Marion Koeltz


À la fin de chaque année, mes apprentis traducteurs de Paris VII doivent m'écrire une dizaine de feuillets, sujet libre. La moisson de l'an dernier a été d'une richesse exceptionnelle. Cinq ou six de ces textes mériteraient d'être publiés, moyennant parfois quelques menues retouches.

Commençons par Marion Koeltz. Marion n'a pas vingt-cinq ans, elle débute cette année une carrière de prof après être passée par la rue d'Ulm. Elle dit ne pas avoir le temps d'écrire. Patience...



LA CLIQUETTE

Paris avait sué à grosses gouttes pendant plusieurs semaines, et ressemblait désormais à un corps desséché, statique, réduit au minimum vital. Après s'être épanchée en torrents de sueur, la ville montrait plus de réserve et économisait son énergie.

Ce changement n'était pas perceptible sur la rive gauche : il y avait trop d'arbres et trop peu de poussière, de sorte que ces quartiers ne semblaient jamais souffrir de la chaleur, moite ou sèche. A l'ombre du Panthéon, ou dans les cafés aux serveurs réfrigérants de la rue Soufflot, régnait une fausse impression de fraîcheur. Seuls les touristes, à force d'arpenter la capitale, présentaient des signes évidents de déshydratation : certains se décidaient pour une glace au melon, qu'une vendeuse affublée d'un tablier blanc, censée représenter un Paris au charme romantique et désuet, extrairait d'un bac exposé au soleil depuis plusieurs heures ; d'autres commandaient une boisson plus ou moins fraîche qui leur serait servie par les susdits serveurs quelque vingt minutes plus tard.

Ainsi, l'écoulement de la transpiration parisienne, d'abord à torrents puis goutte à goutte, suivi de son évaporation sur les trottoirs brûlants, n'était observable qu'entre la Place de Clichy et le bassin de la Villette.

Les quelques arbres sur le terre-plein central du boulevard de Clichy n'étaient pas suffisamment à l'aise pour offrir un rafraîchissement convaincant : les feuilles, quoique nombreuses, se recroquevillaient avec une telle maussaderie qu'on eût dit de vieux arbustes rabougris. Était-ce les effluves des bouches de métro qui les asphyxiaient, ou les sex-shops alentour qui les rembrunissaient ?

Depuis plusieurs années, jusqu'à la fin du mois de juillet, le boulevard grouillait de monde et luisait de transpiration. Puis la foule et la sueur se résorbaient et laissaient place à l'aridité du mois d'août, inséparable de la fine couche de poussière qui se déposait partout : sur les étagères, sous les ongles, derrière les oreilles.

Tous les soirs, je passais sur le terre-plein : j'aimais observer les bancs qui perdaient leur couleur verte et révélaient leur bois de mauvaise qualité. J'aimais ce boulevard en août, parce qu'il jouait franc jeu. À ceux qui ne l'avaient pas déserté pour rejoindre les plages, il semblait dévoiler son secret, tel un privilège réservé aux initiés - il y avait une affinité secrète entre cet espace en plein air et l'intérieur des peep-shows. Le boulevard de Clichy feignait habituellement d'ignorer ce qui se passait derrière les devantures, mais en août, il s'apparentait étrangement à ces lieux cachés, comme un enfant illégitime qui, sous certains angles, ressemble tellement à son géniteur qu'il ne peut cacher sa filiation. Le sol avait la même texture que la moquette râpée du Sex Palace, et les arbres se confondaient avec les rideaux crasseux et élimés à l'entrée. Même les feuilles perdaient leur moue réprobatrice, révélant ainsi leur ressemblance avec les rabatteuses devant les sex-shops qui racolaient les passants.

La boutique dans laquelle je travaillais, sur la rive gauche, fermait tard ; il était déjà dix heures du soir lorsque je me dirigeai vers la station Sèvres Babylone, heureuse de quitter la fraîcheur artificielle de ce quartier guindé.

Lorsque je montai dans la rame, je m'aperçus qu'elle était presque vide. Nul besoin, comme pendant le reste de l'année, de se ruer sur un siège, ou, comme pendant les mois d'hiver, d'éviter les places près du chauffage mal réglé : en août, le voyageur peut s'offrir le luxe de choisir son siège, et même d'en changer plusieurs fois pendant le trajet. Je m'installai donc confortablement, ou presque, en prenant soin de ne pas appuyer ma tête contre la vitre, patinée par le contact avec divers cuirs chevelus graisseux, et je fis bientôt totalement abstraction du grincement périodique de mon siège, des grésillements continus des néons, et de mon unique voisin, qui ne grinçait pas, ne grésillait pas, mais dormait profondément, sans produire le moindre bruit de ronflement, de respiration, de rêve.

Ce silence attira mon regard ; en observant ce dormeur sans existence sonore, je me rendis compte qu'il était trouble, comme dans un flou artistique ou un sfumato - je ne pouvais distinguer nettement ni son visage, ni son cou, ni ses mains. Je me concentrai, mais toujours ses traits se dérobaient à mon regard. Je ne réussissais à percevoir qu'une seule parcelle de lui à la fois ; je devais ensuite baisser les yeux, puis le regarder encore et encore, pour découvrir un nouvel élément. Son cou. Aucun renflement de veine marquant le pouls, une pomme d'Adam à peine saillante, un grain de peau sablonneux. Sa bouche. Une forme plutôt b...

«...Bonsoir»

Choc de cette voix froide sur mon cou. Toc. Mon oreille droite se bouche. Le dormeur, presque transparent, n'a bougé ni lèvres ni paupières. Je me retourne et vois un homme, qui vient de monter. (Deux stations sont passées, on est déjà à Solferino.) Un clochard, sans chien, sans bagages, sans manteau. Sa présence est agressive malgré lui : une odeur de sueur, d'urine et de crasse signale son passage avec autant d'efficacité que la cliquette d'un lépreux. À moins que ce rôle n'incombe à sa voix : un grelot ébréché, le bruit d'une crécelle enrouée qui ne résonne plus, rauque et strident, sourd et sifflant, râle éraillé, oscillant entre le grave et l'aigu, se dissipant dans un interminable essoufflement. Il n'a dit qu'un mot mais cela a suffi pour m'avertir que le lépreux arrivait, gare à vous, tout le monde chez soi.

Pendant quelques secondes j'ai honte. Mais l'homme semble être conscient de tout cela - comme s'il voulait annoncer son passage, prévenir qu'il pue la pauvreté pour que tout le monde se prépare. Il veut éviter de prendre les gens au dépourvu, peut-être pour ne pas voir au dernier moment la répugnance qui agrandit les yeux, pince la bouche et déclenche automatiquement un mouvement de tête dans la direction opposée quand il passe entre les sièges. J'ai l'impression que les veines de mon cou sont dures, figées, et un goût métallique me picote la bouche. Mon oreille est toujours bouchée. Mais cela, au moins, ça ne se voit pas.

La voix-cliquette a prévenu, mais n'a prévenu que moi. Et pour cause : le dormeur dort toujours, et il n'y a personne d'autre. Je me demande si le clochard va psalmodier son petit discours comme si la rame était bondée, ou s'il va directement venir vers moi. Avec appréhension et impatience, j'attends qu'il commence, j'attends sa voix. Elle ne vient pas. Je n'ose pas me retourner.

Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, puis se racle la gorge, s'étouffe, crache, tousse, et ne dit rien.

Je retiens mon souffle, ne me retourne pas.

Il prend une inspiration, s'essouffle, halète, râle, et ne dit rien.

A bout de souffle, je ne me retourne toujours pas.

Instant de silence. Je n'entends même plus sa respiration bruyante. L'homme a-t-il renoncé à parler, à respirer ? Ce silence pèse et s'étend indéfiniment dans le temps. Je sens le bruit mat de mon cœur qui bat. J'entends l'homme qui s'approche, poussant un petit gémissement à chaque pas. Mon pouls suit le rythme des pas, se suspend quand l'homme s'arrête, s'emballe quand il trébuche. Au silence suivant je me demande si l'homme est encore loin, mais à cet instant la cliquette éraillée tinte au creux de mon oreille : il est juste derrière moi, penché par-dessus mon épaule, articule des mots entrecoupés par des halètements d'animal.

«J'ai le cancer de la gorge, besoin d'argent pour me soigner.»

Son souffle me transperce la peau, ses chuintements s'insinuent partout ; aucune parcelle de mon corps ne peut échapper au frisson douloureux que produit la cliquette.

Je cherche précipitamment une pièce dans mon sac et la mets dans la main tendue du clochard sans le regarder, pour échapper à son regard, parce qu'il me possède déjà avec sa voix. Il la fait disparaître de sa paume sans bouger. Ensuite seulement il replie la main sur le vide, comme si les événements n'avaient pas lieu dans le bon ordre, comme si ses gestes ne dépendaient pas des lois physiques qui régissent la réalité des autres. Puis, ignorant le dormeur, ne lui accordant pas même un regard, se dirige directement vers les sièges suivants, se penche vers d'invisibles passagers, et récite comme une litanie sa petite phrase qui s'évanouit peu à peu et se réduit à quelques consonnes aux contours sonores estompés.

Je pourrais jurer que l'homme est déçu de ne rien avoir obtenu des passagers inexistants. Pendant quelques instants le soulagement m'anesthésie : maintenant que l'homme est à l'autre bout de la rame, je me sens libérée de son emprise chuintante. Comme celui qui a failli perdre l'équilibre au-dessus d'un ravin et qui a réussi, au dernier moment, à se remettre droit sur ses jambes. Comme un bateau qui ressort intact d'une vague monumentale. Mais parfois la peur reste, même une fois la vague passée; on ne peut se débarrasser de la peur comme on évite le danger.

Quand l'homme sort, à la station suivante (non, on est déjà à Saint-Lazare, ce n'est pas possible, le métro ne s'est pas arrêté...), l'apaisement s'en va avec lui. Et je reste là avec ma peur. Le grelot ébréché n'en finit pas de tinter - cette note fausse et criarde.

Tout me ramène à cette voix froide. Chuintements qui se répercutent contre les parois, s'entrechoquent, se cognent contre les barres métalliques, et au contact des néons, produisent en écho d'autres chuintements.

Je suis encerclée par tous ces sons qui me mettent au supplice je ne peux pas rester avec ce dormeur qui n'existe pas que je suis la seule à voir même pas bien et tous les autres dans ce métro qui ne s'arrête pas oublie des stations ne tient pas sa route ses engagements m'écrase m'enfonce m'ensevelit la torture de la présence désincarnée

mon oreille se débouche d'un coup, je ne sens plus qu'une douleur fulgurante

Les yeux grand ouverts du dormeur, si près de mon visage. Sa bouche ouverte d'où sort une voix grave qui prononce des mots inquiets : il me demande si je vais bien. Mes yeux encore plus grands que les siens, écarquillés, l'interrogent avec étonnement. La forme de sa bouche s'arrondit comme sa voix m'explique que j'ai crié, qu'il s'est réveillé, que s'est-il s'est passé ? Il ne s'est rien passé - mais la bouche s'aplatit et ses yeux se plissent pour me dire qu'ils ne sont pas dupes. Mes yeux se plissent pour lui cacher que j'ai peur de lui, peur parce qu'il s'est mis à exister, subitement, sans prévenir. Ma bouche se pince pour ne pas raconter qu'un homme-cliquette a essayé de s'insinuer en moi, parce que les yeux du dormeur ne me croiraient pas et se plisseraient encore plus. C'est toujours pareil, soit les gens ne savent pas ce qu'est une cliquette, soit ils ne l'entendent pas. Tous plissent les yeux comme le dormeur et je sais que c'est pour réprimer une envie de rire. Certains s'écartent un peu. D'autres me tapotent le dos : ils croient peut-être que ça m'apaise, mais cela contusionne encore plus mon corps meurtri par la cliquette.

Le dormeur est de ceux qui me tapotent le dos avec la compassion propres aux gens qui ne se permettent pas de dire que les gens sont fous, mais qui surtout ne se permettent pas de se rendre compte que c'est exactement ce qu'ils pensent. Les contours de son visage sont nets maintenant qu'il est réveillé, il n'a plus l'air effacé à la gomme. Pourtant je me rends compte, tandis qu'il me parle avec compassion, que son œil gauche est la seule partie de son visage que je n'arrive pas à voir distinctement. Le flou s'y est réfugié. Je ne regarde plus que cet œil gauche, essayant de déloger le flou de son dernier bastion. L'homme paraît légèrement gêné et me dit qu'il a perdu un œil, à cause d'une maladie, ce n'est pas beau à voir mais il ne faut pas que je m'inquiète. Là, là, calmez-vous, ne vous remettez pas à crier, vous m'avez fichu une sacrée trouille, vous êtes un peu nerveuse en ce moment ?

Voilà un homme gentil qui vous tiendrait la porte dans un magasin, et qui pense que si vous criez c'est parce que vous êtes un peu nerveuse - je parie qu'il pense que j'ai mes règles.

Toujours un homme serviable dans les parages, à la voix grave et à la gentillesse humiliante. Peut-être dans un coin de sa tête l'idée de me ramener chez lui. On sublime la libido en offrant un mouchoir, en prenant la voix rassurante d'un père.

Il faut que je m'éloigne car je sais que ce genre de voix peut aussi être dangereux. Je connais le supplice des voix douces.

On arrive à Pigalle. Je dis au revoir au borgne sans vraiment le regarder. Je voudrais qu'il ne me réponde pas, même si je sais qu'il va me saluer aimablement. Il ne me propose pas, comme certains autres, de me raccompagner, «en tout bien tout honneur bien sûr». Il me lance un regard, que je mets quelques secondes à déchiffrer : parce qu'il est borgne, et moi folle, il veut me signifier l'importance de la solidarité entre êtres particuliers. Soyons fiers de nos différences. Une fois sur le quai, je me retourne et découvre qu'il me regarde encore. Il ne détourne pas assez rapidement son unique œil ; j'ai le temps d'y voir une dernière lueur - l'ultime élan de commisération qui lui permet de se dire qu'il préfère quand même être borgne que folle. Syndrome «la pauvre...».

Je grimpe hâtivement les escaliers. Au moment où je sors de la bouche de métro un souffle d'air très inattendu pose son haleine fraîche sur le boulevard. Ultime trahison : voilà que le boulevard fait aussi dans le politiquement correct, ce soir. Les feuilles n'ont pas la même allure que d'habitude : elles sont moins renfrognées, et semblent observer avec pitié les panneaux publicitaires pour des aphrodisiaques japonais dans les devantures des sex-shops. Les bancs profitent de l'obscurité pour récupérer temporairement leur vert foncé et essayer d'avoir l'air normal et respectable ; un couple s'est même installé là, moins pour apprécier la légère brise que pour participer au décor de carte postale que je contemple avec horreur : Paris en noir et blanc, avec tous ces aspects mièvres que les touristes aiment tant. Il ne manque plus que la lueur d'un réverbère se reflétant dans les ondulations de la Seine.

Ah, tout le monde s'y met, ce soir ! On veut être comme il faut, à ce que je vois. Je me tourne brusquement vers les feuilles qui profitent du vent pour murmurer «la pauvre !» et me faire croire qu'elles ne font que bruire. Ah ! Vous faites semblant que vous n'avez rien à voir avec ça, rien à voir avec moi. Vous êtes bien propres sur vous, bien gentilles, prêtes à donner un peu de fraîcheur aux passants, à rendre service. Si vous pouviez vous me donneriez même quelques tapes sur le dos, hein ?

En repoussant les rideaux crasseux du Sex Palace pour y pénétrer, je me retourne une dernière fois vers les feuilles : certaines font semblant de ne pas me voir, d'autres me lancent des regards désolés. Et vous alors ? Vous croyez que c'est mieux, rabatteuses ?



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