L'ENTERREMENT DE LI-BABA


Τεθνεώτες λέγονται ών μόνων έπελάθοντο οι ζώντες (1)


«La Société des Peintres Défenseurs du Goût Pour Toujours (SPDGPT) a la douleur de vous faire part du décès de Constantin Renard-Brault survenue dans sa cinquante-huitième année.»

Quand il découvrit cette annonce à la rubrique nécrologique du Figaro, Constantin Renard-Brault dit Li-Baba failli s'étrangler et mourir pour de bon. Il devint tout d'abord incarnat, puis cuisse-de-nymphe-émue, et son teint hésitait entre le carmin et le grenat lorsqu'il reprit un chemin chromatique inverse dévalant à toute vitesse la gamme des rouges, sautant par dessus le rose dragée puis le pêche qui était son aspect ordinaire pour gagner un blanc céruléen légèrement rehaussé de vert de bile.

— Ah les salopards ! haletait-il, quelle bande de saligauds, ils savaient pourtant bien que je n'ai jamais voulu en faire partie, de leur club de vieux tartignoles réactionnaires ! M'assimiler comme ça à leur conservatisme de formol, à leurs croûtes poussiéreuses et à leurs bariolages de midinettes, quel culot !

De rage, il abattit sa canne sur un délicat vase en Sèvres offert par le ministre lors du salon de l'académie et dont la délicatesse outremer était un point culminant de bon goût dans ce salon chargé de tapisseries, de bibelots, de curiosités exotiques.

Attirée par le fracas, Madame Clérotet la cuisinière osa un regard par l'entrebâillement de la porte.

— Monsieur va bien ?

— Foutez-moi la paix, je suis mort ! Vous entendez ? Mort !... depuis trois jours ! Regardez ! criait-il en brandissant le journal réduit à l'état de chiffon. On m'enterre demain à onze heures au cimetière Montparnasse ! N'approchez pas ! Je commence à sentir !

Hors de lui, il s'écroula dans un sofa, cherchant son souffle, à la limite de l'apoplexie, s'éventant d'une main soudain molle.

— Montparnasse... encore heureux qu'ils ne m'aient pas flanqué à Neuilly chez ces cul-terreux, ces parvenus, ces pignoufs...

Comme il faiblissait, madame Clérotet s'approcha.

— Monsieur devrait retirer son pardessus, Monsieur se donne trop chaud, Monsieur n'est pas raisonnable !

Et avec ses grosses mains rougies, elle tâchait d'ôter le manteau qu'il avait encore sur le dos.

Elle lui servit, dans un petit verre, quelques gouttes de cordial.

— Ah ma bonne madame Clérotet, c'est bien vous la plus heureuse ! déclara Li-Baba après une gorgée d'alcool. Le bien fondé de cette expression mille fois entendue n'aveuglait pas madame Clérotet.

— C'est donc bien vrai que vous v'l'à mort ? demanda-t-elle.

— Puisque je vous le dis ! C'est même marqué dans le Figaro ! Alors...

— Mais tout de même... qu'est-ce que je vais devenir moi ?

— Et bien vous chercherez une place, voilà tout !

— Voilà tout ! Comme vous y allez... c'est que je m'étais bien habituée au service de monsieur.

— Bah ! Une fine cuisinière comme vous, ça ne fera pas un pli. Je vous fiche mon billet qu'avant huit jours vous aurez un nouveau patron. Je vous aurais bien fait un certificat, mais comme je suis mort, vous comprenez...

— Et de quoi donc que vous êtes mort ? Pas d'une indigestion ou d'un empoisonnement au moins ! Parce qu'après pour retrouver du travail....

— Ah ça, je n'en sais rien ! Je n'ai pas lu l'article jusque là. Voyons voir...

Il reprit sur la desserte le journal tout chiffonné qu'il y avait jeté rageusement.

Voyons voyons, quelle fin m'ont inventé ces crétins... ? Ah ! J'y suis !

À mesure qu'il lisait, ses traits se détendaient un peu, un mince sourire chassa les nuages de son front tourmenté, un léger rire se fit même entendre.

— Bon... ça au moins... ça va.

— Comment ça, ça va ? demanda madame Clérotet

— Et bien, ils ne m'ont pas fait une fin trop humiliante.

— Alors c'est comment que vous êtes mort ?

— Rassurez-vous madame Clérotet, vous n'y êtes pour rien ! Absolument rien.

— Alors quoi ?

— Et bien voilà, commença-t-il avec une légère fatuité, figurez-vous qu'il semblerait que j'étais en bonne compagnie, je veux dire... en galante compagnie.

— À votre âge !

— Quoi mon âge ! Les femmes de qualité savent reconnaître la valeur d'un homme, que dis-je, d'un artiste, quel que soit le nombre de ses années.

— Ouais... N'empêche. On m'enlèvera pas de l'idée que c'est pas bien joli... La preuve : vous êtes mort maintenant. Vous voilà bien avancé, ronchonnait-elle en retournant à sa cuisine.

Assez satisfait de son sort, il prit ses aises, ôta ses bottines pour enfiler une paire de mules et passa une robe de chambre aux motifs japonais. Dans le miroir de l'entrée il regarda sa tenue d'un œil critique, sourit à l'excessive jeunesse de l'ensemble en soupirant : «...puisque ça plaît aux femmes...», se servit un verre et retourna s'asseoir dans le sofa pour achever sa lecture. La nécrologie était de Galoubet-Turpin, chef de file du SPDGACPT, ce qui provoqua tout d'abord sa méfiance. Il scrutait les lignes, les mots, les lettres, attentif à ne laisser échapper aucun trait malveillant, aucune allusion fielleuse, aucune calomnie de la part de son ennemi de toujours. Mais non. Rien. Force était de constater que Galoubet avait écrit là un bien bel et respectueux hommage malgré leur rivalité dont il ne faisait d'ailleurs pas mystère, et célébrait très élégamment les qualités de Li-Baba dans des termes émouvants.

Ah ! Si ce Fesse-Mathieu avait eu pour la couleur le quart du goût qu'il a pour les mots, la France aurait compté un peintre de plus ! ne put-il s'empêcher de lâcher. Mais le cœur n'y était plus. D'abord, il n'y avait pas de public, et puis les gentillesses de Galoubet lui coupaient un peu la chique.

Alors il paraît qu'il m'aimait, cet animal !

Il relut lentement l'article et termina les larmes aux yeux. Tout de même, pensait-il, qui l'eût dit ?

Au coucher, il fut envahi par l'idée absurde de se rendre à son propre enterrement.

C'est complètement idiot, se disait-il. Tout le monde me verra !

Mais non ! se répondait-il. Pas du tout ! Quand tu vas à l'enterrement de quelqu'un, tu n'imagines pas une seconde que celui qui est dans la boîte se trouve là, à côté de toi ! Les gens trouveront une vague ressemblance, voilà tout. Tu n'auras qu'à dire que tu es un cousin...

Ainsi donc, il fut à sept heures à la gare de Sèvres rive gauche pour se rendre à la cérémonie qui devait avoir lieu à onze heures au cimetière de Montparnasse. C'était bien trop tôt, mais comme il avait fini par se prendre au jeu, il voulait éviter le risque d'une rencontre qui aurait fait capoter toute l'affaire. À cette heure matinale, le train n'emmenait que des ouvriers, des vendeuses des grands magasins et des serveuses abruties de fatigue qui gagnaient leur lieu de travail. En première classe, il fumait en silence, méditant sur la vanité de ce monde et songeant à celui qu'on allait enterrer là-bas tout à l'heure. Tout de même, se disait-il. Quelle vie extraordinaire ! Il ébauchait en pensée les grands traits d'un panégyrique qui donnerait à connaître qui était au fond Constantin Renard-Brault dit Li-Baba, ses origines ardennaises, comment il avait pris cet exotique nom d'artiste qui faisait la joie de ses petits neveux et plongeait sa concierge dans la crainte qu'il fût une espèce de prince arabe.

Par la fenêtre, Paris défilait lentement depuis les hauteurs de Bellevue, puis les jardins de Clamart. Ces paysages avaient un charme particulier dans la lumière de l'aurore et il pensa que s'il s'était levé tôt plus souvent, il aurait enrichi sa palette des pastels diaprés des feuillages baignés de brume et de ces éclats d'or et d'argent que le soleil levant accrochait aux fenêtres, aux clochers et à la toute neuve Tour Eiffel... mais bah !, maintenant, c'était trop tard puisqu'il était mort.

A Montparnasse, il commanda un café rhum, parmi les ouvriers à casquette. D'être avec la canaille lui donnait de délicieuses frayeurs qu'il surmontait en se disant «de toute façon maintenant, je ne risque plus rien» et il commandait un autre rhum en braillant à la cantonade «Je suis mort alors j'en profite ! On sait pas combien de temps ça va durer...»

Au troisième rhum il s'effondra.

Surpris de se réveiller devant un ange, le libre penseur qu'il était fut plutôt satisfait de ce que cet ange eût des seins. Si l'au-delà n'était pas exclusivement platonique, l'éternité serait moins longue. Il souriait à cette idée lorsque l'ange qui l'appelait Monsieur ! Monsieur ! se mit à le gifler. Il ouvrit les yeux. Les seins étaient toujours là, beaux et opulents, mais l'ange était une serveuse aussi inquiète que décolletée qui tâchait de le ranimer en agitant sa serviette et lui flanquant des gifles.

Il se leva aussi dignement que possible, paya en laissant un pourboire qui honorerait sa mémoire et s'en fut à pied par l'avenue du Maine pour reprendre ses esprits.

Au cimetière où il arriva avec deux bonnes heures d'avance, on n'avait pas lésiné. Une tribune pour les orateurs, un ruban violet porté par d'élégants et minces piquets pour contenir la foule..., la fosse était là, béante, sentant bon la terre remuée. Il se félicitait d'avoir fait le choix d'une concession perpétuelle dans un cimetière parisien plutôt que d'attendre le jugement dernier en compagnie de ses ennuyeux parents du côté de Charleville et Mézières. Il serait mieux là.

Tiens, et ma femme, pensa-t-il, est-ce qu'elle viendra seulement ? Oui, certainement. Mais quelle tête fera-t-elle ? Je serai bien étonné qu'elle me joue le même tour que ce farceur de Galoubet-Turpin et de découvrir qu'elle m'aimait.

Pour tuer le temps, il flâna parmi les tombes, lisant les noms sur les dalles, goûtant le plaisir du calme et de la tranquillité, écoutant au loin la rumeur de l'avenue, le chant d'un oiseau dans ce clair matin de printemps.

Vers dix heures et demie arrivèrent les premiers. Parmi eux il vit Corot. N'en croyant pas ses yeux il alla au devant de lui.

— Camille ! ça par exemple, si je m'attendais... ! Et moi qui te croyais mort !

— Mais c'est le cas mon cher ami, c'est le cas...

— Mais alors, que fais-tu ici ?

— Eh bien je viens à ton enterrement ! C'est bien la moindre des choses, tu étais au mien.

— Oui mais... tu es mort !

— Mais bien sûr, comme toi !

— Comment cela ?

— Mais enfin Constantin, c'est ton enterrement aujourd'hui n'est-ce pas ?

— Oui mais...

—Mais quoi ? Tu es étonné d'y assister ? Ah... c'est vrai que moi aussi ça m'avait fait drôle. Je ne me représentais pas ça comme ça. Mais va, je t'expliquerai tout à l'heure. Profite de l'instant : c'est ton enterrement ! Faut pas rater ça...

Camille Corot prit place dans la foule qui s'amassait derrière le ruban violet tandis que Li-Baba considérait d'un œil satisfait les nouveaux arrivants parmi lesquels on voyait beaucoup de peintres de renom, décédés depuis plus ou moins longtemps, beaucoup d'amis. Le corbillard tiré par deux chevaux et suivi du petit groupe des intimes arriva à l'heure dite. Son épouse en larmes était au bras de Galoubet-Turpin. Près d'eux marchaient tête nue Charles Apoil et le directeur du Figaro, la mine grave, au côté du ministre des Beaux-arts. On se salua, on s'étreignit, on pleura beaucoup pendant que le cercueil était à grand-peine sorti puis déposé sur des tréteaux.

C'est vrai que j'ai un peu forci ces derniers temps se dit Li-Baba, la gorge serrée.

Il ne retint plus ses larmes lorsque le ministre rendit hommage à son art dans des termes certes dépourvus de tout sens artistique mais manifestement sincères. Galoubet-Turpin prit ensuite la parole et fit de lui un éloge très chaleureux, l'appelant son ami et finissant son discours dans une émotion bredouillante du meilleur effet. Li-Baba n'y voyait plus, les larmes voilaient son regard, les sanglots l'étouffaient. Il crut défaillir en versant une poignée de terre sur son cercueil.

Lors des condoléances, il dit à sa femme d'un ton convaincu: «Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont ma pauvre Madeleine». Si elle fut surprise que ce cousin connût son nom, elle n'en laissa rien paraître. Il s'en fut ensuite retrouver Corot qui se tenait à l'écart avec quelques amis tous plus morts les uns que les autres, mais avec néanmoins bon pied et bon œil.

— Explique-moi, dit Li-Baba.

— Eh bien n'as-tu pas compris, mon pauvre Constantin ? La mort... ce n'est pas la fin du corps et tout le tremblement, mais bel et bien le moment où la société des vivants nous déclare morts. De ce jour nous n'existons plus, plus personne ne nous reconnaît, notre nom, qui fut un temps sur toutes les lèvres, ne dit plus rien à personne ou alors seulement pour évoquer un lointain passé. Dès ce moment nos besoins naturels deviennent quasi inexistants. Nous buvons mais nous n'avons pas besoin de boire. Et c'est pareil pour toutes les autres fonctions, manger, dormir, se réchauffer... plus rien ne nous est nécessaire, nous ne souffrons plus, nous sommes libérés des contraintes des mortels. C'est assez ennuyeux et bon nombre d'entre nous ont perdu tout goût à... la vie ou la mort, c'est comme tu voudras. Nous pourrions travailler, mais pour quoi faire ? Nous n'avons aucun besoin, donc pas de nécessité de gagner de l'argent, et aucune échéance à respecter pour faire savoir que nous avons été quelqu'un. Notre seule distraction, c'est les enterrements. On vient accueillir celui qui nous rejoint et en général on va casser une graine en souvenir du bon vieux temps. Ça te dit ?

Et tandis que sa femme partait de son côté en compagnie de Charles Apoil et Galoubet-Turpin pour déjeuner d'un consommé de bœuf, Constantin s'en fut au bras de ses nouveaux anciens amis, arroser ça dans une brasserie de la place d'Alésia. Ils firent une fête à tout casser et chantèrent jusque tard dans la nuit des chansons à réveiller les morts.


Pierre Launay


(1) Sont dits morts seuls ceux que les vivants ont oubliés



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La maison où je vis appartint d'abord à une famille d'artistes, les Apoil — cela ne s'invente pas. Pierre Launay, qui naquit à Sèvres quelques années après moi, se souvient que ses grands-parents, au début du siècle dernier, avaient fréquenté un lointain cousin, Charles Apoil, dernier descendant de la lignée, qui habitait une grande maison étrange. Il a été fort surpris de le rencontrer ici-même, dans mon Journal infime (06-07, «Dans l'atelier»). Je l'ai été plus encore en recevant son message et en voyant revivre le père Apoil dans la nouvelle ci-dessus !

Pierre Launay est musicien (chanteur, chef de chœur, directeur de conservatoire), il a travaillé entre autres avec Ariane Mnouchkine, mais c'est aussi un pro de l'écriture. Cela se sent tout de suite. Je ne pouvais faire autrement que de l'inviter.


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