Nathalie Barrié


Le mariage des cousins


Vite vite, dépêchons. Aujourd'hui, c'est le mariage d'Aurélie et de Sébastien et on n'est pas en avance. J'ai mis des escarpins à talons avec ma robe couleur fuchsia et je n'ai pas mal aux pieds pour le moment. Pourvu que je puisse danser ce soir. J'aide les enfants à s'habiller. Pas simple. Où est le pantalon de Raf, la barrette de Marijo ? La frénésie bat son plein dans la salle de bains embuée.

Marco se prépare avec ce calme olympien qui a le don de m'affoler. C'est que je dois me maquiller, moi. Qui a touché à mon rimmel ?

Enfin, après un temps qui paraît infini — l'adjonction de deux adultes et de deux pré-ados dans la même salle de bains allonge la matinée bien au-delà de quatre fois le temps habituel, un cas où le résultat final explose la somme des parties — tout le monde s'entasse dans la voiture. En route pour Villeneuve, une ville perdue quelque part au bord de la Garonne, dont nous ne connaissons que le nom. Nous comptons sur le GPS, qui n'est pas des plus récents. Marco prend le volant, événement rarissime. D'habitude, il se réfugie sur la banquette arrière, d'où il énonce des commentaires avisés sur ma conduite. Les anglophones appellent ça un « back seat driver ». L'équivalent actualisé de la mouche du coche.

Or ce matin, il me trouve trop fébrile pour me confier le volant, bien qu'il n'en dise rien. Pour une fois, il n'a peut-être pas tort. Une sourde inquiétude persiste dans l'habitacle, dont témoigne la qualité d'un silence multiplié par quatre, plus plus. Encore la faute de ce paramètre inconnu dont je renonce à connaître le nom mathématique. Je commence à peine à me détendre quand je fais Ah !

— Ça y est, tu as oublié quelque chose.

Mon époux est perspicace. Disons qu'il me connaît.

— Oui, le faire-part avec l'heure de la mairie et les explications pour y arriver, sors-je d'une traite. Sans vouloir te faire paniquer.

Il le prend avec philosophie.

— On ne va pas faire demi-tour. Tant pis, on a mis le nom du bled sur la pétasse (l'élégant surnom qu'il donne au GPS) alors on y go.

— Oui, tant pis. Je crois bien que le rendez-vous devant la mairie est à treize heures trente...

— Pas grave, conclut Marco, dont le sang-froid à toute épreuve est loin de me rassurer, je ne sais pourquoi.

Au bout de dix minutes, je m'aperçois qu'il roule VRAIMENT lentement. Pas à plus de cinquante à l'heure, une allure ridicule sur cette route déserte de campagne. Je subodore que sa légendaire prudence ne suffit pas à justifier ce sous-régime. Je lui demande d'accélérer. Il fait la sourde oreille.

Je répète : « Va plus vite, on est en retard, la voie est libre. »

Pas de réponse. Comme il n'a pas souvent assisté à un mariage, à part le nôtre il y a vingt ans, je reformule.

— La mairie, c'est une formalité qui dure à peine une demi-heure, on va la rater si tu continues à cette allure.

Je l'entends répondre entre ses dents : « Je n'ai aucune intention de me farcir la mairie. »

C'est alors que je comprends pourquoi il conduit, lui qui évite toujours de prendre le volant. J'insiste, il résiste. J'implore en vain. Le ton monte, les larmes me viennent aux yeux. Il n'en a cure. Je finis par pleurer de rage et d'impuissance de ne pas pouvoir rouler à une vitesse normale pour ne pas aggraver le retard. Il dit : « Regarde dans quel état tu es, tu pensais peut être que j'allais te laisser le volant ? »

— Mais c'est toi, toi, toi qui me mets dans cet état. Ils vont s'inquiéter de ne pas nous voir, ce n'est pas un coup à leur faire.

J'essuie tant bien que mal le mascara qui coule sur mes joues, sans arriver à me calmer.

Enfin arrivés à Villeneuve, on ne sait pas où est la mairie, ni si cela vaut encore la peine d'y aller. Je descends me renseigner et je finis par la trouver. Elle est aussi vide que le tombeau du Christ un soir de Pâques. Je demande où est passée la noce au seul jeune homme présent, lequel répond : « Oh, ils sont partis il y a vingt minutes, pour l'église de Monflanquin. »

Il m'indique comment y aller. J'essaie de masquer mon désarroi et je le remercie.

Je reviens à la voiture, à nouveau en larmes, et je rapporte les indications glanées, non sans forcer sur le ton accusateur, à travers des sanglots convulsifs.

Marco descend en claquant la portière : « Tu me fais chier, tiens, prends-le, ton volant ! » et s'éloigne à grands pas dans la rue, me laissant seule avec les mômes.

À travers un déluge de larmes, je prends sa place sans pouvoir me calmer. Martelant le volant en guise de ponctuation, je m'entends expliquer aux enfants, qui ont le droit, après tout, de connaître la vérité : « Il est égoïste (pom), méchant (pom pom), tant pis (pom), il reste ici (pom), on y va sans lui (pom pom). »

Et je démarre bruyamment.

Derrière, les enfants glapissent : Maman, maman, calme-toi ! Là, il y a un stop ! Là, il y a un feu, attention ! Une voiture à droite, un camion à gauche...

Je fais le tour du parking, puis je pars au hasard à travers le brouillard de mes larmes, j'active les essuie-glaces alors qu'il ne pleut pas, ce qui n'a aucun effet sur mes pleurs — je note au passage que le lave-glace est à sec —, dans cette ville inconnue, je ne sais pas où je vais, je veux donner une leçon à Marco et disparaître de sa vue, même si cela fait un certain temps qu'il a tourné le coin de la rue. C'est ridicule, il ne connaît pas cette ville mieux que moi. Il va se perdre. À la réflexion, je m'en réjouis. Je longe les bords de la Garonne, je navigue à vue, et les enfants glapissent toujours Attention maman, y'a un stop, attention à droite, attention à gauche. J'ai honte de leur infliger ça mais la rage ne me quitte pas.

À un carrefour, des flics désœuvrés nous couvent d'un regard soupçonneux. Ils m'arrêtent. Contrôle, vos papiers, etc. Je plaide que nous sommes pressés mais cela n'arrange rien, au contraire. Au vu de mes yeux bouffis, ils me font souffler dans le ballon. Il y a une première fois à tout. Contrôle négatif. Pour qui me preniez-vous. Je n'ai pas besoin de boire pour perdre la boule, moi, Monsieur l'agent. Mon mari se charge de me soûler.

— Faut pas s'énerver comme ça, ma petite dame. Qu'est-ce qui vous arrive ?

— Je vous dis que je suis en retard à un mariage.

— Bon, vous pouvez partir, mais prudence. Attendez, ce sont vos enfants, là derrière ?

Il ne manquait plus que ça.

— Bien sûr que non, Monsieur l'agent, je les ai enlevés à leurs parents.

— Ne plaisantez pas avec ça, Madame. Pas d'ironie déplacée, s'il vous plaît.

Les enfants affirment que je suis leur mère (merci les niards, vous aurez des Miko) et que leur père est perdu quelque part en ville. Le flic demande des explications sur le père, je me tais mais les enfants glapissent à qui mieux mieux, c'est insupportable. Je contrôle mes nerfs pour ne pas leur en coller une à chacun et tant qu'à faire, éviter de me retrouver en tôle en habits de noce. Leurs clameurs atteignent un sommet tel que l'agent, non sans s'être abondamment gratté la tête, nous laisse, que dis-je, nous prie de partir. Pour que ça s'arrête. Y'en a quand même qui sont payés à rien foutre. On s'étonne après qu'il y ait des enlèvements de mineurs. Que fait la police ? À la minute, ce n'est pas mon problème.

Je fais un tour de ville approximatif, après quoi je finis par tomber par hasard sur notre point de départ.

Pas de Marco en vue. Raf se dévoue pour aller le chercher.

Cinq minutes plus tard, les voici qui reviennent comme si de rien n'était et se tenant par les épaules, tels deux potes discutant le coup. Marco monte à l'arrière avec les mômes, pour bien souligner que « puisque la folle conduit, mettons nous à l'abri ». Il ne dit rien, mais je l'entends quand même. Je reste au volant, consciente des trois paires d'yeux désapprobateurs fixées sur mon dos. Ça n'aide pas la décontraction.

Un grand silence s'installe, j'écoute la pétasse qui, d'une voix sucrée, nous conduit à l'église.

En haut d'une route sinueuse, nous arrivons à Monflanquin. Ce bled fortifié ne nous résistera pas longtemps. L'église donne sur la place centrale, elle est bondée. Nous entrons sans nous faire remarquer. Prenons place dans la rangée du fond. Piteusement (moi), complaisamment (lui), en traînant les pieds (les gosses).

L'office est déjà bien entamé. En conduite automatique, le prêtre ânonne d'une voix plaintive, emplie d'émotion suspecte, le sermon recasable à tous les mariages. Des mots que l'on croirait destinés à notre vieux couple, en mode ironique : « L'amour peut tout, l'amour supporte tout. L'amour ne passera jamais. »

Un rire incontrôlable me secoue. Marco n'écoute pas, ne bronche pas. Pour me donner une contenance, je plonge la main dans mon sac, d'où je sors un miroir de sa housse de velours noir. Je me repoudre. À d'autres, Mon Père. Quand j'aurai besoin de vous pour éclairer le bout du tunnel sans fin qu'est le mariage, je vous enverrai un faire-part. Ou faut-il que je m'adresse d'abord à Dieu ? Pour l'heure, restons modestes dans nos ambitions terrestres. Je me borne à tenter d'effacer les rigoles de Mascara encore visibles sur mes joues. Quoi qu'il en soit, j'ai largement de quoi prétendre que le sermon m'a fait pleurer... de rire.


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Au master de traduction littéraire de Charles V où j'exerçais naguère, j'ai eu la joie de lire et d'entendre plusieurs apprentis talentueux, dont Nathalie Barrié ici présente. Les deux textes qu'elle m'a remis alors n'avaient de commun que leur qualité ; son "Baiser de Circé", longtemps disponible ici même, étant parti se présenter à un concours, voici son remplaçant, « Le mariage des cousins », savoureux quoique un peu amer sur la fin...


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