Christina Mirjol
C'était une bonne petite, répéta Marguerite trois fois de suite — elle était inconsolable.
C'est Evelyne Doucet qui le rapporte. Toutes deux étaient voisines, elles se sont fréquentées plus d'une dizaine d'années.
Exactement quinze ans, précise Evelyne Doucet. Puis je ne l'ai plus revue.
Pendant les premiers temps je venais tous les jours, ajoute-t-elle. Elle était désespérée.
C'était une bonne petite, tu sais, lui disait Marguerite, puis sa bouche se tordait, se mettait à trembler, sa voix se disloquait, elle cessait de parler et s'effondrait en larmes.
Alors, Evelyne Doucet restait à ses côtés, lui tapotait le dos, lui caressait le bras, attendait qu'elle se calme. Mais rien, rien ne pouvait apaiser la détresse de cette femme ni ne pouvait réduire sa peine monumentale.
On n'a jamais compris, poursuivait Marguerite, pour la quarantième fois. Pourquoi a-t-elle fait ça ? Et elle n'a rien laissé. Aucune explication.
Le quinze août deux mille un à huit heures du matin, chez elle, à Eymoutiers, Angélique prit une corde et entra dans la grange.
On fouilla la maison. Tout. Chaque centimètre carré de l'énorme édifice, les hangars, la remise et même les deux étables... Tous les bâtiments y passèrent ; et comme on ne trouvait rien, on souleva chaque pierre qui était dans le jardin, on retourna presque la terre... Elle n'avait laissé aucun mot.
J'ai connu Angélique par sa tante Marguerite, raconte Evelyne Doucet. Au fond de la même cour, la maison des Combault (Marguerite et Raymond) et ma propre maison se trouvaient côte à côte : deux constructions jumelles surélevées d'un perron, au centre-ville d'Ivry. Ce contact permanent, année après année, nous avait rapprochés, nous étions devenus presque intimes. Comme elle venait souvent chez son oncle et sa tante, je voyais la petite. Elle arrivait le samedi, repartait le dimanche, y passait également la plupart de ses vacances.
Ce fut une petite fille puis une adolescente assez insaisissable, raconte Evelyne Doucet. Son beau regard étrange était tout à la fois pénétré et inquiet, elle était peu bavarde. Puis il y eut un jour (quelques mois avant le drame), cette étonnante rencontre entre Angélique et moi. C'était au mois d'avril... j'en suis à peu près sûre, je rentrais de vacances... Ce jour-là, je me souviens, j'avais des invités (ce devait être donc un dimanche je suppose ... ou peut-être un samedi... en tout cas le week-end), j'étais sortie de table pour fumer une cigarette. Angélique était là, assise sur le perron, le corps recroquevillé ; elle sanglotait.
Qu'est-ce qu'il se passe, Angélique ? je lui demande alors en me rapprochant d'elle, sans vouloir la brusquer, mais insistant tout de même. Elle ne répondit pas et ses pleurs, rompus de sanglots et de spasmes, redoublèrent.
Les genoux repliés sur sa petite poitrine, elle semblait engloutie dans un drame indicible et serrait des deux poings sa pauvre tête branlante.
Tu as mal quelque part ?
Ton oncle et ta tante sont là ?
Qu'est-ce que je peux faire pour toi, Angélique ?
Enfin... d'une voix étranglée, je l'entends qui me dit entre ses poings serrés cette phrase sibylline : Je voulais être danseuse.
Interloquée d'abord, je la reprends et dis : TU VOUDRAIS ?
Non, me répond-elle alors d'un petit signe de tête dodelinant et triste, et je n'en sus pas plus.
Sur le coup, je l'avoue, regrette Evelyne Doucet, l'idée d'en savoir plus ne s'est pas présentée ; je n'ai pas le moins du monde cherché à m'expliquer cette violente crise de larmes ni à prendre non plus des nouvelles de la petite (auprès de sa tante, par exemple, comme j'aurais dû le faire, et à laquelle, oui, c'est un fait, je n'ai pas fait état de cette triste scène) ; je n'ai pas réagi ; j'ai d'ailleurs aussitôt oublié l'incident et personne n'en a rien su... Je réalise maintenant à quel point fit défaut cette petite explication qui l'eût peut-être aidée (si j'en avais parlé à sa tante par exemple ; si tout son entourage avait pu, grâce à cela, se pencher un tant soit peu sur sa détresse d'enfant). Mais personne autour d'elle n'avait seulement idée de l'infini chagrin de cette adolescente ni de son immense solitude ; et, pour mon humble part, les sanglots d'Angélique, qui cessèrent assez vite après ce bref échange, ne m'ont pas, il est vrai... (et là, Evelyne Doucet, qui semble bouleversée, bredouille quelques excuses et revient plusieurs fois, après maintes digressions, sur sa propre posture à l'égard de la jeune fille, qu'elle n'hésite pas maintenant à qualifier de distante, et même, un peu plus loin, d'injustement glaciale ; elle s'en étonne).
Ce drame épouvantable dévasta la famille, reprend-elle. Personne ne s'en remit. Le père de la petite, qui d'après ce qu'elle sait, n'est pas un homme bavard, cessa complètement de parler et la mère devint folle — elle pense à présent qu'elle est morte.
Quant à ses pauvres voisins, ils étaient si détruits qu'ils devinrent en peu de temps affreusement méconnaissables. La mort de la jeune fille, si inexpliquée et brutale, les avait dévastés... Ils étaient effondrés l'un et l'autre de douleur ; ils n'avaient pas d'enfant et adoraient la petite.
Ils restaient enfermés dans leur petite maison, raconte Evelyne Doucet, abrutis de chagrin, n'entrouvraient les fenêtres que pour les refermer, pleuraient toute la journée. C'était triste de les voir à ce point emmurés. Pourtant, ajoute-t-elle, Marguerite, de rares fois, se rendait à Eymoutiers.
Elle revenait le lendemain. Il y avait alors dans son comportement des signes obsessionnels, lamentablement maladifs. Elle ne cessait de fouiller par exemple son cabas qui d'ailleurs était vide, l'ouvrait, le refermait, se penchait au-dessus, effarée de n'y rien voir, explorait de fond en comble les ténèbres du sac, les poches l'une après l'autre d'où rien, rien ne sortait, glissait de l'une à l'autre le regard possédé, puis redressait la tête, s'accrochait aux deux anses, suspendait au crochet le sac vide qui pendait, le décrochait de nouveau... errait dans ce désert.
J'ai vu mon frère hier, vint-elle me dire une fois. Il m'a fait de la peine. Figure-toi qu'il ne parle plus.
Elle-même ne s'exprimait que d'une voix triste, éteinte, rapporte Evelyne Doucet. Et elle précise encore que son filet de voix s'accordait désormais à son corps desséché — une femme grasse, opulente, autrefois si gourmande.
Comme ils ne sortaient guère (lui, jamais, confie-t-elle), je frappais aux carreaux, forçais presque leur porte pour leur porter secours, leur donner quelques fruits, la moitié d'un gâteau que j'avais préparé, des œufs frais, du fromage, un reste de ragoût, mais est-ce qu'ils les mangeaient ? Lui peut-être, je ne sais pas, il était invisible, mais elle ? Elle était devenue d'une maigreur saisissante.
Avant que je ne déménage, poursuit Evelyne Doucet, elle a voulu m'emmener sur les lieux de l'accident.
Elle insista beaucoup, et donc, j'y suis allée.
Devant l'immense bâtisse isolée de la grange et la porte monumentale, Marguerite hésita, se retourna d'un coup, puis me dit : Je voulais que tu voies, tu comprends.
En entrant dans le lieu, je vis immédiatement ce qu'elle voulait que je voie : la minuscule chapelle que les parents de la petite, elle-même, toute la famille (dans les journées de deuil qui suivirent, je suppose), avaient aménagée sur le plancher de la grange, aux trois quarts de celle-ci, entre deux poutres porteuses, et qu'ils entretenaient depuis presque quinze ans. Mais ce qu'elle ignorait à cet instant de sa vie, et que ni elle ni moi ne pouvions présager, c'est le retournement pour ainsi dire heureux qu'opéra brusquement cette innocente visite dans l'esprit de chacune, et surtout, et surtout, dans le cœur de Marguerite.
Ce que je vis alors, raconte Evelyne Doucet, dépassait en effet le simple lieu sacré pieusement aménagé en mémoire de l'enfant. Cela sautait aux yeux et personne ne le voyait. Il fallait certainement des yeux entièrement neufs pour que vînt des ténèbres cette toute petite clarté que tous avait cherchée dans leurs fouilles désespérées. Un aveu si petit que l'œil glissait dessus sans s'en apercevoir. Si discrètement posé qu'il était invisible. Je fus tellement émue et si éberluée, raconte Evelyne Doucet, de nouveau bouleversée par son propre récit, que je portai ma main à ma bouche de stupeur devant la petite caisse recouverte de tissu qui servait d'éventaire et de petit autel.
Nous étions arrivées en milieu d'après-midi, en voiture. Le père n'était pas là (Heureusement, je dois dire, car c'était une épreuve de devoir voir cet homme et surtout d'être là, même avec Marguerite, dans sa propre maison dévastée). L'endroit, très isolé, surplombe à flanc de coteau des parcelles de prairies qui entourent le domaine et un bois en contrebas. Avant cette tragédie, l'affaire était prospère et la famille heureuse (un important élevage de bovins pour la viande pâturait alentour depuis des décennies — j'en avais eu écho par les récits jadis prolifiques de Marguerite qui contait volontiers son enfance à la ferme ; il en restait d'ailleurs des vestiges). Le gros des bâtiments, malgré leur abandon, n'était pas encore dégradé, la maison principale restait en bon état, les dépendances aussi, bien qu'on pût déceler dès le premier coup d'œil la misère pitoyable des hangars abandonnés — un enchevêtrement de machines agricoles et d'outils entassés, d'anciens ballots pourris de paille nauséabonde, un compost puant et le reste à l'avenant : quelques vieilles poules crottées, des clapiers effondrés, les deux étables vides...
Tout à fait à l'écart et sur une hauteur, la beauté de la grange, comme la plupart du temps dans ces ensembles en pierre, écrasait tout le reste. Celle-ci, devant le ciel particulièrement bleu en ce milieu de journée, se dressait devant nous sur le mamelon herbeux aussi solennellement qu'une imposante église ; et je vis malgré moi la petite Angélique portant l'effrayante corde, montant le raidillon, et franchissant la porte.
L'immense intérieur de la grange était vide. Fixés sur des supports en ferraille ou en bois, fabriqués pour l'occasion à partir de toutes sortes d'objets récupérés, quelques cierges brûlaient, la plupart étaient éteints. Au-dessus des bougies, sur le petit autel (une caisse, comme je l'ai dit, sous une étoffe tendue qui avait été bleue et certainement soyeuse dans les premières années) étaient disséminées quelques petites photos d'Angélique à tous les âges. L'une d'elles, sous un cadre de verre, la montrait en robe blanche de petite communiante, et tout à fait au centre, un portrait, plus récent, montrait ses grosses joues. Le cumul régulier des photos côte à côte, les plus petites devant, serrées l'une contre l'autre, agencées et pêle-mêle, se chuchotant des choses qui n'étaient pas secrètes puisqu'elles étaient là sous nos yeux, ne parlaient dans leur langue que d'une seule chose criante (et je suis si fautive et ô combien troublée, avoue Evelyne Doucet, d'avoir si mal perçu cette terrible disgrâce) : Angélique était énorme. L'enfant était potelée et la jeune fille très grosse. Mais ce qui m'effara de surcroît ce jour-là et qui rendait tragique la petite solitaire reproduite en grand nombre sur le petit caisson, était une autre photo.
Tout à fait en retrait du minuscule autel, derrière l'amas d'images, sans verre de protection et déjà racornie, toute jaunie, était dissimulée une petite carte postale sur laquelle tournoyait une petite danseuse. Sa fine petite silhouette virevoltait dans la page entourée de tulle blanc et de petits nuages, ses deux bras en couronne étaient chargés d'œillets.
Ma stupeur retombée, je brisai le silence et interrogeai Marguerite.
Et cette petite danseuse. Qu'est-ce que c'est ? je lui dis.
Où ça ?
Là. Derrière, je lui dis. Et je montrai du doigt la petite carte postale.
Ça ?
Oui.
Oh, ça !... Ce n'est rien... C'est à une petite copine d'Angélique, ça. C'est elle qui a mis ça...
Ah ?
Quand elle est morte, oui, la petite a mis ça. Elle avait du chagrin elle aussi.
Et au dos de la carte ? je lui demande ensuite.
Au dos ?... Il y a un petit mot, elle me dit. C'est d'Angélique je crois. C'est elle qui a écrit. Elles avaient dû s'écrire toutes les deux, je ne sais pas, et elle lui a envoyé ça.
Et qu'est-ce qu'elle a écrit ?
Trois fois rien certainement, je ne m'en souviens même pas... Des choses de gosses, tu sais... Tiens, regarde toi-même !
Et Marguerite se penche pour attraper la carte, me la met entre les mains.
Je lis, poursuit Evelyne Doucet.
C'était en quelques mots : «Ma chère Line, était-il écrit, je t'écris pour te dire que je n'irai plus à la danse. Tu vas me manquer. Je t'embrasse très fort. Angélique». Ce n'était pas daté.
Elle l'avait écrite quand, cette carte ? Tu le sais ? je demande à Marguerite.
Ah non ! elle me répond. Est-ce que je sais, moi, quand elle a écrit ça ? Ça devait être...
Mais elle faisait de la danse ? je demande.
Oui. Bien sûr. À Bugeat. Il y avait un cours à Bugeat où elle était inscrite. Elle y allait toutes les semaines. Sa mère l'y amenait. La petite Line est de là-bas je crois bien... Et puis, il faut croire qu'elle n'y est plus allée.
Et tu sais pourquoi ? je lui demande encore...
Mais comme, naturellement, Marguerite n'en savait rien ni ne voyait non plus où je voulais en venir, je sus qu'il était temps de tout lui dire, oui, tout ce que je savais (et c'est venu tout seul, raconte Evelyne Doucet), et je lui restituai dans les moindres détails l'incroyable petite scène qui s'était déroulée (trois mois exactement avant son geste fatal) entre Angélique et moi, le terrible «imparfait» rempli de désespoir qu'elle avait employé, que j'avais corrigé, CORRIGÉ ! et qui, maintenant, ici, dans l'enceinte de la grange, prenait un sens si grave, après toutes ces années de carence et d'oubli, de mémoire défaillante (de répulsion, peut-être, envers cette grosse fillette ?)... scène au cours de laquelle j'avais surpris sa nièce sanglotant sur le perron.
«Je voulais être danseuse» avait dit Angélique entre ses poings serrés. Quelques semaines plus tard ses petits pieds dansaient dans l'air froid de la grange.
C'est alors qu'un sanglot nous vint du fond obscur, puis de plus en plus fort, s'éleva jusqu'à nous depuis l'entrelacs de photos...
Or, poursuit Evelyne Doucet, personne de le croira, Angélique était là et regardait sa tante ; on aurait pu toucher sa petite âme brisée...
Et le morne regard incolore de Marguerite, qui ne s'allumait plus depuis que la petite avait voulu mourir et s'était un matin horriblement pendue, se mit à scintiller devant la petite morte, tel un petit foyer réchauffant ses maigres joues et le glaçant volume délétère de la grange... Oh mon Dieu ! oh mon Dieu ! murmurait Marguerite, comment avons-nous pu ignorer ta souffrance... qui était là, mon Dieu... sous nos yeux... sous nos yeux ?!... Oh mon Dieu, Angélique !... pardon... pardon... je te demande pardon... je comprends tout maintenant, répétait Marguerite en parcourant des yeux le parterre de photos qui inondait de clarté le minuscule autel, tandis que la petite lui caressait les cheveux, glissait ses petites mains sur ses joues squelettiques...
Et plus elle remontait dans le temps du souvenir, plus elle gagnait en elle une sorte de petite paix qui rehaussait ses joues de leur ancienne rondeur, affirme Evelyne Doucet... Et c'est ainsi, dit-elle, que des flots de paroles délivrèrent Marguerite jusque tard dans la soirée, jusqu'à cette dernière scène, dérisoire, pathétique, qu'elle voulut me conter. Et même si, à ce moment-là de la soirée, tout était clarifié dans sa malheureuse tête, assure Evelyne Doucet, je reprendrai pour elle les grandes lignes de son récit, afin que tout soit dit.
Mais avant de conclure, reprend-elle, il faut bien ajouter que Raymond, le mari de Marguerite, qui n'eut pas l'avantage de cette journée, disons, d'heureuse révélation, resta sans réaction quand Marguerite et moi sommes entrées en confidence avec lui le lendemain. Quant au père de la petite, je sais par Marguerite qu'il n'en a rien tiré. Trop de temps était passé sur ce trop grand malheur ; le pauvre homme, égaré, errait comme un fantôme dans sa maison déserte.
Voici donc pour finir le récit de Marguerite :
Deux ans (un an ?) avant le drame, Angélique et sa mère avaient pris rendez-vous avec un professeur (un grand médecin de Paris tel qu'il ne pouvait pas y en avoir en province, s'étaient dits les parents). Toutes les deux, le soir même, avait dormi chez elle (chez Marguerite donc) et étaient rentrées le lendemain. De l'impact de cette visite, soi-disant salutaire pour sa nièce, Marguerite se souvient qu'il avait été neutre.
Et alors ? Qu'est-ce qu'il t'a dit le médecin ?
Rien. (Silence)... Je dois prendre des médicaments.
Bon. (Silence)... Et ta mère, elle est où ?
Aux Galeries Lafayette. Elle passera chez Mangin et prendra des gâteaux pour ce soir, elle a dit.
C'était pas la peine, j'ai fait une tarte, dit Marguerite... T'as pas voulu y aller ?
Où ça ?
Aux Galeries Lafayette, tiens !
Non.
Et les médicaments alors, quand est-ce que tu les prends ?
En mangeant.
Bon... ben... laisse-les là alors, et viens dans la cuisine, on va vider le lapin... (Silence)... Mais pour manger alors, dit sa tante Marguerite, qu'est-ce qu'on fait pour manger ? Il n'a rien dit pour ça ?
Non.
Et le lapin alors ? Tu crois que c'est bien ?
Chais pas...
Ah, ma petite ! dit son oncle Raymond assis dans la cuisine, et il pose son journal, te voilà !... Et l'école, alors ? Ça a été l'école ?
Ça va, dit Angélique.
Tu as bien travaillé ?
Un peu.
Un peu ?... C'est pas assez, ça, dit son oncle.
Ce que j'aime surtout c'est danser.
Ah oui ?... Tu danses, toi ?... Tu sais danser ? dit sa tante Marguerite.
Oui... Je prends un peu des cours...
Ah oui ?!... Eh bien !... Je ne t'aurais pas imaginée t'intéresser à ça... Hein, Raymond ?...
(Silence)
Dis, tata... Comment tu me trouves, toi ?
Comment ça, comment je te trouve ?
Heu... Comment tu trouves que je suis... Avec le corps et tout ?
Qu'est-ce que tu veux savoir ? Tu as pas mal grandi ces derniers mois c'est vrai... C'est normal à douze ans. On prend des centimètres, tu sais. Ça vient d'un seul coup tu sais bien.
Oui mais... je suis grosse comment pour toi ?
Mais tu n'es pas grosse !... Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Moi aussi je suis grosse !
Oui mais moi, tu sais bien, je suis très grosse, tata.
Mais non... ça va passer !... Et puis maintenant y'a les médicaments !... Tu vas voir... tu vas maigrir, c'est sûr...
Tu crois ?
Bien sûr que je le crois. Pourquoi ta mère t'aurait emmenée sinon. Elle sait ce qu'elle fait, ta maman. Elle t'aime, tu sais. Elle veut tout faire pour toi...
Les médicaments n'ont rien fait. Ils n'ont rien fait du tout, dit Marguerite. Tu vois ; tu vois, Evelyne, on ne l'a pas soutenue, cette petite... On lui a menti. On aurait pu parler... On ne l'a pas fait... Je le savais bien pourtant, qu'elle était grosse, la petite... je veux dire : qu'elle était bien trop grosse. Mais tu vois, je ne le lui ai jamais dit... On aurait pu parler, ça aurait changé des choses, je suis sûre... Mais chez nous, tu vois Evelyne, chez nous, on ne parlait pas. On ne parle pas, Evelyne. On ne parle pas.
Pourquoi tu ris ?...
Christiane. Pourquoi tu ris ?
Je ne sais pas, je ne sais pas...
C'était en fin de journée, j'avais déjà un pied dans la porte d'entrée, je revenais de la fac, j'étais en train d'ouvrir, d'ouvrir la porte d'entrée en m'aidant de mon coude car j'avais les mains prises, et voilà ce qui m'arrive, dit Christiane, c'est terrible.
Ma mère... ma mère... ma mère... enfin moi, dit Christiane... j'étais en train d'ouvrir... et elle... et elle me dit...
Christiane ! me dit ma mère en sortant de sa cuisine... Marie-Louise...
Quoi ?
Elle est morte, elle me dit. Elle est morte cette nuit.
MARIE-LOUISE ?!...
Oui... ELLE... Marie-Louise, je te dis, elle est morte cette nuit... Pourquoi tu ris ?
ELLE EST MORTE, Christiane, continuait ma mère en regardant ma bouche qui était tordue de rire.
Cette saynète terrifiante a plus de quarante ans !... Elle pourrait ressembler à une scène de théâtre — un drôle de drame, oui — ; je m'en souviens bien sûr assez imparfaitement ; par bribes, bien entendu, je m'en souviens par bribes, comment pourrait-il en être autrement ?... Mais ce rire... Mais ce rire... Qu'est-ce que c'est ?
Ce qui fait de sa mort un fait inexplicable c'est elle, c'est Marie-Louise, dit Christiane.
J'ai vingt ans à l'époque, un peu plus, vingt-deux ans, peut-être même vingt-trois ; Marie-Louise, plus âgée, doit en avoir trente-sept. Elle est célibataire et travaille à Paris dans sa propre entreprise — une sorte d'atelier où il s'y fait, je crois, des vêtements sur mesure, mais ce n'est pas pour ça qu'on connaît Marie-Louise. Marie-Louise, dit Christiane, c'est Dampmart, pas Paris...
C'est le basket, le club, les entraînements de la semaine, les matchs du dimanche, les coupes de fin d'année, les balades, le footing, la kermesse, les garçons, les équipements sportifs, les paniers, les filets, les maillots, les sifflets, les ballons rouges grainés incrustés de lignes noires, le terrain en plein air prêté par l'Évêché, l'entrainement du jeudi, l'entrainement du samedi... Marie-Louise, dit Christiane, c'est Dampmart pas Paris, c'est le basket, le club, les poussins, les juniors, les petites benjamines, et encore, et surtout... c'est elle la capitaine de notre équipe senior.
J'étais donc arrivée sur le seuil, dit Christiane, c'était en fin de journée... Ce devait être en mars... ou peut-être en février (je pourrais le savoir, le savoir exactement... en mars, en février... En avril même s'il faut, il suffit de vérifier. Je le ferai d'ailleurs... Je le ferai bien sûr. Il faut que je le fasse, oui, et que j'aille au cimetière. Il faudra que j'aille au cimetière)... J'arrivais donc chez moi, je venais de monter l'escalier en ciment du petit pavillon de la petite banlieue où j'habitais alors avec toute ma famille — je suppose aujourd'hui, sans en être pourtant absolument certaine, que c'était un mardi.
(En mettant bout à bout le déroulé des faits, elle affirme peu après qu'il est plus que probable que ce soit un mardi, en est même persuadée). Elle vient d'ouvrir la porte.
Je viens d'ouvrir la porte, dit Christiane. Ma mère est dans le couloir, ou plutôt sur le seuil de la cuisine, à droite, la tête un peu penchée. À l'ouverture de la porte, parce que ma mère m'attend, parce qu'elle entend sa fille qui actionne la poignée et qui fait son entrée, elle sort de sa cuisine...
Marie-Louise est morte, elle me dit.
Ce sont ses premiers mots. Elle est morte cette nuit. On l'a trouvée par terre, inerte dans sa cuisine. Des mots qui me foudroient.
Ma mère tient dans sa main une casserole en inox qu'elle était certainement en train de déplacer, d'essuyer ou de ranger et s'est interrompue... Parce que ma mère m'entend, parce qu'elle m'attend aussi, elle penche le corps et dit... Qu'est-ce qu'elle dit ?
Qu'est-ce que ma mère me dit ?
Marie-Louise...
C'est ce que dit ma mère !...
Je viens juste d'ouvrir, j'entends la voix de ma mère, je l'entends me parler, je ne finis pas de rentrer, je ne ferme pas la porte, je ne dis rien, rien. Qu'est-ce qu'il faut que je dise ?
Marie-Louise, je lui ai parlé hier. Nous nous sommes vues hier et nous nous sommes parlé, toutes les deux, c'était hier... hier... Exactement hier ! À Marie-Louise. Oui. Le matin. De bonne heure. On était toutes les deux dans sa petite cuisine, elle se trouvait debout devant une pile de linge, repassait un corsage.
J'étais venue reprendre mon sac chez Marie-Louise, ou plutôt ma chemise, dit Christiane — ma chemise en carton avec mes cours de fac. Je les avais laissés volontairement d'ailleurs car on avait passé tout le week-end ensemble — deux jours dans le Cantal. Une sortie communale. Avec un groupe. En car... On avait fait du ski.
C'était donc...
Le week-end !
On s'était retrouvées d'abord chez Marie-Louise avant de prendre le car sur la place de l'église, et c'est pour cette raison... C'est ce que j'imagine... ce que je crois, enfin, ça fait tellement longtemps...
Ce que je crois maintenant, c'est que j'avais laissé à ce moment-là ma chemise. Avant de partir certainement... C'est ce qui s'est passé, c'est ce que je suppose... Avant donc de partir, de descendre sur la place avec elle prendre le car. Parce que, précisément, je revenais de la fac...
Ou bien...
Mais c'est tellement vieux maintenant, comment savoir, savoir, à cinquante ans de distance ?... Ce qui est sûr au moins, c'est que j'étais allée dès le lundi matin récupérer ce sac, ou plutôt cette chemise et que j'avais vu Marie-Louise. C'était donc bien la veille... la veille donc de sa mort, dit Christiane !...
Ou plutôt...
Oui...
Le jour !... le matin même bien sûr !
Puisque c'est le lendemain, le mardi en effet, comme je l'ai déjà dit, en fin d'après-midi, alors que je viens de rentrer, que je reviens de la fac, de la gare, de Paris, de mes cours du mardi, que je franchis la porte — la porte du pavillon qui se trouve à côté, à trois cents mètres peut-être, ou cinq cents, peu importe, pas très loin en tout cas, de chez elle, Marie-Louise, que ma mère m'interpelle sur le pas de la porte pour me dire qu'elle est morte.
Marie-Louise, dit ma mère.
Quoi ?
Elle est morte, elle me dit.
Elle est morte cette nuit.
C'est cette petite phrase qui me reste, dit Christiane. Cette petite phrase cinglante. Prodigieuse d'idiotie.
Une telle énormité, me disais-je en moi-même, d'où sort- elle ?
Est-ce qu'elle ne pourrait pas avoir été produite, imaginée, qui sait, inventée de toutes pièces ?
Mais inventée pour quoi ? me disais-je...
Pour qu'on rie ?
Une telle absurdité, me disais-je en moi-même, ne pouvait-elle jaillir du fond inoxydable de la petite casserole ? Pour une scène. Pourquoi pas ? Un spectacle comique. Dans un duo de clown elle aurait pu jaillir... Tomber et se répandre sur le sol de l'entrée comme une huile de cuisine ! Dans un duo de clown les phrases viennent toutes de là. Des chapeaux et des poches, des manches pleines de farces... elles glissent, elles se répandent et tous les personnages se tortillent et dérapent et se cassent la figure.
Ma bouche se tord de rire. Démentielle. Incontrôlable.
Je regarde les yeux de ma mère qui me fixent, immobiles de stupeur. Ronds. Ronds. Ronds de surprise. Étonnement rivés, étonnement grandis, et ce visage livide, transparent, pétrifié —médusée, dit Christiane, de la tête jusqu'aux pieds, jusqu'au bout de son bras sur la casserole qui pend.
Autour de ce rire fou — abyssal, écarlate —, un foisonnement de choses pour autant m'accapare, sans limite, sans cloisonnement... : une collection de traces que j'avais dans la tête et qui s'étire maintenant vers les cimes du Cantal et les tomes de fromage au fond d'une cave sombre... Et non loin de se perdre dans la fraction de seconde où elles passent, ces empreintes s'organisent en une sorte de tableau assez indéchiffrable, dans lequel se retrouvent côte à côte la casserole, le chambranle de la porte, la tête blême et penchée de ma mère dans le cadre, ma chemise en carton, les monstrueuses figures déformées des massifs — on n'y voyait que dalle. Rien. Rien. Que du blanc, dit Christiane — Marie-Louise qui se lance dans le vide de la pente et que j'avais trouvée ce jour-là si têtue.
Elle voulait à tout prix prendre le téléphérique ! Monter en haut des pistes malgré le temps pourri !
Elle eut le dernier mot — comme toujours, dit Christiane. Par héroïsme, qui sait, par plaisir, par défi... contre tous en tout cas, éliminant d'un trait les plus sérieuses réserves, sûre d'elle-même mais surtout... enthousiaste, persuasive, impressionnant le monde par sa joie invincible — une espèce de gaieté presque mystique d'ailleurs qui m'a toujours soufflée...
Et nous avons cédé, dit Christiane, et nous nous sommes jetés à la rencontre des pistes sans nous poser de questions — trois randonneurs butés parmi les moins habiles : Marie-Louise, moi derrière, et un de nos amis que j'ai complètement oublié, les plus aptes, quant à eux, ayant préféré s'abstenir.
Incroyables et pourtant... notre aveugle obéissance... le dos de Marie-Louise comme un grain minuscule qui se métamorphose... notre audacieux trio piégé dans la tourmente, incapable de trouver au bout d'une demi-heure une seule piste visible dans l'inquiétante blancheur uniforme du massif et virant au hasard dans l'épaisse brume neigeuse qui fermait la vallée d'une grande main spectrale et la bourrasque cinglante qui hurlait, qui hurlait, et noyait de toutes parts la montagne d'écume blanche... nos équipements trempés, la nappe autour de nous de plus en plus spongieuse, de plus en plus abstraite, se refermant sur nous, sur Marie-Louise en tête qui crevait devant elle la barrière de flocons, s'engloutissait dedans et que je poursuivais sur la pente indécelable, épouvantée de la perdre, terrifiée de tomber ou de voir disparaître la montagne sous mes skis ; le dos de Marie-Louise, incolore et abstrait, filant dans l'inconnu — hors d'atteinte, dit Christiane —, se perdant dans le blanc, surgissant de nouveau comme une flèche sur une cime, dévalant une pente raide, un mur vertigineux, le blanc, le blanc partout, absolu, infernal... puis le bas, puis le bas, le bas des pistes enfin et quand même le sol plat... Mes petites jambes toute molles qui se mettent à trembler comme quand j'étais enfant et ma mine effarée fondant comme de la neige devant l'apothéose de la seule grande gagnante, pleine de bruyante gaieté, incontestable, indemne, prête à recommencer et sa joie explosive...
Puis la suite, sans panache, dit Christiane : le car, la cave, les chants, les dégustations de fromage... le ballant de la casserole... la tête sortie du cadre et penchée de ma mère qui me regarde rire, exsangue, de plus en plus exsangue, les noirs petits éclats diaboliques, archaïques, de ma petite bouche, monstrueusement tordue, détraquée, et hilare.
Mais ce n'est pas une blague, étais-je en train de comprendre dans le sas où j'étais, incapable d'avancer, d'entrer dans ma maison, redoutant ses fissures, et il n'en manquait pas... et elles furent là très vite... et il fallait sortir... et parler... et s'extirper de là, de cette bulle indécente et inimaginable... et cesser de rire, mais comment ?... Non, ce n'est pas une blague d'être morte, dit Christiane, aux confins mystérieux de sa propre maison et de connaître alors la blancheur invisible du plus profond abîme, la chute vertigineuse vers l'en-deçà des pentes, entraînée par la main la plus imprévisible, qui se cachait en soi depuis l'enfance, qui sait, depuis des décennies ; indécelable main qui avait attendu cette nuit-là Marie-Louise, soudain exténuée (la reconstitution de cette funeste journée mentionnait cette fatigue qui l'avait obligée à quitter son travail en plein milieu de journée), l'attendait sauvagement, non pas dans le brouillard, sur les pistes hasardeuses et l'abrupt des versants, mais dans le nid paisible, douillettement éclairé, de sa petite cuisine, et elle était tombée — c'était tard en soirée, avait dit un voisin le lendemain matin, j'ai entendu quelque chose qui tombait. Quelque chose d'assez lourd, avait-il ajouté, puis rien, plus rien du tout, le silence et rien d'autre (et pour cause, dit Christiane), et donc, naturellement, je me suis rendormi. Ce n'est que le lendemain matin, parce qu'on n'entendait rien, et parce que sa deux-chevaux était là dans la cour, que j'ai frappé chez elle... Et voilà, vous connaissez la suite, elle était effondrée au milieu du carrelage, sur le dos, oui monsieur, en robe de chambre, oui, c'est comme ça qu'elle était — Non, ce n'est pas une blague, ce câble d'acier qui casse, incriminant, qui sait, une rupture de vaisseau, un excès de passion, des descentes prodigieuses, des sauts phénoménaux, des immodérés pas de danse. Non, ce n'est pas une blague de tomber, boum, d'un coup, morte, morte, pendant que le monde dort. Non, comprenais-je effarée dans le bâillement de la porte, entre le dernier acte et le lever de rideau, pliée en deux de rire, riant, riant, hurlant, devant la tête penchée de ma mère dans le cadre qui demeurait bouche bée ! Non, ce n'est pas une blague... Mais qu'est-ce que c'est, maman, si ce n'est pas une blague ? Et pourquoi donc je ris ?
J'ai dit dans les Brèves de juillet 2017 tout le bien que je pensais de Christina Mirjol, dont je viens de lire Les petits gouffres (Mercure de France, 2011). Outre ce recueil de nouvelles, elle a également publié deux romans et des textes de théâtre. Sa voix discrète, mais profondément originale n'a pas encore été entendue comme elle le mérite.