Agathe Neuve


LE VOYAGE DE GUDULE


Le scooter descend la rue du Louvre, ralentit, s'arrête devant les bandes blanc sale du passage piéton au croisement de Rivoli. Feu orange mûr. Un feu de plus dans le cours énervé de la vie de Gudule.

Gudule... qui inspire, expire et essaye de dessiner dans son esprit brumeux le parcours ad hoc. La rive gauche n'a jamais été son fort. Sous la membrane de son cortex, les dédales du sixième arrondissement font des petits nœuds pénibles à démêler. De synapse en synapse, les embranchements et les nuances giratoires de la trajectoire qu'elle doit effectuer s'organisent poussivement. Pendant ce temps, le regard de Gudule, bercé par le moteur, transperce à peine la réalité des choses. Il est posé là, à la frontière intérieure extérieure ; il coulisse entre le sol et le trio des voyants lumineux, tandis que dans ses épaisseurs son cerveau décline la route à suivre : Pont Neuf... feu rouge... rue Guénégaud... feu rouge... rue... heu...

Au cœur du heu, dans le flou du regard de Gudule, en plein sur la première bande piétonne, se pose un petit escarpin noir. Quelque chose d'infime dans la tension du tendon de ce pied retenu dans son soulier resserre inexorablement la focale des iris de Gudule. D'instinct, elle suit des yeux la ligne du tendon jusqu'au pli impeccable de la jambe du pantalon tailleur noir, monte le long du membre, atteint, à mi-cuisse, le bout des doigts gantés de daim noir, effleure leurs longueurs, puis glisse en latéral vers la taille cintrée de la veste en peau noire, remonte encore le long de la poitrine qui se dessine sous le cuir, caresse les mèches d'une masse lisse de cheveux noirs, cherche à saisir le visage de la silhouette avant que son profil, flanqué en haut de son petit corps, ne soit emporté vers l'est à tout jamais. Et là, les yeux de Gudule s'immobilisent sur deux pupilles noires entourées de néant.

Par un phénoménal mouvement de succion en spirales, voilà Gudule aspirée au fond d'elle-même dans un vortex né de ce vide au visage, tétée par les pupilles noires entourées de rien, avalée par les traits fantômes. Et, tandis que sa part immatérielle s'engouffre à toute vitesse à l'intérieur des pupilles, qui déjà lui ont tourné le dos, de son cœur affolé jaillit une ligne de fuite monumentale, si puissante qu'elle happe toute la façade est du Louvre et dissout sur le champ l'énorme densité minérale du bâtiment. Sur Rivoli, le vacarme du trafic s'étouffe dans son propre bruit ; les véhicules se dématérialisent en balafres de ferrailles silencieuses filant vers l'ouest ; le pas pressé des piétons se suspend ; chaque être, déstabilisé par le surgissement du néant, se concentre à protéger la cohérence de son essence flottante. Seule la fine silhouette noire continue à s'agiter. Elle actionne ses tendons volontaires et poursuit sa route saccadée vers Châtelet, hors des limites du champ visuel de Gudule.

Nom de Dieu ! Pourquoi cet effacement facial ?

Pourtant tout est là, les yeux, le nez, la bouche, les joues, les pommettes, les oreilles, le front, les sourcils, le menton. Tout y est... mais trafiqué, désuni, équarri. Vidé. Évanouie, la somme incomptable de ce qui donne sens à un visage. Évaporés, les tissus infimes dans lesquels se grave le vécu.

Emportée comme une feuille au cœur du vortex qui la tient, Gudule est assaillie par une masse d'impressions, puis projetée hors de l'œil du cyclone, complètement déboussolée, au ciel des âmes féminines de son temps. Là, elle essaye de rassembler ses moyens. Procéder par ordre. Il doit y avoir une raison. Une raison qui donne raison à cet évidage, à cette tentative effrayante de rationalisation et d'aplanissement de la chair. Dans ce ciel immense Gudule repère les deux pupilles noires de Dame Fantôme. Elle s'accroche à leur trace scintillante, elle explore leur brillance à la recherche de quelque chose, un signe ou un geste qui tenterait d'expliquer. L'amour peut-être ? Ou le désir d'amour ? Un homme pourrait-il par amour inspirer l'effacement facial ? Mais rien ne vient, tout est sombre, tout est silhouettes d'ombres autour des pupilles. Gudule n'aperçoit, lovée dans ces ténèbres, qu'une armada de mains froides et livides qui s'approchent, gantées de latex translucide, bardées d'outils stérilisés. Elle en frémit. À l'évidence, elle fait fausse route du côté de l'amour. Car il aurait, à coup sûr, fait fondre le métal de ces ustensiles malveillants et la pellicule synthétique qui recouvre ces mains blêmes. Même désespéré, l'amour aurait eu raison de ces manœuvres glaciales. C'est du moins ce que pense Gudule.

En haut des immeubles de Rivoli qui dansent dans son regard égaré, les carreaux des fenêtres réfléchissent le ciel. Ça doit être la solitude... Au hasard d'une fenêtre ouverte, Gudule se glisse dans l'idée d'un appartement où il règnerait un silence ordonné fait de rideaux et de moquette, orné d'impeccables coussins et de couvre-lits tirés à quatre épingles. L'antre de Dame Sans Visage. Pas à pas Gudule explore l'appartement imaginaire, circule entre les pièces jusqu'à la salle de bain, et tombe en arrêt devant un miroir supposé qui lui renvoie immédiatement le reflet de toutes les femmes qui se font effacer le visage, et, dans un silence imperméable aux vrombissements de la ville, deux questions. Qui vois-tu, Dame, quand tu te regardes dans le miroir ? Et pourquoi t'être fâchée avec le temps ?

Pendant que Gudule fait face à l'idée du miroir, articulant pour elle-même et pour Dame Fantôme ces questions, le feu passe au vert. Sur le scooter, son corps avance à travers la ville. Son esprit poreux dissémine ses impressions au fil de son déplacement. Sur la courbe du Pont Neuf, Gudule lâche quelques gouttes d'idées ça et là, à l'attention de tous les visages de femmes vidés de leur vie ; elle y égare quelques pensées qui dégoulinent mollement jusqu'à la Seine et s'amalgament à l'énorme débit d'eau, en route pour la mer. Roulant au gré d'une montagne d'interrogations et de quelques vagues réflexions, elle abandonne l'appartement virtuel. Elle se fiche pas mal des nœuds géographiques de la rive gauche maintenant. Après trente ans passés dans cette ville, la mémoire de son corps se débrouille pour trouver son chemin. À l'intérieur de son for, Gudule erre. Elle s'enroule doucement vers les hauteurs où siège la Loi du Temps. Une loi qui s'apprend vers quarante ans, sait-elle. Et Gudule sait que Dame Fantôme le sait aussi. Elle a bien vu au fond de ses pupilles noires, là-bas à Louvre Rivoli, que Dame est une femme qui porte l'éclat de la conscience du temps au fond des yeux. Perchée maintenant sur des sommets de perplexité, Gudule se penche sur la réalité temporelle et sur son apprentissage. Elle se plante face au miroir du temps, comme pour s'y brosser les dents minutieusement et se faire les points noirs. Miroir, mon beau miroir, que me dis-tu du temps qui passe sur les visages ? Et soudain, à force de fouiller les sillons de ses rides, Gudule est attrapée par le mouvement du temps, propulsée comme un corps comme sur un toboggan à eau. Woosh ! Elle glisse à rebours des ans — 42, 35, 28, 21, 14, 7, 0 — Whizz ! Elle remonte à toute blinde — 7, 14, 21, 28, 35, 42 — la trace des années qui s'étalent sur son visage. Les années folles, les années sages, elle les défile, les dégringole, les débaroule; elle s'envole le long de tombereaux de joies, de fatigues, de peines, de jeux, de morts, d'amours, de gens, de travaux, de doutes et autres menus événements, pour atterrir en désordre, la tête la première, dans la marmite de sa vie : un bouillon chaud qui glougloute tranquillement et postillonne sur son visage dépassé.

Ben mon vieux ! C'est pas souvent qu'on plonge comme ça d'un coup dans son propre jus. Ça fait un effet bœuf. On se voit à la fois tel quel, tel qu'avant et tel qu'ensuite. On se voit dans sa globalité spatiotemporelle. Ça dure par longtemps, mais le temps que ça dure, c'est stupéfiant. Enfin... Gudule ne se dit pas tout ça mot pour mot ; mais elle ressent confusément et instantanément un empilement de sentiments qui ressemblent à ça. Elle est coite, roulant là, quelque part du côté de la rue Mazarine, à observer du dedans les méandres sombres ou lumineux de sa tambouille de vie. À tous points de vue — disons moral, esthétique, scientifique et spirituel — le spectacle est aussi fascinant qu'indéfinissable. Des particules de vie, des morceaux d'évènements, des bouts de sensations, des traces d'expériences s'entrecroisent, s'agglutinent ou se repoussent pour fabriquer, pour tisser Gudule. Sa vie, son œuvre, son être.

C'est à ce moment que le monde extérieur revient frapper à la porte de sa conscience, à travers le casque qui recouvre sa tête, juste avant qu'il ne soit trop tard. Quelques mots tremblants et furieux percent les couches de mousse, de polyuréthane et de kevlar — Priorité aux Piétons, Pétasse ! — et scellent la fin du formidable mais inopportun état d'autoperception.

Elle déglutit l'ensemble de sa vie, elle écarte la masse des âmes féminines, elle range la Loi du Temps, elle s'extrait du vortex, elle rembobine dans son cœur la ligne de fuite et elle referme la paupière du cyclone sur l'image de Dame Sans Visage. Assise sur son scooter à un angle du boulevard Saint-Germain, les pieds à plat, le dos courbé, les coudes pendants, le front suant, Gudule reprend son souffle et regarde doucement le monde.


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En 2009-10, comme chaque année, mes apprentis traducteurs du Master 2 de traduction littéraire se sont surpassés en fin d'année, me remettant des textes personnels de grande qualité, dont deux ou trois tout à fait épatants. J'ai choisi de montrer ici d'abord «Le voyage de Gudule» d'Agathe Neuve, que j'ai lu avec saisissement et ravissement. Quel veinard je suis d'assister à de telles floraisons.


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