Pierre Strobel
Pierre Strobel est bien connu des volkonautes fidèles, qu'il a durablement charmés l'an dernier (MES ÉCOLES, Lycée 58-65) en joignant ses souvenirs d'école aux miens. Car Pierre et moi nous sommes connus dans l'adolescence, au lycée Claude-Bernard, avant de nous perdre de vue, hélas, trop longtemps. J'ai dit dans les Brèves d'août dernier tout le plaisir que m'avait donné son livre, À la santé, récit de voyage dans le XIIIe arrondissement de Paris où il réside. J'espère qu'il nous écrira d'autres portraits de profs, d'autres portraits de villes et plein d'autres choses encore.
L'un de ses croquis professoraux n'avait pas trouvé place dans nos souvenirs croisés, le voici. Et tant qu'à faire, dégustons un autre texte laissé pour compte, qui aurait pu figurer dans À la santé, si l'auteur ne l'en avait pas chassé, trop sévèrement.
Ce canular d'enfer, mon cher Pierre, croyais-tu que nous allions le juger indigne de nous ? Tu te trompes, Strobel, fort !
Et Flacon ? Comment Volko aurait pu l'oublier ? Mais un doute me saisit... l'avons-nous eu comme professeur d'histoire-géo ? Peut-être pas, ce qui expliquerait cela et me plonge immédiatement dans un abîme de perplexité : ma mémoire aurait-elle tant flanché que je ne sache plus si le camarade Jean Flacon, historien communiste, membre de la cellule voisine de celle à laquelle appartenaient mes parents, père de mon ami d'enfance Jean-Yves et surtout mon protecteur et mentor à Claude Bernard... y avait été, ou non, mon professeur ? J'en aurai la confirmation par Volkovitch, encore qu'il ait été par construction, aussi distant de ce professeur que j'en étais proche. Mais non ! C'est plus simple : j'ai bien conservé cette photo de la classe de 6ème, autour de notre professeur bien-aimé qui sourit à l'objectif avec la certitude de nous mener tranquillement vers des lendemains géographiques et surtout historiques qui nous chantent ; et Volkovitch n'y figure pas, car il est arrivé plus tard. Ainsi a-t-il pu échapper à l'emprise un peu pesante d'un autre - et non des moindres - communiste de Claude-Bé et, surtout, au sourire de Flacon, qui avait une dentition un peu chevaline à la Fernandel mais n'en abusait pas en public, sauf quand il riait en hennissant de bon cœur. Ses plaisanteries, qui le mettaient en joie plus que ses auditeurs, étaient pour lui l'occasion de s'éloigner un peu de la ligne de son parti, par exemple en larguant avec un peu de retard les dernières blagues antisoviétiques qu'il avait captées en sous-main dans les réunions du comité central ; ou encore en chantant très faux «Le grand métingue du métropolitain» qui était une charge de chant prolétarien (j'en garde pieusement les paroles délectables, qu'il avait copiées à mon attention). Mais il rentrait vite dans la ligne, par fidélité plus que conviction et parce qu'il était exemplaire de gentillesse un peu molle, d'ouverture au monde - mais pas trop, d'espoir jamais déçu malgré les claques : finalement, Jean Flacon, qui rédigea encore à la fin de sa vie des articles pour l'édification des masses, était l'exemple même du «bon militant», ou plutôt du «bon limitant» selon l'insurpassable formule de Marchais une vingtaine d'années plus tard.
(A l'automne 2000, la mairie de Paris a entrepris de restaurer le Lion de Denfert, qui avait pris un coup de vieux, en promettant de le réinstaller au printemps de l'année suivante. Hélas, il n'était toujours pas revenu à l'été. Pour hâter son retour, nous l'avons symboliquement remis sur son socle le 22 août 2001. Voici le discours prononcé en la circonstance, juste avant la réinstallation de l'animal et l'arrivée subséquente de la maréchaussée).
Monsieur l'adjoint au maire, chargé des espaces verts, des contre-allées et des jardins zoologiques,
Madame Denfert - Métro, veuve Goldwin - Mayer,
Monsieur le Professeur Tardi,
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Ce n'est pas sans émotion que nous nous retrouvons ce soir, au dernier jour de la présence du lion dans le firmament zodiacal, sur cette place, au pied d'un socle désert, environnés par un flot d'automobiles parmi lesquelles nous pouvons remarquer une proportion inhabituelle de véhicules portant la marque de l'animal qui nous occupe.
C'est du Lion qu'il s'agit. Et pas de n'importe lequel : ni du felix leo né du soleil brûlant d'Afrique ou des "Indes" selon Buffon, ni du sauvage carnassier occupant des déserts abyssins, du zoo de Vincennes ou de la piste du cirque Bouglione. Mais du Lion de Denfert, sculpté par Bartholdi et édifié ici en réplique de celui qui avait été érigé auparavant à Belfort, en hommage à la défense nationale de la guerre de 1870-71. On remarquera au passage que, sachant la position du modèle initial - au repos, dans une noble position, les pattes avant fièrement ancrées dans le sol c'est-à-dire le socle, la tête tournée vers la droite - les édiles avaient quatre grandes possibilités d'orienter l'animal selon les artères traversant la place. Choisissant l'axe principal nord-sud (celui de la défense organisée par Gambetta contre l'assaillant, celui qu'emprunta plus tard Leclerc qui avait bataillé en Normandie contre le Lion du désert), ils ont précautionneusement orienté la tête de l'animal vers l'ouest, donc le train arrière vers le nord, pour ne pas indisposer l'ennemi héréditaire en pointant son menaçant museau vers l'Est. Certains font l'hypothèse que cette couardise fut profitable à la statue, puisque pendant la seconde guerre mondiale le lion ne fut point descendu et fondu pour les canons allemands ; alors qu'à proximité Raspail et Arago, deux savants patriotes et républicains quittèrent forcés leur statue1. Nous avions déjà émis des protestations sur l'indignité qui frappe ces courageux républicains, contemporains et amis, jamais réinstallés sur leur socle par des municipalités rétrogrades qui ne leur pardonnaient pas sans doute leur farouche opposition à Napolion le petit ; et nous espérons que la nouvelle municipalité s'emploie à les remonter au plus vite, d'autant plus que le maire de Lyon, Gérard Colliomb (toujours en rivalité avec celui de Paris) serait partant pour les réinstaller - d'après ce qu'on dit rue de Castiglione.
La raison de notre présence ici est que, comme l'avait déjà montré magistralement en 1912 Mademoiselle Adèle Blanc-Sec - qu'il me soit permis à l'occasion de lui rendre hommage, ainsi qu'à son génial pygmalion, le Pr. Jacques Tardi - le félin pourrait être en danger comme la patrie qu'il est censé défendre. Notre lion grand et fort, selon la Fontaine (qui le faisait parfois à la paresseuse), superbe et généreux selon Hugo2, serait-il lui aussi menacé par la Krupp - ce qui serait un comble pour l'animal dont Buffon dit que "le mouvement brusque de sa queue est assez fort pour terrasser un homme"! Comme vous le voyez - ou plutôt ne le voyez plus...
...il a disparu. Parti ! comme dit Mademoiselle Blanc-Sec ; et comme elle nous nous inquiétons vivement. On nous informe qu'une réfection s'imposait, que la pollution l'abîme, qu'il n'est pas exclu que le trafic automobile et l'intense activité souterraine à cet endroit fassent, comme déjà en 1912, vibrer la statue (je vous renvoie aux aventures de Mlle Blanc-Sec3) et risquent même d'entraîner un mouvement de la tête vers la gauche, c'est-à-dire l'est. Acceptons. Mais on nous avait indiqué que tout serait terminé en juin et que la réinstallation interviendrait immédiatement. Or rien n'est arrivé. La municipalité Delanoë ne dit mot. Certes, l'initiative vient de Monsieur Tiberi mais ceci devrait nous inquiéter encore plus4. Nous devons exiger des explications et il est temps que nous appelions à une prompte réinstallation sous l'œil vigilant des Parisiens et des Parisiennes.
Bien, sûr, on peut se rassurer en pensant que notre félin, lassé de son immobilité plus que centenaire, a voulu prendre des congés payés, par exemple en s'envolant de la place en ballion, comme Gambetta l'avait fait pour organiser la défense de Paris. Vu le poids de l'animal, il aurait fallu un zeppelion, ce qui rend la chose peu probable. Il n'empêche qu'on peut imaginer un coup de spleen ou de déprime et une escapade en conséquence, par exemple à Venise pour rencontrer les lionnes ailées de Saint Marc. J'en veux pour preuve que Baudelaire, qui est mort avant l'érection de notre animal, mais s'intéressait beaucoup aux arts africains pleins d'effigies félines, avait eu un pressentiment dans son article fameux "Pourquoi la sculpture est ennuyeuse" : ne pensait-il pas d'abord à l'ennui profond de ceux qui sont ainsi figés dans le bronze pour l'éternité, avant celui des spectateurs ?
Cependant, tout un ensemble d'indices laissent supposer que l'affaire est plus importante. J'ai rappelé plus tôt le rôle joué par M. Tiberi dans le déboulionnage. Voulait-il se prémunir contre un virage à gauche de la tête du lion, en l'enfermant dans un cimetière de statues ? C'est une hypothèse... Par ailleurs, la responsabilité de M. Delanoë est-elle engagée ? On peut le penser si l'on examine attentivement le patronyme du nouveau maire : 1) dans Delanoë il y a Noé, grand chasseur de fauves et premier trafiquant d'animaux au prétexte de sauver la création... 2) dans Delanoë il y a également âne, animal souvent associé avec le lion, notamment chez Esope. 3) enfin si l'on examine de près les lettres composant le patronyme, on trouve à la fois E, L, N et O, soit Léo ou Léon (saisissant, n'est-ce pas ?)... et D, E, L, A puis de nouveau E, soit Adèle....Adèle Blanc-Sec, naturellement ! C'est lumineux : le maire de Paris est aussi dans le coup, d'une façon ou d'une autre.
Et ceci montre qu' il y a certainement une continuité entre a) les circonstances et le contexte de l'installation du lion, après la guerre de 1870-71 et la Commune de Paris, b) les événements troubles de 1912 dont Adèle est le protagoniste principal, au côté d'un savant fou, Espérandieu, qui a construit sous la statue du lion un laboratoire dans lequel il retient prisonniers ses collègues du muséum et gare une machine infernale ; c) l'existence, juste sous le lion, du PC clandestin de Rol-Tanguy et du Comité Parisien de la Libération, en 1944 (Rol était là voici exactement 57 ans, en dessous de nous, à la même heure ; d) les événements qui ont agité la place en 1968 ; e) enfin, la machination tout autant infernale qui vise aujourd'hui l'élimination du roi des animaux.
Pour aller à l'essentiel, disons que depuis son installation, le lion apparemment tranquille a été l'objet et le théâtre d'une lutte âpre et souterraine entre deux grands blocs composites : républicains, socialistes, révolutionnaires et résistants d'un côté, réactionnaires, Versaillais et Vichystes et de l'autre ; on pourrait dire entre léninistes et léonins, entre le lion populaire et le lion aristocratique. Le lieu et la statue s'y prêtent pour des raisons topographiques, toponymiques et symboliques et compte tenu des possibilités offertes par les nombreuses cachettes disponibles sous la statue et dans les catacombes. En particulier, la statue est convoitée à cause de l'ambiguïté de son message : elle renvoie certes à la défense héroïque de Paris par Gambetta le républicain après le désastre de Sedan et il y a aujourd'hui à peu près consensus autour de cette gloire nationale. Mais le lion reste muet sur la Commune5; et on sait que Gambetta n'a été ni Communard, ni Versaillais. Depuis, les deux camps se disputent l'animal ; son appropriation, sa réactualisation dans un sens favorable à l'un ou l'autre, ou sa mise hors d'état de nuire sont des objectifs qui renaissent régulièrement et opposent ces deux ensembles ; le tout étant compliqué par les divisions internes, parfois fratricides, au sein de chaque camp comme on l'a vu en 1968. Nous sommes revenus dans une phase de tensions ; il est temps que nous interpellions la nouvelle municipalité pour qu'elle s'engage clairement dans une réinstallation et si possible dans le virage à gauche de la tête de l'animal.
Ce lion qui tant de fois vit Krivine et Rocard
Cohn-Bendit et Séguy, sous l'œil des flics en car
S'ébranler résolus vers l'avenir meilleur
Ce lion ne peut rester otage du fondeur...
Ex ungue leonem : c'est à l'ongle qu'on reconnaît le lion ; nous allons donc le réinstaller modestement pour accélérer l'histoire, en repeuplant dès maintenant le socle au bénéfice des Parisiens : pour ma part, j'installerai une brosse à ongles (de lion), quelques fleurs de pissenlit et un modeste lion en plastique...
1 Cf. "Erigendus est Arago"
2 c'est mieux que La Fontaine, mais à peine...
3 Tardi, Le Savant fou, Casterman, 1977
4 rappelons que c'est sous Tibère qu'on prit la fâcheuse habitude de faire dévorer de pauvres bougres par des lions dans les arènes.
5 La Commune, on le sait, transfigura Rimbaud et sa poétique. On s'interroge encore sur sa fuite à Aden, pour aller chasser les éléphants et autres bêtes sauvages et féroces...La découverte récente d'un brouillon d'Une saison en enfer, écrit en mai 1873, et titré Une saison place d'enfer, ouvre de nouvelles perspectives ; de même que cette coïncidence troublante : Rimbaud arrive pour la première fois à Aden en août 1880, quelques jours seulement après l'installation du lion place Denfert-Rochereau (la place d'enfer avait été rebaptisée ainsi en 1879, pour honorer le colonel Denfert-Rochereau, défenseur héroïque de Belfort). Il est engagé pour surveiller l'emballage du café par des négociants de Lyon (!) puis en décembre est affecté par son patron, Bardey, à Harar en Abyssinie où il chasse les grosses bêtes, ce que montrent des photographies récemment retrouvées par J-J. Lefrère : éléphants, rhinocéros, gazelles, autruches... Mais, comme il le note dans une lettre de 1885 à sa mère, il n'y a déjà plus de lions dans les pâturages et déserts d'Abyssinie...