les verres. Laisser l'engin posé sur les papiers du travail en cours, tel un gardien fidèle — à l'envers toujours, comme pour l'empêcher de continuer tout seul. Une poétesse que j'ai traduite, contemplant ses lunettes ainsi installées, y voit un «Bouddha plongé dans l'auto contemplation». On ne saurait mieux dire à quel point elles mènent à la sérénité — quitte à nous entraîner dans les chemins ambigus de Narcisse et du renoncement à l'autre.
Sérénité doucereuse, dangereuse, comme certaines drogues. Malgré l'intermittence de nos contacts, ou à cause d'elle — on s'attache plus à force de se prendre et déprendre vingt fois par jour, que dans une permanence où on s'oublie l'un l'autre — me passer d'elles devient sans cesse plus difficile. À peine ont-elles quitté mes yeux, le monde rétrécit, s'assombrit, se brouille. Je ne distingue plus certaines choses qu'avant elles je voyais sans aide. L'autre jour dans le métro, un empoté s'affalant sur moi dans un virage me les écrase sur la figure. Branches et monture tordues, j'ai envie de pleurer comme un enfant. Rentré chez moi j'essaie en vain de réparer. Le lendemain, chez l'opticien du coin (j'étais passé pendant vingt ans devant sa boutique sans la voir), on me les redresse gratis, mais quelque chose est resté faussé : si à première vue tout semble en ordre, une petite douleur que je n'avais pas avant, derrière l'oreille droite, au bout d'une heure ou deux, vient me rappeler que l'état de grâce n'a qu'un temps.
Nous voilà embarqués. À la vie à la mort. Elles font partie de moi, elles sont la fine pointe de mon être ; nous sommes devenus un couple équestre, où l'on ne sait qui chevauche et qui sert de monture à l'autre. Une espèce de centaure. Nous ferons longtemps, très longtemps j'espère, de grands voyages ensemble à travers les pages des autres ou les miennes ; et à la fin, vu que les lunettes d'un mort ne peuvent resservir — ça ne se fait pas, autant utiliser sa brosse à dents, ou porter en sautoir un bout de son squelette —, le jour où nous n'en pourrons plus elles et moi, nous serons mis au trou ensemble, ça me pend au nez.