Première lettre
J'ai éclairé ce soir toutes les lumières de ma chambre rose. Une lampe ronde sur le chevet et celle du lavabo et encore l'ampoule qui sert de plafonnier. De là j'entends la Méditerranée. C'est pour cette rumeur que j'ai choisi la chambre rose. Je t'écris de cette île dans laquelle je vis depuis plusieurs semaines dans le vent — qu'on appelle ici meltemi — et l'agitation des cigales. J'ai tant aiguisé mes oreilles à ces bruits : la mer, le meltemi, les cigales et les mouettes qui frappent à larges ailes autour des vaguelettes dans le ciel uni à perte de vue, que mon esprit s'est assourdi. Je n'entends plus désormais les mots porteurs de pensée. J'ai la tête vide et sans lien avec le passé. J'ai éclaté une à une les larmes neuronales comme on éclate les bulles de plastique. Désormais je glisse sur les chemins de cailloux et je m'attarde dans les creux d'ombres rares.
Depuis mon île, j'aperçois à l'horizon les bateaux qui sillonnent la Méditerranée. Et si je tourne la tête légèrement à l'Est, je devine une autre île, sa grande sœur bleue. Je me souviens, c'est dans cette île que je suis né, il y a plus de quarante ans. C'est étonnant d'être né au cœur de cette mer. J'étais fait pour naître sous la pluie crachin de nos cités anglaises. Je suis le fils d'un voyageur anglais. Ma mère m'a hissé sur cette île à la suite de l'homme amant. Tout petit déjà je fixais les yeux mauves de ma mère qui se tournaient sans cesse vers la porte de notre maison, espérant le retour de son époux-amant. Mais il rentrait toujours tard. Alors, tout le soir elle chantait pour moi — tu n'étais pas encore né — et je sentais bien que ses chants étaient pour lui et sa mélancolie aussi. Sa tristesse l'habillait de gestes doux et de paroles éloignées. J'attendais qu'elle plongeât son regard sur ma figure rose mais ses yeux se tournaient vers la porte au moindre bruit. Je ne touchais jamais tout à fait le fond de sa tendresse. Ou bien, elle m'entraînait dans une valse contre son corps chaud. Prisonnier de ses bras, je souriais comme un chat ronronne sous la caresse. Cela ne durait pas, elle me couchait très vite dès qu'il arrivait. Notre père franchissait le seuil sans hésiter jamais. Il gardait un air qui lui venait du monde extérieur. Tu n'as pas connu notre père dans ce temps-là, où il vivait puissant et serein, penchant son ombre pesante jusqu'à mon berceau et caressant du plat de la main le dos de ma mère. Notre histoire à trois était un empilement de désirs qui allaient de moi à ma mère, de ma mère à mon père et de mon père à l'univers. Notre univers était clos par cette porte d'où il apparaissait chaque soir à une incertaine heure. Son univers était clos par les horizons d'eau qui baignaient l'île. Mon regard n'était encore que celui d'un nourrisson — un nourrisson a-t-il le même regard que celui de l'adulte devenu ? Mon regard se posait sur les objets inertes sans souvenirs, peuplés des désirs rompus de ma mère, la théière brune qu'elle posait sur un coin de la table et soulevait pour emplir sa tasse d'un liquide ambré et fumant. Elle buvait à petites gorgées réfléchies et elle me tenait dans un de ses bras — elle ne percevait de moi que la pression exercée par mon corps bandé de langes — m'oubliant tout à fait dans l'écho de ses souvenirs répétés pour lui, absent de nos jours. Dans la nuit, j'entendais parler ce couple ailleurs dans leur lit défait. Je rétrécissais dans mes langes ou je durcissais comme un granit chauffé sous le soleil.
J'ai longtemps goûté à l'amour des pierres chaudes ou des statues dans les jardins publics. Je pense à toi dans cette soirée mauve et je pleure de ne pas être à vos côtés mais tu sais comme moi que je ne pouvais plus vivre à Paris, avec vous trois. L'a-t-elle compris ? Me pardonne-t-elle ? David, je suis ici tout neuf, mes pensées sont légères, je ne me sens coupable de rien. Je sais qu'en vous quittant c'était la première décision responsable dont j'ai été capable. Je ne regrette pas ce départ mais je vous regrette, vous trois. Quel âge a-t-il maintenant ? Treize mois et deux jours, je l'ai noté sur le calendrier de ma chambre. Je suis un prisonnier qui a décidé de sa prison. Je sais que tu sauras prendre soin d'eux, de ma femme et de mon fils. Bien mieux que j'en aurais été capable.
Michael, ton frère
Deuxième lettre
Je me souviens parfois.
Dans l'île, je ne fais rien, j'apprends le rythme des gens d'ici. Depuis quelques jours, je partage ma chambre avec une jeune Grecque, venue de Larissa. Elle s'appelle Caritas. Elle m'est apparue avec ses sandales blanches, son jean délavé, son tee-shirt frais. Je la regarde. Elle semble calme, à l'abri des glissades de la vie, parce qu'elle a décidé de saliver chaque instant, sans partir à la poursuite des impossibles. Sa démarche de jeune chat m'a alerté. Pendant des heures longues, j'ai observé son torse rond, ses épaules étroites de jeune Amazone, au repos, avant le combat qui lui donnera l'immortalité. Je gagne la mienne — mon immortalité — en l'approchant, en dévisageant son visage ouvert. Tous les rayons de lumière s'accrochent à son visage. Elle rit tout le jour, elle fume beaucoup aussi. Je bois et elle fume. Nous échangeons mes maux et ses fausses tranquillités. Elle ne parle pas anglais ou très peu. Nos journées sont de longues suites de silence. Elle boit et je fume. Cela nous suffit pour unir nos solitudes. Une nuit, j'avais beaucoup trop bu un de ces vins âpres de l'île. J'étais saoul. Elle voulut danser sur la plage désertée et je lui demandai de se dévêtir. Sans hésiter, elle se tint à quelques pas de moi pour que je puisse la voir bien, sans la toucher. D'autres couples se tenaient plus loin sur la grève, ils pouvaient nous voir, c'est certain. Je lui demandai de continuer. Elle ôta un à un ses vêtements de garçon jusqu'à la partie féminine des tissus. Elle resta dans cette tenue en dansant. Encore une fois, elle fit le geste de défaire, jusqu'à laisser découvrir sa nudité. Elle s'est mise à genou et je lui demandai de se caresser, trop saoul que j'étais pour la prendre de quelque façon, sinon avec les yeux et le nez. Elle acquiesça et s'offrit à ses doigts d'or et à mon regard, démultiplié par la présence en coin des couples gris. Elle retourna au sable quand elle atteint son plaisir et se traîna jusqu'à moi pour sentir mon odeur d'homme et s'endormir. Nous nous sommes réveillés dans le petit jour de la jeune fille aux doigts d'or. Doigts d'or.
Je te parle de cette nuit pour que tu ne regrettes pas mon départ. Je porte avec moi ma cicatrice, le souvenir de vous trois.
Avec Caritas nous vivons au cœur du diable. Nous en jouissons par incapacité à jouir autrement. Par l'harmonie du désordre, avec rage. L'horreur se déverse au-dedans de notre sang et projette le tumulte des hommes. Je suce ma Caritas et je veux engloutir son miel dans ma bouche. Pour déféquer la nourriture ancienne, pourrie, en riant avec éclat à la face d'un démon noir.
Je suis noir depuis le premier jour où, couché dans mon berceau, j'ai entendu les râles de l'amour dans la couche chaude des deux époux-amants, alors que moi, je n'étais que le petit tas de lange et de merde. Avec ma jeune Grecque, je crache, je vomis sur sa belle gueule pâle. Elle entend mes gémissements de fou. Elle ne tremble pas, elle n'a pas à parler. J'entends ses cris venus de l'horreur pour goûter à la cendre. La cendre chaude de la vie. Nous sommes les jumeaux d'un père à l'âme noire.
Michael, ton frère qui vous aime
Troisième lettre
Aujourd'hui, je suis au cœur de la Méditerranée, déconnecté de tout, ramené au temps heureux de la méditation, je laisse venir à moi ce qui m'importe profondément. Un renonçant. Ou plutôt un sanyasin, un vagabond indien à la recherche de quelque yoga tantrique. C'est vrai, je ne suis pas crédible dans ce rôle.
Avec Caritas, dans cette recherche de l'extase, le mal se confond avec le sacré et l'érotisme va au-delà de la chair et de l'esprit. De jumeaux, nous succombons en être unique. Un large hymen diffus nous saisit sur la plage jaune. Tout l'été, elle m'a entraîné, moi, vieux con, dans les caves de l'île pour danser et échauffer son corps. Je l'ai suivi à l'écart, au coin du bar, à écluser des bières bouteilles — pas de pression ici. Toutes les bières sont allemandes, pâles et sans goût, sauf dans les night-clubs. Je me nourris de houblon belge et scandinave. Je n'ai jamais aimé la bière anglaise. Tout ce qui vient d'Angleterre, je ne le digère pas. La politique, le foot, le cynisme et le sentiment de race. Ici, je ne parle anglais qu'avec des étrangers, je fuis les Anglais. Dans le jour, je vis avec des Grecs venus d'Athènes. Nous parlons pendant des heures de politique, de foot, avec cynisme et humour. Ici, aux terrasses des cafés, avec le soleil au zénith et les filles bronzées, l'agora ne donne pas le même goût aux choses comme dans notre poisseuse île pluvieuse. Ici, les architectes sont poètes et même les paysans. Ici la terre offre son aridité avec une sensualité déconcertante. J'en pleure sur la grève dans le jour face aux champs bleus des oliviers noueux, quand les enfants courent dans les ruelles.
Caritas m'a raconté son histoire, qu'elle a failli mourir à cause de la diphtérie. Parce que le médecin tardait à venir, sa grand-mère lui a enfoncé dans la gorge un poireau pour éviter le croup. Il fallait rompre les membranes qui l'asphyxiaient. Ça lui a donné le goût de la vie, proche de la mort, sans crainte de passer de l'une à l'autre dans les bras de l'une, désarmant l'autre, s'y préparant à chaque petite mort, où elle puise toute l'énergie noire et blanche. Quand elle m'entraîne dans le night-club rouge et vert, elle respire le cœur de la terre volcan. A ses côtés, se tient le diable cornu qui se presse noir et velu contre ses chairs. Je l'ai vu. Il la tient par la main, aux doigts comme tu sais, pour la faire rire et vivre en accord avec la trépidation qui monte des entrailles de la terre. Pour le temps de la danse, il se tient à côté de Caritas, je vois ses yeux rouges de prédateur l'observer. Autour d'eux, les Anglais, les Scandinaves, les Allemands, des Américains et les Grecs, dizaines de cellules vouées à l'écrasement léger de la danse, s'articulent au rythme des percussions et des basses électriques. L'électricité dans ce lieu donne la lumière rouge, le rythme des corps. La chimie des chairs se mêle à la physique astrale des étoiles. Elles tombent, les belles étoiles, au milieu de la scène, attardées depuis des millénaires au-dessus de notre planète, suppliant l'appel éternel. A chaque pas, nus sur le bitume, on appelle l'éternité sur nous. Au milieu du battement de la musique, nous tentons de gagner une part d'immortalité en soufflant au hasard notre génie ou notre nauséabonde petite vie.
Avec Caritas, j'entremêle mes gènes toutes les nuits et même le jour. Parce que j'ai perdu l'illusion du génie et de l'immortalité, chaque jour je dévore avec elle le fruit du diable. Je te le dis, la nuit, dans les night-clubs, mon plus terrifiant adversaire se tient à ses côtés. Elle se serre contre lui. J'admets sa présence car, sinon lui, qui peut l'approcher ? Même moi, je n'ai pas la force du vide et de la liberté suffisants pour monter avec elle la falaise et me tenir jusqu'au bord du volcan. Lui seul peut lui apporter la lumière.
Autour, les cellules américaines, scandinaves, allemandes, grecques et anglaises évoluent en suintant un non définitif, oublieux de violence. Ce non au fil des heures progresse vers l'assentiment, ouvert à l'océan d'amour. La pensée légère s'envole au-dessus des horizons crépusculaires pour retrouver celle, atomisée, des étoiles luisantes. Sur terre, dans cette île, dans l'enceinte du night-club, la chair et les corps seuls continuent la danse autour de Caritas-la-sorcière et du diable vêtu de vert, que moi seul ai reconnu. Je continue, à l'écart, à boire mes bières blondes, à fumer, aux aguets de cette frénésie. Caritas essoufflée, brûlante, couverte de la sueur de son corps et de la poussière du sol. Le diable lui crache son feu au visage et je voudrais dans ce lieu la surprendre écartelée par lui, enfin possédée. Je ne sais pas ce qui sortira de son ventre velu et noir à lui, quel liquide emplira les poches chaudes de son corps blanc et lisse à elle. Certainement pas du miel. Et si c'est du sang, il sera noir et épais. Dans cet antre, ils concevront l'antéchrist, c'est certain, et je repartirai au bras de Caritas, bienheureux Joseph, capable de passer le reste de mes jours à caresser son ventre s'arrondissant sous l'effort implacable du hasard.
Moi qui sors de la caste horrifiante des criminels, je me complais dans cette liaison troublante où elle devient la criminelle épuisant mes minables retenues, balayant mes frustrations européennes. Je ne sais pas d'où vient cette Caritas, d'Asie ou d'Afrique, mais pas d'Europe. Ou bien elle est née d'un alien cornu, d'un taureau furieux, et sa mère a gardé jusqu'à la tombe le secret de cet enfantement.
Il y a un délice à danser à l'ombre des colonnes roses de la cité antique. Pourtant je me souviens du Moyen-Âge parisien. A Paris, j'ai passé de longues nuits dans les cimetières. Celui du Père-Lachaise. Les gisants de bronze se couvraient du sperme froid des esseulés de la nuit. Dans mes rêveries nocturnes, les rues de Paris ont gardé le goût des allées entre les tombes et les mausolées.
Ici, dans l'île, bien longtemps après sa mort, Mausole arpente les rues de la vie.
Michael, ton frère. Embrasse-les pour moi.
Quatrième lettre
Dans l'île blanche, Caritas convient à ma folie, je ne la redoute pas. Je peux sans dérobade plonger plus profond dans le bain noir. Ce qui est extraordinaire avec Caritas, c'est que rien n'entame sa vertu. L'arété. Il faut être grec pour posséder l'insolente et l'authentique grâce.
David, j'assiste, sur cette île vierge, à la révolution des mutants à peine sortis de l'adolescence. Je vis avec eux, moi, la mauvaise fréquentation, nu sur les plages au sud de l'île face à la Libye. J'ai quarante-trois ans, je ne fais rien de ma vie, sinon compter les nuages qui, ici, n'affluent guère. Je me prélasse mais cela n'a rien du farniente. C'est une expérience captivante d'aller et retour entre l'être intérieur et le monde qui l'entoure. Les nuits, nous veillons sous la voûte violette, avec l'œil orange de la lune, femelle au cœur des mâles étendues étoilées. Nous trinquons et l'un allume un feu ou sort sa guitare. Tout cela s'est déjà vu, est déjà usé. Aucune illusion dans les groupes sur la plage, sinon celle du présent qui court. Ils n'analysent pas les carcans théoriques. Leurs aînés en ont fait le tour sans succès. Ils regardent s'agiter les insectes et c'est suffisant. Ritsos, l'architecte, chante des rébétika. Nous l'écoutons, étendus sur nos duvets couleur olive. Caritas s'éloigne de moi de quelques pas. Elle se tient près du feu et raconte d'étranges souvenirs à un vieux Grec sorti d'une barque. Quand Ritsos chante, elle se tait et le Grec regarde ses seins blancs et son long cou gracile. Il tapote doucement sa nuque et ne sait pas que je les surveille. La bouteille et les joints passent de main en main. Le cercle s'est agrandi. Les étrangers — un couple d'homosexuels allemands et un Français silencieux — sont là aussi. Une jeune Hollandaise, longue et épaisse, que nous avons croisée à plusieurs reprises, s'est décidée à nous rejoindre, autour du feu. Elle fait une halte dans l'île avant de rejoindre l'Asie où elle étudiera l'agronomie en milieu tropical. Elle est la seule à garder un contact avec la réalité et à peupler d'actes concrets ses prétentions. Ritsos, qui est de ma génération, est fou de Caritas. Mais il ne tentera aucun geste. Nous sommes devenus amis parce que nous avons lu les mêmes poètes et parce que nous trimballons la même fatigue dans nos yeux. L'illusion douce nous atteint parfois quand Caritas passe. Il soupire. Je voudrais bien qu'il plaise à Caritas, qu'ils fassent l'amour ensemble. Mais sous mon regard. Je ne supporterais pas leur intimité sans moi. Qu'il la désire et la baise, oui, mais que cela soit avec mon accord. Dans mon dos. Mais que je puisse les voir si je me retourne. Caritas sait que Ritsos la désire. Elle ne fait rien pour le provoquer, au contraire, elle agit avec douceur quand elle lui parle ou lui présente un verre. Un soir pour le surprendre, elle a même serré sa nuque par jeu et pour lui dire : «Je t'aime tant Ritsos.» Caritas pourrait faire l'amour à tous les hommes qui sont sur cette plage cette nuit. Le vieux Grec en salive et les deux Allemands roulent des yeux étonnés. Le Français se tait mais je vois bien que lui aussi voudrait renverser son corps.
Depuis quelques jours d'ailleurs, je crains qu'elle ne parte avec le Français. Ou bien est-ce moi qu'il conquiert ? Tout le jour, il traîne sur les plages, un livre à la main, son sac de marin toujours proche. Nous parlons souvent ensemble, en français. C'est un étudiant en philosophie ; il peint aussi. Ses cahiers sont emplis des images de la Grèce. Beaucoup de corps de femmes nues. «Des autoportraits», avoue-t-il en serrant les mâchoires. Je ne sais pas si c'est sa façon d'en sourire.
Caritas est l'autoportrait de tous les hommes de la plage cette nuit. Ils aimeraient vraiment se barbouiller la figure et le ventre avec les couleurs de Caritas. Elle passe, tranquille, frêle parce que ses jambes et son dos sont longs et sveltes. Ses seins et son ventre sont sa parure féminine. Je crois qu'elle aime reconnaître le désir dans nos yeux de loup derrière la fumée. En même temps cela l'indiffère. Je voudrais être assez fort pour ne jamais la toucher, que ce soient les autres qui la couchent à terre. Je voudrais être à ses côtés, de pierre, me contenter de la pression de sa main. Ne pas la désirer avec autant d'animalité. Être dissous sans la toucher. La considérer comme la prêtresse de ces journées, la sacraliser au point où le désir proche de l'inceste s'interdise. Je crois tout de même que Caritas n'attend que ça : être possédée. Elle se donne, elle prend, elle veut être prise. Durant tous ces jours, elle a décidé que j'étais l'homme à qui elle se donne, qui la prend, par qui elle veut être prise. Je ne la déçois pas. Son long corps fiévreux m'irrite, son plaisir est dans tous ses gestes quand je la retiens par mon sexe enveloppé dans le sien. Je regarde son visage changer. La beauté de l'amour l'éclaire d'une telle force que j'ai peur. Je chavire incapable de croire que je peux contenter son corps livré. Elle aussi, je la perdrai comme j'ai perdu Alice. Dans mes nuits, plus tard, j'accrocherai leurs photos imaginaires et j'éclairerai un cierge au-dessous de mes saintes et putains. Nous allons dans les chapelles chercher la fraîcheur. Caritas allume un cierge doré sous les icônes. Ici aussi je la prends bien. Ce n'est pas Dieu qu'elle implore, ce n'est pas Dieu que j'adore.
Dans le corps de Caritas, je me perds. Tellement je me perds, dans ces jours, j'en oublie mon désespoir. Je ris aux éclats et j'emmerde la face de Dieu. Je trinque avec son autre face, la noiraude. Ce démon s'amuse beaucoup mais ce n'est pas pour les mêmes raisons que celles qui m'agitent. Il attend la fin de notre liaison. Il suivra sa créature, Caritas. Elle ira gaver un autre homme faible et trop humain. Elle ira plus loin troubler une âme décrochée. En attendant je cueille des jasmins et je les lui offre. Je bois aux fontaines dans le creux de ses mains. Je ne regarde pas leurs lignes qui s'entrecroisent ailleurs que dans les miennes.
La vie commence sur cette plage. On imagine mal où se cache la violence. Peut-être a-t-elle renoncé ? Les plaisirs simples, les désirs assouvis. Les vieux Grecs se mêlent à cette jeunesse et je les entends jurer dans leurs moustaches blanches mais leurs yeux brillent à regarder ces corps qui osent être nus. Ils se souviennent : eux aussi parfois ont joué à Zorba et, délaissant tous leurs vêtements sur une plage, ils ont bondi dans la mer froide combattre les vagues, pour oublier que les femmes de l'île ne s'offrent pas facilement. Quand leur corps avait bien lutté, ils s'allongeaient sur le sable. Ils sentaient son haleine chaude sur leur peau. Cette étendue granuleuse, ils auraient voulu la pénétrer à en mourir. Planter leur sexe, imprégner leurs mains calleuses dans cette douceur, sentir sous le poids de leur ventre poilu les grains magiques s'assouplir. Désormais, la vie imprime leur visage de rides nombreuses et n'en finit pas d'habiller leurs regards d'étoiles.
Je parle à Caritas de mon fils que je ne connais pas. Caritas a vingt-quatre ans, je crois. Elle ne connaît pas la maternité et ne la redoute pas. Bien au contraire, quand elle fait l'amour, chaque fois, elle imagine qu'elle fait un enfant et son plaisir s'amplifie, s'il est encore possible. Un jour, dit-elle, un homme lui demandera de le faire avec elle. Elle retrousse ses lèvres à cette idée. Si elle préfère que ce soit une fille c'est parce qu'elle craint d'être trop amoureuse d'un garçon. «Je ne veux pas le rendre crazy», elle dit, avec son accent grec. Elle passe ses après-midi à tisser des bracelets, comme le lui a appris sa grand-mère.
Les journées grecques se passent ainsi. Dans notre chambre rose, le silence de mon écriture et le silence de ma tisseuse de songes. Je suis apaisé pour quelques heures, quelques jours, parce que dans ce lieu lointain, je ne suis plus seul, accompagné par des voix familières à côté et le désir sucré de Caritas. Je n'ai pas autre chose à souhaiter pour combler le vide : cette jeune femme, Caritas, assise près de moi, qui tisse ses bracelets. Ce souvenir-là, si parfait, ne fuira jamais avec le temps. Le temps n'est pas encore venu, où seul, je marcherai dans le pays des hommes.
Michael
Cinquième lettre
Septembre approche. L'automne viendra vite. La mer déjà se prépare. Les marins n'aiment pas le début de l'automne. Son équinoxe. Ce jour-là, Caritas partira. Nous le savons depuis le début. Elle repartira à Athènes pour ses études. Je ne sais pas si je la suivrai. Peut-être dans l'hiver, je la rejoindrai. Je ne sais pas. Aurons-nous encore envie de partager nos heures ?
Que faites-vous à Paris tous les trois ?
Michael, ton frère
C'est l'amour de la Grèce qui a conduit Corinne Jeanson-Valleggia à fréquenter ce site hellinolâtre. Quand je lui ai demandé de me confier un texte, elle a choisi les pages qui précèdent, brûlantes comme le soleil d'été là-bas.
Voici comme elle se présente :
«Autodidacte, j'ai fréquenté l'université pour apprendre l'Histoire. Depuis 25 ans, mon métier est celui d'administrateur de compagnies ou de lieux de spectacles vivants.
Des textes en prose et des dialogues ponctuent mon blog «Histoires d'écrire». Il y a longtemps, aimant la Grèce, j'ai écrit un premier texte de théâtre — sur le retour d'Alexandre le Grand — diffusé sur France Culture par Lucien Attoun.
C'est peut-être cela le point de départ : le cheminement en Grèce, sur ses sentiers au goût de mythes, dans ses dédales de ruelles blanches. Bien longtemps après mon premier voyage en Grèce, j'ai appris que mon grand-père, poilu de la première guerre mondiale, avait combattu sur le Front d'Orient en Macédoine, à quelques lieux des tombes royales de Vergina. La Grèce est ainsi mon paradis perdu.»