François Thibaux


L'accordeur


Il vous naît un ami et voilà qu'il vous cherche

Jules Supervielle



Ici, dans ce pays de forêts, lorsque la température se radoucit, le gris fade et morne du ciel d'hiver a des allures de fin du monde. On entend des chouettes en plein jour et des rossignols à midi, sans compter le vent, annonciateur des trombes à venir. Il se déchaîne sans crier gare, soulève les corneilles affolées et des nuages d'étourneaux qui, tournoyant sous l'averse autour des clochers, s'éparpillent comme des guêpes au-dessus des cimetières d'où s'envolent les fleurs. Une accalmie survient, imposant le silence. Alors, des hérons placides survolent les étangs et les bois, survivants d'un univers disparu il y a des millions d'années.

L'un d'eux frôlait paisiblement les sapins de mon jardin lorsque Léon Trotski frappa à ma porte. Appuyé sur ma canne, je suis allé lui ouvrir. Le vent et la pluie étaient retombés. Il faisait presque nuit, les réverbères du village venaient de s'allumer. Je le reconnus d'emblée, quoique vieillissant. C'était bien lui, Léon Trotski : grand, maigre, très droit, cheveux gris, cravate noire de guingois, costume sombre un peu étriqué, chaussures de ville impeccablement cirées ; lunettes rondes, barbiche blanche en pointe, traits tirés, les yeux clairs. Une grosse sacoche de médecin à la main, il m'annonça d'un ton poli mais sec, en s'inclinant légèrement :

— Je suis l'accordeur. Nous avons rendez-vous à dix-huit heures.

Je le fis entrer. Il était un peu plus jeune que moi. Soixante-cinq, soixante-dix ? Je lui proposai du café, du thé, du vin, du porto, du whisky. Il déclina mon offre d'un geste, se dirigea d'une large enjambée vers mon piano droit japonais plaqué contre le mur, à l'entrée du salon, face à la table. Il posa à ses pieds sa sacoche au cuir élimé, me demanda la chaise de cuisine ocre au dossier raide qu'il avait repérée en pénétrant dans la maison.

— À cause de mon dos.

Les proches qui me l'avaient conseillé m'avaient prévenu. «C'est un taiseux. Pendant qu'il opère, il parle seul sans regarder personne, termine son travail et s'en va aussitôt, refusant le moindre rafraîchissement.»

Il installa la chaise devant le clavier, admirant, mine de rien, les poteries alignées sur la cheminée : infante espagnole à la jupe évasée et multicolore, vierge auvergnate en majesté transformée en paysanne au fichu noir enlaçant un enfant pauvre, colonne de migrants peints en rouge avançant sans bruit vers une terre d'accueil illusoire, âmes vertes puis bleues s'envolant vers le Ciel, plus, au centre de la pièce, un grand arbre à oiseaux d'abord fiché sur ma pelouse et que j'avais rentré en prévision du gel.

— Ce sont vos œuvres ?

— Celles de mon épouse.

— C'est très beau. Où est-elle ?

— En pleine terre.

— Depuis longtemps ?

— Huit mois.

— C'est bien dommage.

Il s'exprimait de façon abrupte, d'une voix saccadée mais sans hargne, où perçait une forme de compassion. Désignant ma canne, il ajouta :

— Vous aussi, vous souffrez du dos ?

— Sciatique.

— Ah... Ça fait mal. Bien. Je vais commencer.

Après avoir ouvert sa sacoche et extirpé ses instruments de chirurgien ou de tortionnaire, il se cala de biais sur la chaise, la jambe droite repliée, la gauche tendue devant lui. Il souleva le couvercle du clavier, respira un grand coup et, les yeux clos, se lança dans des improvisations assez violentes, remontant des graves aux aiguës.

Votre piano est un peu bas, mais encore bon. Restent ses touches muettes. Il y en a sept. On peut les réparer. Il y a longtemps que vous ne l'avez pas utilisé ?

Tassé derrière lui sur un fauteuil en simili cuir proche de la table, ma canne à l'horizontale sur les genoux, je murmurai :

— Dix ans. Ma femme me l'a souvent reproché. Elle m'avait fait promettre de m'y remettre.

— Elle avait raison. Il faut s'en servir souvent, stimuler la bête. Pourquoi avez-vous arrêté ?

— Je ne sais pas.

Il pianotait de la main droite, le poing gauche crispé sur son estomac. Avait-il mal là aussi ? Sans se tourner vers moi, il déclara :

— Vous avez perdu vos partitions ?

— J'ignore tout du solfège. Je jouais d'oreille.

— Quel genre de mélodies ?

— Des bluettes : chansons, musiques de films.

— Je n'ai rien contre. Si c'est bien interprété... Vous avez appris tout seul ?

— J'ai commencé à huit ans. Deux ou trois accords par note. Le reste, le rythme, le tempo, la langueur, le fox-trot ou le ragtime, c'est de la frime.

— Votre épouse aimait ça ?

— Elle me trouvait doué. Peut-être me flattait-elle. Elle m'a quand même offert ce piano.

— Un beau cadeau, qui mérite d'être restauré.

— Cela lui fera plaisir.

— Je n'en doute pas. C'est elle, là-bas, sur la photo, avec ce visage d'enfant et ce chapeau de mousquetaire ?

—Oui.

— Une fort jolie femme.

— Elle sera sensible à votre compliment.

Pour un taiseux, Léon Trotski semblait avoir la parole facile, quoique rêche. Il pianota encore, tête basse, le poing gauche pressant toujours son estomac, l'oreille touchant presque les touches et grommelant parfois : «Là, ça coince.» Puis, se redressant d'un bond :

— Bon. On y va.

Avec son tournevis, il ôta le couvercle supérieur et le panneau avant du piano, alla les déposer sur le canapé, refusant mon aide. Ensuite, il retira le bloc des marteaux, le tint à bout de bras, comme une châsse.

J'ai besoin de vous. Je dois déposer ce bloc sur le plateau du clavier, dont je ne voudrais pas endommager le bois. Auriez-vous un livre ?

Tout en travaillant, il avait énuméré à voix basse les pièces qu'il enlevait. Pour moi qui n'y connais rien, c'était de l'hébreu. Une biographie que j'étais en train de lire traînait sur la table. «Vie de Charles IX.» Je la lui tendis. Il s'en saisit sans se retourner, y jeta un œil distrait et conclut, le calant sous le bloc, à droite :

— Ce roi fera l'affaire.

Je découvris alors ce qu'il appela le «feutre d'étouffoir», sorte de rideau qui, s'abaissant lorsqu'on appuie sur la pédale de sourdine, amortit le son des marteaux contre les cordes. Je lui dis :

— Ce système primitif me paraît très ingénieux.

— Nos ancêtres avaient de la ressource. On n'a pas fait mieux depuis. Maintenant, si vous permettez...

— Je vous en prie. Vous ne désirez toujours rien boire ?

— Non, merci.

Je me tus. Dès lors, ce fut un festival : touches muettes cassées qu'il recollait avec soin, d'autres dont il changeait les ressorts brisés, les alignant ensuite sur la table comme des soldats de plomb, marmonnant, chaque fois qu'il en retirait une : «Avec celle-ci, ça va être coton», ou bien : «Ah, là-là, je n'y arriverai pas.» Pour lui, rien n'existait plus, hormis la tâche sur laquelle il se concentrait tout entier, ces réparations qui l'absorbaient à tel point qu'il ne s'aperçut pas qu'il faisait nuit pour de bon, que j'avais allumé d'autres lampes et que le vent, qui avait recommencé à souffler, projetait contre les vitres des giclées de pluie.

Cela dura deux heures. Je me levais de temps à autre pour me dégourdir les jambes dans le salon et la cuisine, la position assise accentuant ma sciatique. Il ne le remarqua pas. Les réparations terminées, il remit le bloc en place et entreprit d'accorder «la bête». Un coup de diapason, une note montant jusqu'au plafond, un tour de clé. Puis, toujours à voix basse : «Ça ne va pas. C'est faux ! Quel bazar, mais quel bazar !» Il fermait les yeux, tapait à nouveau sur la touche, donnait un autre tour de clé. «Là, c'est mieux.» Il soupirait, remuait sa jambe, lâchait son diapason, appuyait encore une fois son poing contre son estomac avant de conclure : «Oui, nous y sommes», comme si, à bout de force, le piano à la masse sombre qui lui avait tant résisté rendait peu à peu les armes.

Enfin, il claqua le couvercle du clavier. Il s'étira sans hâte et me dit :

— Vous êtes patient.

— Je n'avais jamais assisté à un tel travail. De la vraie chirurgie. Ou de la tauromachie. Du grand art.

— On apprend à tout âge. J'espère que votre instrument vous donnera entière satisfaction. Puis-je me laver les mains ?

— Vous trouverez la salle de bain à l'étage.

— La cuisine me conviendra.

— Vous ne souhaitez vraiment rien boire ?

— Non, vous êtes bien aimable.

Tout en laissant couler l'eau dans l'évier, il m'indiqua son tarif, plus que raisonnable. Tandis que je signais le chèque, il regagna le salon, referma sa mallette où il avait fourré ses instruments, tira la chaise de cuisine jusqu'à la table où il s'accouda, en face de moi. Après un long silence, il caressa du plat de la main la couverture de la biographie de Charles IX, s'attarda sur le portrait du monarque adolescent et blême peint par François Clouet.

— Il est intéressant, ce livre ?

Sa voix avait changé. De rêche, elle était devenue hésitante, presque timide. Léon Trotski avait disparu. Le visage de l'accordeur évoquait à présent celui d'Anton Tchékhov : barbiche identique, même lunettes rondes, mais regard profond et bleu, empli de mélancolie. Il chuchota :

— Quelle horrible famille, ces Valois... Des dégénérés, des fous...

Silence encore, comme s'il craignait de se laisser aller, de se livrer devant un inconnu qui, peut-être, ne le prendrait pas au sérieux ou se moquerait de lui. Soudain, toute honte bue, il s'exclama, les yeux écarquillés, avec l'enthousiasme d'un enfant de sept ans vantant le charme de sa maîtresse d'école à qui il vient d'offrir des roses :

— Sauf une ! Ma favorite : Marguerite, sœur cadette de Charles IX et d'Henri III, première épouse d'Henri de Navarre, futur Henri IV, dite la Reine Margot. La plus belle femme de son temps, intelligente, cultivée, douée, fine, subtile, pleine de talent. Et loyale, oui, loyale ! Généreuse, noble, même à l'égard de son mari dont elle n'avait jamais été amoureuse, fidèle au point de lui conserver son amitié après l'annulation de leur mariage et de choyer son jeune fils le Dauphin, plus tard Louis XIII, qui la surnommait affectueusement «Tante Margot». Hélas, odieusement calomniée. Odieusement ! Méprisée, vilipendée par des plumitifs fanatiques acharnés à forger la légende noire qui, depuis des siècles, fait d'elle une sœur incestueuse que se partageaient ses frères, une gourgandine, une nymphomane collectionnant entre ses cuisses les têtes tranchées de ses amants d'un soir, alors qu'elle prônait l'amour platonique !

— Vous exagérez un peu.

— À peine ! Un auteur célèbre n'a cessé de la traîner dans la boue, avec une haine qui laisse pantois.

— Brantôme ?

— Non ! Brantôme était son ami. L'homme auquel je pense avait un prénom de général romain. Je l'ai sur le bout de la langue.

— Agrippa ?

Exact ! Agrippa d'Aubigné ! Un génie, je vous l'accorde, mais plus méchant qu'une hyène. Et un soudard. Heureusement que je ne l'ai pas croisé. Je l'aurais provoqué en duel et il m'aurait saigné comme un poulet.

Avec un sourire désarmant, il poursuivit, sur le ton de la confidence :

— L'amitié est intemporelle, éternelle. Les âmes qui se trouvent après s'être longtemps cherchées se jouent des distances et des siècles. Jamais je ne me lasse de mes échanges avec la Reine Margot, de nos conversations secrètes. Nous sommes amis depuis mon adolescence. Nous nous parlons souvent, surtout la nuit. Quand, dans mon lit, je me délecte de ses Mémoires, j'ai l'impression qu'elle les chuchote à mon oreille. C'est délicieux. Qui vous dit que je n'ai pas, à Nérac, dans une vie antérieure, accordé ses épinettes ?

— Vous.

— Très juste. Elle avait du cœur. Je suis sûr que, bien que catholique, elle a, d'où elle se trouve, pleuré à la Révocation de l'Edit de Nantes, concocté en sous-main par la hideuse Mme de Maintenon, cette Carabosse que vomissait la princesse Palatine. Quelle erreur, cette Révocation, quel désastre ! Vous connaissez certainement ce qu'en a écrit Saint-Simon : «Le fruit de ce complot affreux qui dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce, qui l'affaiblit dans toutes ses parties, qui le mit si longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant d'innocents de tout sexe par milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui leur donna le spectacle d'un si prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans crime, cherchant asile loin de sa patrie...» Pas mal, pour un duc et pair snob comme un pot de chambre, non ?

— Vous connaissez ce texte par cœur...

— Je l'ai lu mille fois.

— Vous êtes protestant ?

— Et vous ?

— Ma famille maternelle l'était. Après la Révocation, mon ancêtre direct, ministre de la religion réformée dans le Languedoc, s'exila en Hollande, où il mourut. Son fils rentra clandestinement en France sous le Régent Philippe d'Orléans. Ses deux filles épousèrent des officiers de cavalerie hollandais et vécurent dans leur pays d'adoption, où elles firent souche, tout comme leur frère dans sa patrie retrouvée.

— Vous avez donc des cousins aux Pays-Bas ?

— En trois siècles, nous n'avons guère eu de leurs nouvelles.

Essayez de vous renseigner ! C'est passionnant ! Quelle époque ! Bien. Il ne pleut plus et le vent s'est calmé. J'ai de la route à faire. Allez, au revoir. Heureux de vous avoir connu.

Il se leva brusquement, ramassa sa sacoche. En le raccompagnant jusqu'à sa Fiat gris clair garée sous un sapin, contre un réverbère, je lui pris le coude. Et, pour le mettre de belle humeur :

— Savez-vous qui était Mme de Maintenon, épouse morganatique de Louis XIV ?

— Dites-le moi.

La petite-fille d'Agrippa d'Aubigné, ce délateur fanatique dont elle a renié la foi et qui a si odieusement calomnié votre amie Marguerite de Valois.

Il partit d'un énorme éclat de rire, me tapota l'épaule.

— C'est un comble ! Un comble ! Elle s'est vendue pour une hostie ! Je le raconterai à Margot.

— Elle le sait depuis longtemps.

— J'en suis certain. Si vous avez le moindre problème avec votre piano, rappelez-moi. Je reviendrai. Merci de votre accueil.

— Merci à vous, pour cette rencontre surprenante et joyeuse. Je n'avais pas côtoyé un être humain depuis un mois. Ce n'est pas tous les jours dimanche.

Tout le plaisir était pour moi. Quant à votre surprise et votre gaieté, je les partage. Si vous ne m'aviez pas proposé une biographie de Charles IX pour caler les marteaux sur le plateau du clavier, nous n'aurions parlé de rien. Un signe de Marguerite, peut-être. Je lui raconterai notre conversation. Elle en sera ravie. En tout cas, souvenez-vous : l'amitié se moque de l'espace et du temps. À bientôt, dans ce monde ou dans l'autre, si nous avons sous peu, vous et moi, rendez-vous à l'Auberge rouge, comme disent vos cousins néerlandais.

Décoiffé par un ultime coup de vent qui fit tanguer le sapin, il s'engouffra dans sa voiture, balança sa sacoche sur le siège du mort, alluma les codes et démarra. Devant l'église romane rasée pendant la Grande Guerre mais reconstruite à l'identique en 1920, comme l'ensemble du village, il klaxonna, agita le bras par la portière, accéléra. Puis, au tournant, alors que seul au milieu de la rue, clignant des paupières sous l'éclat jaune vif du réverbère, je brandissais ma canne pour lui rendre son salut, il disparut dans la nuit.


*


Je suis rentré chez moi assez triste, comme toujours depuis la mort de ma femme. Le lendemain matin, alors que, prévoyant d'essayer après le petit déjeuner mon piano remis à neuf, je buvais mon café devant la table du salon où trônait toujours la biographie de Charles IX, le téléphone sonna. Une jeune femme à la voix aimable et claire me dit :

Bonjour, monsieur. Ici les établissements Ducrotois. Hier soir, notre accordeur, qui vous avait été recommandé et que nous vous avions envoyé, est tombé en panne en rase campagne et n'a pas pu se rendre à votre domicile. Son téléphone portable n'ayant plus de batterie, il a été dans l'impossibilité de vous prévenir. Il a passé plusieurs heures sur le bas-côté de la route. Heureusement, un automobiliste charitable l'a fait monter à son bord, aux alentours de minuit. Nous espérons que vous n'avez pas trop attendu. Acceptez toutes nos excuses. Nous sommes vraiment désolés. Voulez-vous que nous prenions un nouveau rendez-vous ?


*  *  *