COFFRE AUX MERVEILLES


Cet été-là, à Saragosse, il avait grêlé des œufs de pigeon. Bosses sur les têtes, yeux au beurre noir, carrosseries mitraillées. Puis le soleil s'était remis à taper. Dans une chaleur de fournaise, mon amie et moi, nous déambulions dans les rues en agrémentant notre errance silencieuse de fous rires aussi soudains qu'inexpliqués.

Rien n'avait de sens. Ni la parole, ni le silence. Franco régnait jusqu'à l'intérieur des maisons. L'espagnol qui se parlait là n'avait aucun rapport avec le mien, et ma bouche était une cage trop petite dont ma langue aurait bien voulu s'émanciper. Impossible de l'avaler ni de la cracher.

Harassées de tristesse, de fatigue et d'ennui, nous rentrions déjeuner chez Concha. Son frère nous avait surnommées don Quichotte et Sancho Pança.

Nous partagions la chambre de mon amie. Un soir, lassée des lectures en espagnol que je m'imposais, je jetai un coup d'œil dans sa bibliothèque d'étudiante de français. Qu'y avait-il là ? J'ai oublié. Je me souviens juste du livre que je saisis machinalement. C'était un volume de la collection «Folio», dont le papier était encore de très mauvaise qualité, à l'époque. Il s'intitulait Un amour de Swann.

Bien des années plus tôt, mon frère m'avait horripilée dans le rôle de l'intellectuel poseur. Pendant toute une année, sa main avait été inexorablement prolongée par un volume de la Recherche - qu'il avait lue, lui, en Livre de Poche, j'en revois bien la couverture.

Qu'est-ce que Marcel Proust pourrait bien avoir à me dire, à moi ?

Je revois mon ennui, la pile de Mafalda au pied du lit, prête à me secourir si besoin. Je revois la première page, l'éveil soudain, la petite sonnette d'alarme intérieure, le bouleversement, le sentiment de quelque chose d'important, là, dans les pages rêches, les impressions contradictoires affluant : la tristesse de l'expérience vécue par ce Swann, la mienne aussi, transfigurées par l'élégance du verbe, la finesse de l'analyse, la profondeur de l'empathie, la subtilité du phrasé, la puissance de la syntaxe.

L'émotion esthétique sublimant le côté un peu sordide de cette passion-là et la désolation de voir le personnage s'y fourvoyer. L'émotion littéraire venant remplir le vide, l'ennui, donner de la couleur à l'existence, à mon existence d'adolescente à ce moment précis. Le sentiment qu'alors, peut-être, ça vaut la peine de continuer.

Je prends conscience qu'au-delà du chef-d'œuvre littéraire il y a dans ces pages une dignité extraordinaire : dignité de Swann tout à sa folle entreprise amoureuse, dignité du narrateur acceptant sa condition et menant une investigation sans pitié et infiniment précise sur l'âme humaine. Dans un de ces jugements à l'emporte-pièce qu'on émet à dix-sept ans, je pense, armée du peu que je sais sur Proust : L'asthme, le malheur et le refoulement peuvent donc générer ça ?

Pendant qu'Odette et Swann font catleya, que Vinteuil compose, que Mme Verdurin s'efforce de briller et que le beau monde fait salon, Concha dort. Elle se réveille régulièrement pour me grommeler : «Mais enfin, arrête de lire, éteins la lumière !»

Oui, je vais finir par l'éteindre, la lumière. Et par m'endormir rassérénée. Ce n'est ni le premier ni le dernier livre important que j'ai ouvert là, mais c'est un nouveau coffre aux merveilles. Et tant que j'aurai des yeux pour voir, il y en aura toujours à découvrir. Le monde est horrible, mais il regorge de littérature.



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Isabelle Dessommes, traductrice de formation, travaille dans l'édition et dans la presse, en tant que relectrice, et anime un atelier d'écriture à l'université d'Angers dans le cadre du master de traduction littéraire. Elle pratique le théâtre, la lecture à voix haute et l'écriture en tant que «dilettante passionnée», dit-elle.

En juillet 2016, venue m'écouter à la librairie Tschann, elle m'a confié qu'«Étranges murailles», la page où j'évoque ma découverte de Proust, lui rappelait une expérience personnelle et le texte qu'elle en avait tiré sept ans plus tôt. Le voici, pour le bonheur des volkonautes, proustomanes ou non.


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