Daniel Rocher
CE MATIN-LÀ
Il y en a des qui, longtemps, se sont couchés de bonne heure. Ils n'ont jamais pu vraiment fournir une bonne excuse. Il y en a d'autres qui, pendant quelque temps, se sont couchés tard. Sans être pour autant des fêtards, mais parce qu'ils étaient en khâgne. À Louis-le Grand, par exemple. Quand le rythme est effréné, la discipline est stricte, le cerveau organisé, et le sujet bannit de son quotidien toute espèce de fantaisie. Devant une montagne de travail, chaque jour renouvelée, on doit adopter la rude discipline de l'alpiniste qui commence par une attention de tous les instants. Si vous dévissez, ne serait-ce qu'une seule fois, vous abandonnez tout espoir de sommet. C'est incontestable. Et pourtant, distrait étais-je depuis ma tendre enfance et distrait étais-je resté, quelles que fussent les contraintes, les caprices de la météo ou la couleur du gouvernement en place. Distrait, mais distrait... à rendre jaloux le sélénite le plus dans la lune !
Donc, j'étais en cale, à Louis-le-Grand. Car, à l'époque d'avant la grande toilette des monuments de Paris, Louis-le-Grand était un vaisseau de haut bord amarré en haut de la rue Saint-Jacques. Il battait règlementairement pavillon français mais sa coque était d'un noir épais, dans le dessein explicite de rappeler que la permission de monter à bord impliquait la traversée de ténèbres abyssales avant de pouvoir déboucher dans la clairière du savoir. Sa cale était divisée en plusieurs compartiments, dits «salles de classe», où de téméraires inconscients s'étaient portés volontaires pour venir tous les matins, par groupe de soixante, se faire mettre aux fers. Ce volontariat, souvent le fruit d'affectueuses pressions provinciales, donnait à cette situation un caractère irréversible et proscrivait par avance toute forme de récrimination.
J'avais le privilège d'avoir «une chambre en ville». Au sixième étage d'un immeuble sis 1, rue Clovis. Autant dire à deux pas. Et à un demi battement d'aile d'un pensionnat pour jeune gens en uniforme qu'on appelait, si ma mémoire est bonne, l'École Polytechnique. L'une de ses pittoresque coutumes consistait à faire monter un drapeau en haut d'un mât, tous les matins, au moyen d'un clairon, dans lequel soufflait un dévoué serviteur de la patrie. Il donnait son aubade à 6h30, dans la cour d'honneur, ce qui permettait à sa robuste mélodie de traverser la rue et de réveiller votre serviteur. Eh bien, le fait de participer aussi intimement à la vie quotidienne de Polytechnique ne m'a jamais donné une once d'orgueil supplémentaire. Admirable, non ?
Ce matin-là — je me revois encore ! - je descendais quatre à quatre mes six étages (six étages quatre à quatre... je laisse aux Polytechniciens la basse besogne du commentaire), et je me sentais particulièrement en forme. Aucune raison particulière. Non, simplement un entrain matinal, une envie de vivre pleinement cette nouvelle journée, une volonté de bien faire les choses, de... mais oui, de bien travailler ! Je sors de l'immeuble et me voilà remontant la rue Clovis en direction du Panthéon. Je marche d'un bon pas, mon petit cartable sous mon bras. Mais, peu à peu, une impression bizarre m'envahit. Tout me semble étrangement calme. J'arrive place du Panthéon. Elle aussi, elle est très calme. Aucune voiture ne circule. Je ralentis l'allure et, en longeant la bibliothèque Sainte-Geneviève, je m'aperçois que je suis seul sur le trottoir. Certaines images des Fraises sauvages font irruption dans ma tête, vous savez : quand le vieil homme se retrouve dans sa ville natale, sur la petite place déserte, sous l'horloge sans aiguilles... Pris dans un silence insupportable. Horreur ! Je presse le pas, j'enfile la rue Cujas, je tourne à droite pour descendre la rue Saint-Jacques et aller me réfugier dans le lycée, dans mon lycée bien-aimé qui, lui, est là, et bien là, immuable, rassurant.
Rassurant ? Devant l'entrée : personne. Je pénètre dans le vestibule : personne. Je monte les quelques marches menant au péristyle qui domine la cour intérieure et qui dessert les différentes salles. La mienne s'appelle K1, elle est au fond, à gauche... Je marche lentement car, ici encore, je suis tout seul. Seul dans le silence. Un grand lycée dans le silence, c'est une expérience que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi. Mais non ! Voilà que se dirige vers moi René, celui qui nous sert, au réfectoire, qui est chauve et qui sourit tout le temps. On le chambre aussi tout le temps : «René, ces saucisses ont goût de pétrole ! Changez-les immédiatement, je vous prie !» Mais là, je n'ai aucune envie de faire le malin. Arrivé à sa hauteur, je dis, d'un ton que j'essaie de maintenir dégagé : «Y a personne, ce matin ?» Il me regarde avec son éternel sourire et me répond d'une voix pointue : «C'est dimanche.»
Je me souviens de Daniel Rocher peu avant l'an 68, dans le lycée parisien où nous bossions tous deux comme des bêtes en classe prépa. La salle d'étude où les internes planchaient sur leur thème latin était parfois secouée par sa voix de stentor chantant un air de Massenet : «Manoooon ! Tu m'as trahi».
Quarante ans plus tard, une amie me conseille un roman au titre bizarre : Le voyage de Monsieur Raminet, au Serpent à plumes. Je lis, je me régale : il y a là un ton très particulier, une légèreté pleine de tendresse, de finesse, de sagesse, d'humour. Un peu plus tard, même plaisir à la lecture de La croisette s'amuse du même auteur.
Son nom : Daniel Rocher. Il est né, selon mes sources, la même année que moi. Serait-il mon ancien condisciple ?
Oui.
Et si je lui commandais un texte pour volkovitch.com ?