Myrto Gondicas


LES VOIX


«Ce soir, c'est comme de la volaille.»

Les cris des enfants dans la rue, entendus par la fenêtre ouverte au sixième étage, sonnent toujours différemment suivant les heures, la météo, et d'impalpables facteurs ignorés, mais actifs. Lucie Laragnon s'en nourrit ; ils font dans ce recoin d'immeuble riche d'un carré de verdure et de cinq ou six motos à l'arrêt comme un tapis élastique qui lance ses excroissances à l'assaut des façades en entonnoir. Pointes, dépressions, pointes. Aujourd'hui, elle leur trouve une douceur apparentée à la clémence du ciel, bleu d'automne conquis sur les nuages du matin. Pas de mots, on distingue seulement la musique : cela piaille en effet, ou plutôt cela pépie, et «volaille» lui vient pour le velouté des duvets, le rebondi des flancs et des croupions. Elle y goûte à l'aveugle ; elle sait qu'il lui suffirait de se pencher pour voir, un peu sur le côté en contrebas, les gamins à cheval sur les arceaux de fer, ou suspendus aux grilles. Leurs horaires aussi lui échappent. Certains soirs, ils restent à se lancer des noms d'oiseaux jusqu'à des dix heures et plus, voix aigres, crues, vrillant l'oreille avec une insistance de chatons énervés. Et Lucie d'imaginer des repas décalés, des parents aléatoires. Mais très vite, elle oublie et rembarque sur le tapis magique - pointes, dépressions...

Lucie n'est ni malade, ni impotente ; elle n'a pas eu une enfance malheureuse ; assise en retrait de sa fenêtre, elle rêve. Peu à peu d'autres voix montent, ténues et obstinées, et viennent l'enlacer avec une suavité opaque. Elles portent des souvenirs de choses vues près du sol : éclats de soleil sur parquet ciré, troncs d'arbres gros comme des corps de femmes mûres, billes, chewing-gums, bogues de marrons entr'ouvertes.

Muss i denn, muss i denn...

Clarté d'octobre, tableau vert et poussière de craie sous plafonds hauts, plastique des couvre-cahiers, blouses. La prof d'allemand marche d'un pas chaloupé en décochant des sourires comme une aumône un jour de fête, la fossette aguicheuse, le sourcil haut et noir au-dessus de l'œil bleu. Lucie Laragnon lui voue une adoration rustique nuancée de potins, de rires partagés, de caricatures. Au détour d'une règle de grammaire, ces mots de patois ont fleuri soudain comme une excroissance précieuse et interlope.

...zum Städtele hinaus...

La voix parcourt les syllabes en traînant, avec de petites explosions sur les dentales. «Vous ne comprendriez pas», dit-elle. En effet, Lucie n'y comprend que couic ; cela brille pourtant d'un éclat de joyau barbare ou de jouet volé. Mais on n'en saura pas davantage. Plus tard, elle apprendra que cela se chante, se braille parfois à plusieurs dans les brasseries ; et les mots lui seront alors transparents. Pour lors, ce souvenir mystérieux éteint aussitôt qu'exhibé lui vaut une exaltation légère, teintée de mélancolie.

Le chœur des voix d'avant s'approche, se dérobe, la frôle et la chatouille. «Etrange», se dit-elle, «comme elles sont toujours associées au soleil.» (Lucie Laragnon a un peu lu Freud et les Freudistes.) En voici une qui vient de plus loin, elle peine à se faire entendre, on en perçoit d'abord la mélodie : courbe ascendante quatre fois renouvelée, voix qui gratte et s'époumone. Puis les paroles :

karpoùsia pepònia domàtes fassòlia melidzànes...

A travers le fouillis végétal d'un jardin du Sud, sur les quatre heures de l'après-midi, le cri des fruits perce et s'approche. L'a-t-elle vu ou rêvé, ce très vieil homme maigre avec son âne tirant une carriole pleine ?

pastèques melons tomates haricots aubergines...

La chanson tourne en se répétant, les mots explosent comme une pulpe, lançant autour d'eux leurs trésors énigmatiques ; happée par cette voix de gorge qui râpe et semble hésiter entre triomphe et plainte, Lucie frissonne. L'écho s'éteint, les feuillages d'été pâlissent, l'espace se resserre ; il lui semble entendre à nouveau la voix, mais sans les noms : dénouée de toute parole, elle est cette musique grave et chaude qui peine à émerger entre de hauts murs jaunâtres à fenêtres grillagées, un homme est là, couché dans la lumière, barbe de plusieurs jours noircissant le visage où percent les yeux d'un bleu très clair ; tout autour des gens vont et viennent, le bleu baigne Lucie qui se tient là sans bouger, écoutant, rencognée entre un bout de mur et la tête du lit, elle écoute et cela hésite, peine à se frayer un chemin, mais il n'y a pas dedans de plainte, juste le ralentissement de la fatigue, C'est oncle Elie le marin on l'a mis à l'hôpital, de la gorge remontent des morceaux de bonté, tout à l'heure Lucie s'en ira avec sa mère, la bouche bourdonne d'amour, le cou vibre, Lucie ne sait pas ce qu'il dit elle écoute, les sons rauques insistent posément, à un moment elles ont dû partir, Lucie ne sait plus, elle reste flottant debout dans l'air qui vibre, elle écoute l'écho.


Dans la rue les enfants se sont tus, le soir tombe et une lune jaune au halo de sang monte lentement derrière les toits noirs.


*


Quand elle ne s'occupe pas de publier les œuvres posthumes de Cornélius Castoriadis, ma consœur Myrto Gondicas traduit des textes grecs anciens, du théâtre surtout. J'espère qu'elle appliquera aussi son grand talent au théâtre contemporain, et qu'elle gardera du temps pour écrire une suite à ces «Voix» qu'elle m'a fait l'amitié de me confier.


*  *  *