Milena Georges


L'ŒIL, L'ANUS ET LA CRISE.

LE CHAOS.



Je vous écris d'un pays lointain, humide et profondément noir. Insulaire. Il y a des hommes qui y cohabitent avec des boursouflures. Elles sont apparues il y a quelques temps sans qu'on sache pourquoi. Nous voulions en sortir mais plus je serrais les dents et plus il se rétrécissait. Pensez donc, ce ne sera pas facile d'en sortir.

Je vous écris d'un pays lointain où j'ai crié et serré les dents, m'agrippant aux arbres qui bordaient mon lit. Ils ne m'ont pas aidée. Ils sont restés de marbre, spectateurs de mon silence, les yeux détournés.

Je vous écris d'un pays lointain où les corps et les boursouflures frémissent. C'est qu'on n'y voit rien, rien d'autre que soi.






I


Une heure avant le crépuscule, le son des cloches a retenti. Une foule est apparue sur l'acropole. Des millions d'hommes et de femmes minuscules. Des enfants aussi. Ensemble, ils gravissent la montagne. Les plus anciens s'aident de leur canne. Les plus jeunes ne sont pas plus rapides que les anciens. Ils traînent la jambe. C'est qu'ils n'aiment pas vraiment marcher. Mais ils savent. Ils savent qu'ils ont rendez-vous en haut et qu'ils doivent continuer leur ascension. Ils savent qu'ils doivent y être pour voir la ville immense se dissiper sous leurs pieds. Pour qu'elle se change en gouffre et qu'ils tombent dedans. Ils ont entendu parler de ce qui se passera ce soir. Ou au moins ils en ont eu l'écho.

Tout en haut, un brouhaha. Une lumière jaune. Jaune et qui inonde le rocher sacré. La foule arrive, se condense autour et se démultiplie. Ils se serrent les uns aux autres pour ne former plus qu'un. Les uns dans les autres et ils ont peur. Ils ne voient plus le rocher. C'est que maintenant il ne veut plus rien dire et qu'ils ne le voient plus. Un homme apparaît soudainement et surplombe. Il se râcle la gorge. Les regards se tournent. Il parle maintenant en faisant de grands gestes. Il a des expressions sévères et ses talonnettes comme des gifles. Il a tendu le doigt et la foule a pâli. Simulacres de cendres. Il n'y aurait qu'à les balayer d'un revers de main pour les faire disparaître.

Puis, il y a eu une poignée de mains et un autre homme s'est avancé. Une longue chaîne en or et tout au bout comme une croix. La foule s'est agenouillée avant de se relever. Elle s'est agenouillée et s'est relevée. Plusieurs fois de suite. Alors, il s'est raclé la gorge et les regards se sont tournés. Son visage rouge et bouffi. Sa voix qui s'amplifie au fur et à mesure qu'elle remonte. Dans son triple menton qu'elle remonte. On dirait qu'il hurle, qu'il leur ordonne quelque chose qu'ils ne comprennent pas. Dressé, il s'impatiente, trépigne. Il effectue un choix parmi la foule. Enfin, il avance et descend du rocher. Il avance de trois pas, se penche et saisit un nourrisson. Quelque chose que l'on pourrait prendre pour une bénédiction. La main levée puis le baiser. Mais l'autre main arrache. La jambe se déchire. Il y mord à pleines dents avant de continuer. Sa voix se déforme. Son haleine immonde. La foule a reculé.

Un homme minuscule se redresse. Il croît par dessus la foule. Il crie des mots dans une autre langue. L'origine. Comme une contestation. L'homme du rocher répond. Il répond par un mouvement remontant du menton. Il lève les yeux au ciel et tape du talon. Aussitôt, des hommes en costume arrivent. Ils arrivent de nulle part et l'encerclent. Ils l'encerclent et sortent de leur poche des gants et très lentement les ajustent à leurs doigts. Gantés, ils le saisissent et l'emmènent sous leurs bras. Ils dévalent maintenant la colline et se dirigent vers la mer. Un autre accourt. Il est muni d'un balai et arrive en courant. A l'endroit, il fait place nette. Personne n'a rien vu. Quelques cendres dans la pelle.

Lentement, le discours se termine. Le triple menton s'est adouci. Son regard caresse. Et la foule le caresse. Rassemblée et prise au piège. De ne pas manger la poussière. Un mouvement. Un bras qui s'ouvre et qui signe la fin. Une file indienne se dessine et descend vers le gouffre. Aveugle et tâtonnante.

Plus bas, au plus près de la mer, la jetée est plongée dans le noir. Soudainement des projecteurs s'allument. Une ligne de chaises les unes derrière les autres. Jusqu'au bout, elles se suivent. La première est en vue sur la mer.

Descendant des montagnes, des files étroites. Qui descendent et s'agrandissent en pénétrant le port. Les premiers arrivés avancent tout au bout. Jusqu'au bout et face à la mer, ils s'asseyent. Les uns derrière les autres. Des femmes, des hommes et des enfants s'asseyent. S'asseyent et attendent que tous les sièges se remplissent. Les autres attendent aussi. Ils attendent que des sièges se libèrent. Tout est en place à présent. Les projecteurs s'éteignent.

Lever du jour. Lentement et plein, le ciel se retire vers la mer. Au dessous, des hommes assis sur la jetée. Ils ont le regard fixe. On ne sait pas s'ils ont vu le jour. On dirait qu'ils ont perdu la vue. Les autres, ceux du fond attendent toujours. Ils n'ont pas dormi. Des cernes pendent sous leurs yeux. Violettes et pendantes. Ils voudraient dormir mais attendent leur tour. Les yeux grand ouverts.

Et soudain, un cri. Le premier. Le premier tout au bout et il hurle. Il y a comme une main lumineuse et immense. Déchire le ciel et s'approche de sa gorge. La main est autour de la gorge et la serre à briser. Le corps se raidit, se ratatine, avant d'être jeté à la mer et de flotter plus loin.

Les autres sont à leur place. Ils se regardent l'air incrédule. C'est évident qu'ils n'ont rien vu. Ils auraient détourné les yeux. Silencieusement, ils se lèvent et prennent la place de leur prédécesseur. Maintenant, ils sont assis ou debout et ils attendent. Il y en aura assez pour tous. Dieu est généreux et la mer, immense.






II


Hors des murs la ville d'ici, baignant au loin dans la lumière. Aveuglante, elle est là et toute à la fois, elle apparaît. Immeubles flottants qui se détachent les uns des autres, globalité mouvante et dépareillée. Ville du dedans. Labyrinthe vivant qui se meut et où tout se poursuit, se reconstruit dans l'insolence du jour. Toits et terrasses. Transformations perpétuelles. La ville est là mais on ne peut la voir, l'appréhender. Sans cesse elle se créée, se recréée comme pour tenter de se faire taire. De s'avorter. Elle apparaît mais déjà un brouillard poussiéreux l'assombrit. C'est que les ruines qu'elle recouvrait se sont dressées et transportées en son milieu. Là, à la place même, où elles ont toujours été. Et maintenant elles sont là. Et sans qu'on ait eu le temps de s'en apercevoir il n'y a plus qu'elles. Plus de fenêtres, ni de portes ou de lumière. Seul du vent qui se cogne aux vestiges et s'emporte ailleurs pour s'y cogner plus fort. Libérer la poussière. Vertiges et débris d'un autre temps qui s'émiettent dans le ciel et s'abattent vers le sol en l'engouffrant.

En soulevant le brouillard qui surplombe la ville, en faisant de grands gestes pour le chasser ou en prenant une loupe. On peut voir plus précisément. Des hommes assis. Ils semblent border la rue déserte. Ils sont assis sur leur siège. Ici, depuis des siècles. En voir un, c'est en voir cent. Ils ont un visage figé, tenant de l'arbre et de la boursouflure. Ils sont immenses et poussiéreux. Il faudrait un plumeau pour les dépoussiérer. Y voir plus clair.

Ici, le jour est là, mais déjà un autre brouillard s'avance. Un troupeau d'hommes en costume noir. Ils ont des valises à la main et des talons qui claquent sur les pavés. Aussitôt qu'on les voit, ils disparaissent. Assis, les hommes n'ont pas bougé, pas même tourné la tête. Identiques à hier. Pas même jeté un œil. La rue est silencieuse. D'ailleurs la scène n'a peut être pas eu lieu. Où pas ici, à des milliers de kilomètres.

Un cri retentit. On l'entend de la rue mais il provient de l'intérieur. Une femme halète, s'agrippe à un arbre, se rétracte et sort d'elle un embryon poussiéreux. Millénaire. Elle le prend et le pose sur un siège, d'où impressionnamment il ne cesse de croître. Il épouse maintenant complètement le siège sur lequel on l'a posé. Là, au bord de la route. Son visage est figé. On dirait qu'il est plus vieux que ses pères.

Sur la place de l'église, rien de nouveau si ce n'est les ruines qui semblent encore s'être multipliées. Rien de nouveau mais pourtant, en attendant patiemment, on comprend qu'il se passe quelque chose. On comprend, que contre toute attente ces hommes bougent, qu'ils sont vivants. Bien sûr, il a fallu beaucoup de temps pour y parvenir, beaucoup d'immobilité, histoire qu'ils ne prennent pas peur. Et, il y a eu un mouvement. Une main. Une main qui s'est tendue, lentement, et qui a porté quelque chose à la bouche. De la nourriture ou du vin. Les regards restent fixes mais les ventres se gonflent. Les doigts s'essuient maintenant sur une serviette, impeccable et blanche.

À nouveau, une main se tend et lentement ouvre un tiroir d'où elle sort une icône plus grande que tout et qui l'entoure. Gigantesque. Doucement, l'homme la pose sur ses genoux, la regarde. Doucement, il la porte à sa bouche et l'embrasse. Il l'embrasse encore et encore il la regarde. Il la regarde une dernière fois, l'embrasse lentement et l'avale. Comme si c'était son fils.

Descente dans le cœur de la ville. Une venelle nous conduit à l'entrée d'un tube digestif. Arrivée. Ici, il fait sombre, profondément humide. Les parois au toucher, comme des boursouflures suintantes. En s'habituant à l'obscurité, on peut voir ou entrevoir, en bas comme un lac. Des arrêtes et des olives qui surnagent à la surface d'un liquide verdâtre et doré. En descendant vers ce lac, puis en pénétrant le mélange, on aperçoit aussi des morceaux de viande. Des morceaux de viande avalés trop rapidement sans être correctement mâchés. Des morceaux de viande remuant tellement dans ce liquide qu'ils semblent effectuer une danse primitive et sanguinaire. D'ailleurs, l'ail et l'aneth se querellent à leur sujet et parlent fort malgré les regards inquisiteurs du saint pain qui se délasse dans son yaourt. L'alcool, lui se rue contre les parois de l'estomac pour se faire la malle. Là-bas dans le sang. Et tout cela vivote, se divertit, en redemande, sur un siège qui n'en peut plus. C'est que les termites, elles, s'affairent.

Des cloches résonnent aux quatre coins de la ville alors que la digestion s'y termine. Les cloches résonnent étrangement. Un tocsin. Les hommes ouvrent grands les yeux, reprennent connaissance et se redressent. Ils s'épient en coin, lentement. Ils semblent être impatients mais se dominent. C'est qu'ils ne voudraient pas que les autres puissent douter de leur moralité. Ils se lèvent soudainement pour subitement se rasseoir. Ils attendent. Ils s'attendent. Et d'un même mouvement, ils se lèvent. Comme ça, à l'unisson. Et d'un même mouvement, ils rangent leur siège avant de partir dans la même direction. Ils sont nombreux. Des milliers peut-être. A former un flot, un flot régulier et puissant qui s'enfonce dans le centre de la ville. Des chats les suivent, miaulant comme des chiens.

Tout au bout. Au centre de la ville. L'épicentre gigantesque. Une créature colossale caresse ses mamelles gonflées tout en meuglant son rut. Ses pieds sont des sabots qui soulèvent la poussière. Happé, le flot se rapproche, se condense, hypnotisé par la poitrine omnipotente. Et le flot se condense encore, exhorté par les râles de son initiatrice. Les tétons se raidissent. Les gorges s'assèchent. Il y a un long silence, un frémissement. Minuscules, ils attendent encore mais ne semblent plus capables de contenir leur impatience. Les visages se déforment, prennent un air étrange. Les ongles disparaissent et les cheveux s'arrachent. Par poignées.

Soudain, une secousse. Un tremblement. Terre et chair désordonnées. Le lait surgit enfin et inonde la ville créant une horde parmi la foule. Torrents visqueux où chacun se rue. De partout et de nulle part. Revenir à la source. Etre le premier et l'unique à parvenir au sein. Emeutes. Ascension collective. On s'accroche à la chair. On y mord. Ne pas perdre sa place. Ecraser les autres s'il le faut. D'un coup de pied. Parvenir au sein et y boire goulûment, à s'y noyer d'amour, à s'y perdre. Encore et encore. Jusqu'à la fin. Comme ils ne le feront jamais plus.

Des femmes arrivent. Vêtues de noir. Plus minuscules encore. Elles rampent sur le sol et mangent la poussière. Des kilomètres durant. Elles rampent sur le sol et tentent de retenir les hommes qui s'y jettent. Un pied, un cou ou un coude. Ce qui leur passe sous la main. Et le lait se déverse à travers les ruelles et prend le large. Bientôt la ville en est totalement pleine, opalescente dans le soleil. Enivrés, les hommes se reproduisent et se dépeuplent, d'un mariage incestueux et obscène. On les voit déjà donner naissance à des enfants criant, baveux et poussiéreux qui se ressemblent et ne font qu'un.

Une fourmi se déplace dans la poussière. Elle est repoussée de son trajet par un bras qui se débat lourdement. Un bras qui se cabre et se raidit. Ils sont des milliers à faire de même. A tenter de se relever. Et sur leurs rétines, l'image de leur mère et de ses seins blancs. Puis l'étouffement. Leurs lèvres violacées.

D'autres hommes arrivent. Ils ont la tête haute. Ils ont toujours cette mallette à la main et leurs souliers éclatants comme nous l'avons déjà dit. Ils pourraient facilement aider les autres, ceux du sol poussiéreux. Leur tendre une main. Les autres, ils ne les ont pas vus. Ils ont tourné leurs yeux vers l'intérieur. Ils ont eu peur de voir ou d'être regardés.

Donc ce lait était une addiction. Il s'en déversait de plus en plus. Pour occuper la foule. Et, ils en voulaient de plus en plus. Et ils en mouraient. De la bouillie au coin de la bouche. Puis, on décida qu'il y avait trop de morts et qu'ils devaient en boire moins. Et qu'ils devaient payer pour celui qu'on leur avait fait boire. Et aussi pour celui qu'ils n'avaient pas bu. Celui des morts. Et tout le monde devait payer, même ceux qui étaient allergiques au lait depuis leur naissance. Ceux-là, ils s'étaient enfermés chez eux pour ne pas entendre les meuglements et résister à l'appel. On inventa une nouvelle taxe annuelle. On devait aussi la payer pour ceux qui en étaient morts. Ils s'étaient goinfrés comme des porcs. We don't play. Cause you, you, you have to realize, who you are. Et plus personne n'osait rien faire. On regardait juste les mamelles d'un air méfiant et suspicieux. Mais celles-ci se métamorphosaient, s'évaporaient en un rire sardonique qui recouvrait tout le pays. On l'entendait de partout. Nulle part on ne pouvait s'en préserver. Et on faisait la queue au dégueuloir pour ne pas avoir à payer ce qu'on n'avait pas encore digéré. On s'appuyait sur le ventre bien fort. Et on aidait les autres. C'était une question de vie ou de mort. D'autres se faisaient pendre par les pieds. D'autres encore se mutilaient pour évacuer ce qu'il y avait de lait dans leur sang. Et plus ils se martyrisaient et plus leur visage devenait livide. Ils se faisaient alors martyriser davantage car être si blanc était la preuve de leur ignominie. Et il n'y avait rien à faire. Toujours coupables. Ils devaient se racheter pour le lait qu'ils avaient bu. Alors ils recommençaient, se pendaient par les pieds et se taillaient les veines et se roulaient dans la poussière pour foncer leur épiderme. On leur disait qu'ils étaient sales et que là encore c'était une preuve de leur ignominie. Et c'était une guerre. Une guerre propre et alimentaire, où l'on s'avortait pour ne pas avoir à payer le lait des nourrissons qu'ils n'avaient pas encore bu.

Et l'on riait fort. A s'en décrocher la mâchoire. Et l'on riait fort et des blagues éclataient de plus belle, et de partout. Ca pour rigoler, on rigolait. On payait et on rigolait. Il n'y avait rien d'autre à faire et ça masquait la faim. Ca faisait oublier la faim, la soif et les regards inquisiteurs.







III


Dans le village, dans son creux, une place qui s'étend et les montagnes tout autour. Des maisons qui y grimpent, qui en descendent. Les unes sur les autres. Et dans le creux, dans son œil, la place. Nue et bordée de chaises vides. Et derrière, des devantures aux carreaux sales, d'où l'on s'observe en toute indifférence. Au loin, un peu plus haut, le son des cloches. Puis du bruit, des allers venus. Des rideaux que l'on écarte du bout des doigts. Des cafés qui se vident, des voitures qui démarrent. Vrombissements et klaxons. Des gens qui se saluent, d'autres qui se signent. Avant de disparaître, aussi soudainement qu'ils sont apparus. Ne reste que le silence. Les murs se dressent et se resserrent les uns contre les autres.

Tout au bout de la place, un homme vêtu de noir. Droit et figé comme par une photographie. Quand le soleil est au plus haut, lentement, il se met en marche. Il remonte maintenant une longue rue déserte dans laquelle ses pas résonnent. Et soudainement, il s'arrête. Comme aux aguets, il tend l'oreille. C'est que quelque chose, un son imperceptible encore a rompu le silence. Une résonnance sous la peau. L'homme écoute et très lentement marche, happé par ce bruit qui tour à tour s'amplifie, se rétracte. Son ombre glisse sur les murs blancs. Elle semble s'agrandir dans les rues de plus en plus étroites. Puis sur la droite, une impasse. Une fenêtre ouverte tout au bout. Cadre sombre, enchâssé dans la blancheur du mur. Une fois que les yeux se sont habitués à l'obscurité, on peut voir. Une forme se détacher du reste. Un visage d'homme, la tête entre ses mains et il pleure.

Derrière la fenêtre, au dessous de l'horloge, une étagère vide. Non, ce n'est pas cela. Une étagère qui semble vide mais qui ne l'est pas. Enfin pas entièrement. Un cadre de bois encaustiqué avec soin. Un cadre renfermant un jardin ombragé et fleuri. Au centre, il y a un couple. Ils ne se regardent pas. Sur les genoux du père, une petite fille de sept ans, vêtue de blanc et qui sourit. Elle sourit à son père et son père lui sourit. Cela créé tout un monde. Comme un Eden dont la mère aurait été chassée. Elle, elle regarde sur le côté. Elle regarde sur le côté mais elle sourit. C'est que sa fille a fait renaître sa beauté passée. Ses cheveux noirs et bouclés, volant au vent. Insouciants et légers.

Tout au bout, un homme. Il se lève et referme la fenêtre avant de se rasseoir. Comme un frisson le long de sa nuque. Ses yeux, ahuris. Ils regardent à gauche et à droite. Et tout autour de lui. On dirait qu'il ne reconnaît pas le lieu où il se trouve. Ce buffet gigantesque. Et longuement il le regarde, le scrute et l'examine. Enfin, sa décision est prise. Il se lève. Il se lève et en ouvre la porte. Sur les étagères, des rangées de verres, identiques les uns aux autres et qui se ressemblent. Il est là et les regarde. Il les scrute et les examine encore et encore. Puis, un à un, il les sort et les aligne. Minutieusement. Comme pour ne pas laisser de traces. A présent, ils sont partout et recouvrent entièrement le sol. Et déjà, il les remplit d'un liquide transparent dont il verse toujours la même mesure. Il tend le bras se saisit du premier, le boit, l'essuie et le range. Il fait de même jusqu'au dernier, jusqu'à ce que ses yeux se tournent en lui-même et ne voient plus.

Après le chemin de terre qui contourne le cimetière, une grange sur une colline. Une grange blanchie à la chaux au fond du ciel bleu. Une grange où l'on est parvenu car on ne savait pas où aller. Car l'ennui guettait, qu'il devenait intenable. Une grange comme d'autres, sans particularité mais juste derrière le cimetière et haut perchée. Une allée de cyprès très hauts et de la terre rouge. Ascension lente. Des perles de sueur sur la peau brûlée. Il lui reste cent mètres. Il reprend son souffle. Mais quelque chose. Comme un gémissement. Ou plutôt un son horrible. Une truie. Une truie que l'on égorge ou que l'on assouvit. Malgré la fatigue, la curiosité déborde. Il accélère le pas. Maintenant, il est tout proche. Il se cache derrière un arbre et écoute. Et tout en fixant les jalousies mi closes, le son le remplit. Incapable de se contenir davantage, il court jusqu'à la porte et l'effleure du bout des doigts. On voit son sexe se durcir, se gonfler, devenir énorme. Sa main se dirige sous sa ceinture puis s'en éloigne. C'est qu'il hésite, qu'il regarde d'un mouvement lent tout autour de lui. Son cou prend des contorsions étranges. Comme trois tours sur lui-même. Il semble épier l'horizon, les buissons et tout ce qui l'entoure. Ses yeux sont partout et ne voient rien. Soulagé et satisfait, il ouvre sa braguette. Il s'étreint en mouvements de plus en plus rapides Et très rapidement se penche. Ses yeux pénètrent. Dans la lumière, un corps nu. Un corps nu dressé sur un homme vêtu de noir. Des coups de reins. Un torse qui se déploie. Une poitrine menue et sa gorge blanche qui palpite. Des cheveux noirs et bouclés ramenés en arrière. Un visage. Un visage qui se déforme.

Tout au bout de l'impasse, devant la fenêtre, le regard est figé et traverse la vitre. Un homme semble attendre quelque chose. Il est ici depuis des heures et regarde et attend. A plusieurs reprises, il semble sursauter. Une impatience peut-être qui se transforme en tension. Un sursaut et des sourcils qui se froncent. Comme sous la douleur. Une aiguille qu'on enfonce. Qu'on enfonce et qu'on retire. A chaque nouvelle convulsion, on voit ses cheveux et se dresser et blanchir. Ils sont à présent plus blancs que blancs. On dirait qu'il va bientôt manger la terre.

Les cloches retentissent dans le village et de partout, des portes s'ouvrent et se referment. Des hommes en sortent. Ils marchent vers la place. Les uns les autres se rejoignent et alors ils se taisent. Un par un, ils prennent un siège. Ils ont remonté leurs manches, reboutonné leur col. Et maintenant, ils sont assis. Ils ont ou prennent un air sévère. Les cloches retentissent à nouveau. Un brouhaha au loin. Des jeunes filles arrivent, elles tiennent des bassines dans leurs mains. Leurs cheveux volent au vent. Elles tiennent des bassines dans leurs mains et elles se mirent à l'intérieur. Elles se sourient comme on se sourit à soi-même. Dans l'eau pure. Chacune se dirige dans sa direction. Elles savent où elles vont et elles n'ont pas baissé les yeux. Enfin, elles y sont. Chacune devant un siège. Et d'un même geste, elles s'agenouillent et retirent les bottes de cuir. Celle de droite en premier, puis la gauche. D'un même geste, elles plongent le premier pied dans l'eau. Le frotte et le rince. Trois fois de suite. Et elles recommencent avec l'autre. Les hommes ne bougent pas. On ne peut savoir s'ils trouvent l'eau trop froide ou trop chaude. Leurs yeux sont ailleurs. De la bave coule au coin de leur bouche. Qu'on s'empresse d'essuyer. Il ne faudrait pas que cela se voie. La tache terminée, ensemble ils se relèvent. Et les pères et leur fille. Et bras dessous, bras dessus, ils repartent. Les portes s'ouvrent et se referment. Il fait nuit.

Le soleil se lève derrière la fenêtre. Il ne reste que du marc de café au fond de la tasse. De la vase dans laquelle on piétine et on s'enfonce. Une forte odeur s'en dégage. Le marc a été retourné. Ses pas, au lointain, ont formé des images. Paysage indistinct d'où apparaît un cheval au galop. Il galope et galope, se cabre et se transforme. Serpent hennissant qui rampe jusqu'à la ville avant d'être tranché en tronçons violents. Des hommes minuscules en sortent. Ils balbutient et ne font qu'un. Un nourrisson. Ou plutôt un enfant. Un jeune homme. Un jeune homme qui abat un arbre et qui sourit. Dans la lumière du jour.

Le soleil. Il semble impatient et se tord. Une porte que l'on ouvre. Des mouvements précipités. La course jusqu'au couloir. Une voix qui fait mine d'être neutre. Le silence et ses yeux détournés. Détournés et trop loin de lui. Et il court. Il court tant qu'il pourra. Des arcs de cercle tout autour d'elle. Elle, elle est au centre mais elle ne veut rien savoir. Elle a détourné la tête. Il court encore et desserre sa ceinture. Celle-ci, elle siffle dans l'air, rosse le dallage. Et son souffle s'épuise. Le cuir qui l'étrangle. Son cou bleui. Le visage se retourne. Et elle le voit. Elle le voit comme si elle venait de voir. Il est sur le sol et son cou bleui. Et lentement, il se raidit, se frippe, se ratatine. Sa fille hurle. Il y a toute la vie dans sa voix. Et elle hurle et se soulage. Et se soulage encore. Elle ramasse maintenant les débris de son père et les pose sur un drap blanc. Plus grand que tout et qui l'entoure. Inquisiteur.






IV


Au bout de la rue, une maison identique aux autres et blanchie à la chaux. Les jalousies y sont fermées pour faire face au soleil. A l'intérieur, dans l'ombre, un silence de plomb. Quelque chose qui met mal à l'aise, colle à la peau. Une absence. En tendant l'oreille, on perçoit comme un tintement léger et régulier. Il semble s'amplifier au fur et à mesure que l'on s'y habitue. Etrangement, il semble impossible de savoir d'où il provient. Et bientôt, il résonne en vous-même, las, fatidique.

Entrée dans la cuisine. Le bruit s'accentue et déborde. On comprend qu'il provient des murs. Quatre horloges. Chacune placée au centre des quatre murs. Quatre horloges dont le mouvement coïncide exactement. Et d'un même mouvement, elles se déplacent tout autour de la pièce et résonnent. Au centre, un réfrigérateur, plus grand que tout et qui se dresse. Il fait face à chacune des quatre horloges et s'élève et se dresse. Il plonge à présent la cuisine entière dans son obscurité.

La porte s'ouvre, une jeune femme se glisse à l'intérieur. Elle est trapue et avance difficilement. Elle tire un siège vers elle, s'assied et regarde tour à tour les quatre horloges. Et tour à tour, elle les regarde comme pour s'assurer que leur mouvement coïncide. Puis, elle se lève et se dirige vers le réfrigérateur. Elle l'ouvre et le referme. L'ouvre et le referme encore. Plusieurs fois de suite sans que l'on puisse comprendre pourquoi. Puis, lentement, elle revient à son siège. Elle s'y assied. Elle semble attendre quelque chose. Les mains sont jointes, le regard fixe en direction du plafond. On dirait qu'elle quémande quelque chose à quelqu'un qui est absent. Les aiguilles défilent maintenant dans son œil vide.

De plus près, on croirait voir un poulpe. Irisé, il se déploie et se meut, se rétracte. A former un cercle, une pupille. Et toute petite. Son noir en est profond, abyssal. La paupière se referme et se rouvre. Le poulpe a disparu. Seul un regard subsiste, mou et outrageant. Quelquefois le poulpe voudrait se libérer. Il voudrait sortir de cet œil vide d'où il ne sait que faire. Sortir un tentacule et se laisser glisser à l'extérieur. Mais l'œil se referme et lui impose sa volonté. De l'intérieur.

Soudain, les quatre pendules de la cuisine se mettent à sonner. Tocsin, salive et sursaut. Les yeux sont rivés vers le centre de la pièce. Le réfrigérateur. Le regard semble s'en nourrir. Le ventre se gonfle à vue d'œil. La bouche salive. S'impatiente. La main se crispe sur la fourchette. La bouche se remplit. Les dents déchirent. Encore et encore. Il n'y en aura jamais assez pour calmer le néant ventral. Dans l'assiette, des serviettes chiffonnées et grasses. Trempant dans la sauce. A l'image du menton. Les yeux sont devenus livides. Le poulpe s'est déplacé dans l'estomac : il s'y baigne maintenant. Lentement parmi la graisse.

Puis, du bruit provenant de la pièce voisine. La télévision. Volume tourné au maximum. Des reflets scintillants miroitent sur les murs. C'est la récréation du poulpe. Il pétille dans son orbite. Devant lui, l'écran. Où il se passe des choses. On y voit des gens. Des gros plans. Des hommes en costume qui se serrent la main. Plan fixe. Leur regard sévère. La main se tend en tremblant, change de chaîne. Il n'en faudrait pas davantage. Heureusement, le divertissement est-là. Des ongles vernis cuisinant. Des rires en veux-tu en voilà. Strass et paillettes. La cuisine est un bonheur dans lequel on vous invite à vous réfugier. Le gras se digère, talentueusement, en robe du soir. Les tentacules s'enfoncent dans le moelleux du canapé. Du chocolat. Des beignets. Du gras dans les poêles. Du fromage. Des saucisses. Et des bavardages. Des offres d'exception. Des rires. Et des commentaires à n'en plus finir. Encore et encore. Le poulpe n'en peut plus. Il a désespérément faim.

Dans le creux du canapé, il tente de s'endormir. Mais son vide l'en empêche. Quoi d'autres ? Ses fils ? Déjà appelés vingt fois aujourd'hui. Et ils répètent toujours la même chose. Ce qu'ils ont mangé, ce qu'ils mangeront ce soir. Une leçon apprise par cœur et qu'ils récitent par convention. Pour rassurer. Pour dire que malgré la distance, ils n'ont pas le ventre vide. Pour éviter l'engluement des tentacules. Mais le poulpe n'y croit guère. C'est qu'il ne peut se fier à ses belles filles. A leur estomac frêle.

Trapu, il avance difficilement vers la cuisine. Il tire un siège énorme où son corps mou s'affaisse et déborde. Les quatre horloges, maintenant, l'entourent et l'emprisonnent. Etrangement, elles semblent en arrêt. Comme si le temps s'était cloué sur place. Le poulpe est aux aguets. Il regarde tout autour de lui et se lève. Il se lève et tout en tremblant se dirige vers le réfrigérateur. Celui-ci, on dirait qu'il se trouve à des kilomètres. Il semble minuscule dans le lointain. Le froid du carrelage sous ses pas flasques. La peur d'un effort trop intense. La tête qui tourne et tombe sur le côté. Le corps qui se dérobe. A travers la fenêtre, on voit le soleil monter et disparaître. Il fait nuit. Le poulpe avance encore. Si lentement que ses mouvements ne sont plus perceptibles à l'œil nu. Quelques pas. S'appuyer sur le réfrigérateur et reprendre son souffle. Quelques respirations qui n'en sont plus. Dans un effort ultime et vital, il parvient à l'ouvrir. La lumière à l'intérieur. Trop aveuglante pour voir. Il tend son bras et à tâtons se saisit de quelque chose. Puis, il se penche, tend l'autre bras et à tâtons cherche. La main se déplace dans le vide. La lèvre frémit. Il se penche encore et tâtonne. Il se penche encore. Encore et encore. Jusqu'à s'affaler à l'intérieur. La porte se referme. Son œil vide au cœur du mausolée. La mort l'a avalé. Comme elle avale.






V


La grotte d'un saint. Son refuge. Son repli. Maintenant, il est mort depuis des siècles. Et toujours, on le commémore. On lui rend visite. On le prie. On embrasse la roche où il a vécu. On gratte la mousse qui se développe sur les parois. La mettre sous son oreiller. On se presse à la source tout au fond de la grotte. On y boit pour le miracle. On s'y recueille. Dans le cliquètement des ex-voto.

Ce jour-là, tout le hameau est réuni. Il forme un arc de cercle à l'entrée de la grotte. Et au milieu, un homme qui parle encore et encore sans que personne ne comprenne. Ses mots incompréhensibles s'enchaînent, lui raclent la gorge et se grossent. Comme des pets, des rots, des déglutitions. Des craquements d'os. Tous ont les yeux rivés sur lui, sur ses lèvres. Maintenant, il dessine à l'aide d'une branche une ligne sur le sol. Les hommes et les femmes se sont placés derrière. Ils font mine de prendre leur élan. Et avant de se concentrer. Il n'y a pas un bruit. Un coup de feu. Des hommes et des femmes prennent leur élan. Ils se ruent tour à tour puis tous ensemble dans la grotte noire et humide. Rituel d'une autre époque. Ils s'y jettent. Il y a des boursouflures qui éclatent sous leurs pieds. Comme du sang. Des boursouflures sous leurs pieds et qui éclatent. Du sang. Et ils s'agenouillent, ils embrassent le sol. Le saint et là et il regarde. Ils portent le sang à leur bouche et lui sourient. Au saint. Ils lui sourient et s'en nourrissent. Ils arrachent à présent le sol de leurs mains. Ils y enfoncent leurs doigts profondément. Comme de la chair entre leurs mains. Tous les habitants dans la grotte et ils arrachent le sol de leurs ongles. Ils arrachent le sol et creusent et y enfoncent leur vit. Leur vit, ils l'enfoncent et plus profondément encore. Il y a un long cri. Un long cri tout au bout. Un long cri qui vient de l'intérieur. Et soudainement, l'entrée qui se referme, se rétracte. Des pieds, des bras, des têtes, coincés dans l'embrasure. Il y a ceux qui sont saufs et qui dans le noir essaient de sauver les autres. Et ils tirent sur les corps, qui s'étirent et se déforment. Encore et encore. Des membres s'extirpent violemment. D'autres sont déchirés, broyés. On dirait de la purée sur le sol, de la farce. Il y a des membres qui forment un tas tout en continuant leurs mouvements et qui s'entrainent entremêlés. Les uns dans les autres. Comme un canard à qui on a coupé la tête et qui court, court et qui court encore dans l'herbe. Les autres, ceux qui sont saufs, ils ont formé le tas et ils sont fatigués. Ils courent après les membres, les rapportent et refont l'amas, le remodèlent avant d'aller courir plus loin et d'en rapporter d'autres. On voit des cernes pendre sous leurs yeux. Des cernes qui grossissent à vue d'œil. Et soudainement, leur visage se déforme, leurs yeux s'exorbitent. Ils ne s'occupent plus du tas. Le tas, ils le laissent. Ils le laissent car ils viennent de comprendre. Ils viennent de comprendre qu'ils ne pourront plus sortir d'ici et ils crient comme si cela pouvait changer quelque chose. Et tapent contre les parois puantes. Et ils se frappent en insultant leur saint. FUCK ! FUCK OFF! MOTHER FUCKER! Et ils sont là à s'asphyxier dans leur merde. Enculés comme des trous du cul. Du fumier. Du fumier sur lequel on pisse après s'être branlé.


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«Le choc de Cheimonas, puis de Dimitriàdis. L'écriture et les ratures. Puis ce texte de quelques pages. Je ne sais pas ce qu'il vaut. (...) Mes tripes y sont à l'intérieur.»

Ce petit mot d'une inconnue dans ma messagerie, accompagnant le texte ci-dessus. Cheimonas et Dimitriàdis, deux des auteurs grecs les plus puissants, les plus extrêmes sûrement... Me voilà déjà impressionné. La lecture le confirme : il y a là un talent d'une force indéniable.

Milena Georges a trente-trois ans. Elle a vécu en Grèce avant d'en être chassée par la crise et enseigne à présent quelque part en France. Elle n'a rien publié pour l'instant ; elle le fera bientôt pour peu qu'il existe encore, dans ce pays, des éditeurs aventureux et talentueux.

Deux nouveaux chapitres de ce texte sont en chantier. Travaillez bien, Milena.


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