Alain Gnaedig


Alain Gnaedig a étudié les sciences sociales et la philosophie de l'art et il traduit de l'anglais, du danois, du norvégien, du suédois ; cet éclectique, traducteur reconnu et d'ailleurs primé, délaisse parfois les auteurs scandinaves pour l'écriture perso et il fait bien : son roman Opus incertum, premier et unique opus à ce jour, publié en 2000 chez Calmann-Lévy, fait revivre de façon saisissante, à l'occasion d'un concert de 1907, les destinées entremêlées de quelques uns des spectateurs. Il la connaît bien, la musique, Alain Gnaedig ; tout le roman est irrigué par elle.

On attend la suite.

Ce souvenir d'école, spécialement rédigé pour volkovitch.com, m'est arrivé accompagné de ces mots : «Tu as réussi à me faire écrire un texte autobiographique, ce dont je suis le premier surpris.»

On se croirait très loin dans le passé, mais non : c'était à Nantes en 1971, et cet instit' archaïque avait 35 ans...




C'est un lundi de novembre et, dans mon souvenir, il ne pleut pas sur Nantes ce jour-là. Je ne vais pas à l'école. Non, je vais au Groupe Scolaire, au cœur de la cité du Bois Saint-Louis. La cité, un ensemble de parallélépipèdes de béton semés sur peut-être trois hectares, entrecoupés de gazon et de parkings, longs d'une centaine de mètres et hauts d'une dizaine d'étages, peints en blanc avec des boiseries noires. Cet ensemble, du plus pur style gaullo-pompidolien fonctionnaliste, a été construit sur ce qui était jadis le parc d'une clinique psychiatrique.

Je ne suis pas en retard à l'école. Je ne suis jamais en retard. La cloche n'a pas encore sonné, cette sonnerie électrique et métallique qui rythme le temps, même pendant les vacances, car je l'entends alors par la fenêtre ouverte de la cuisine.

C'est un lundi, on se retrouve, on se regroupe sous le préau. La sonnerie retentit, le chahut et les brouhahas s'éteignent. On monte en classe. On salue le maître. Il aboie «Assoyez-vous !», et l'on s'assied. Vient l'appel. Comme toujours, le maître bute sur mon nom, imprononçable pour une langue et des oreilles franco-françaises.

C'est un lundi, la journée de classe commence donc par le remplissage des encriers. À tour de rôle, deux garçons trimbalent la bouteille d'encre bleue coiffée d'un bec verseur. On se méfie lorsqu'ils abreuvent le petit récipient en verre, dans le coin droit du pupitre. Et l'on sort le cahier de rédaction, le porte-plume, la petite boîte de plumes en acier inoxydable. On commence par écrire la date. C'est la règle.

C'est un lundi, il faut raconter en dix lignes comment l'on a occupé son dimanche. Certains trichent un peu, et s'aventurent à relater le match du samedi soir, à Marcel-Saupin, avec force points d'exclamation. Moi, j'ai décidé de parler de notre promenade en forêt du Gâvre, et du singulier. Il se trouve que, pendant la marche, j'ai fait remarquer à mes parents que tels et tels substantifs étaient des singuliers, les autres, des pluriels. Les idées viennent en vitesse, alors que ma plume laboure avec lenteur le cahier à carrés normalisés. Zut. Un pâté. Une tache. Vite, le buvard. J'ai besoin d'écrire vite, car les idées vont s'envoler. Mais pourquoi n'y a-t-il jamais assez d'encre pour écrire une phrase complète ? Pourquoi la plume doit-elle s'enfoncer dans le papier, ou l'érafler à vide ? Voilà, mes dix lignes sont achevées. Je peux me relire sans peine. Le maître descend de son estrade et se plante devant mon pupitre, puisque j'ai fini en premier. Il fait pivoter mon cahier vers lui, afin de lire mon œuvre.

«T'es fier de toi ? Qu'est-ce que c'est que ces pattes de mouches ? T'écris comme un cochon !»

Il pointe le pâté, la tache et mes lignes du bout de sa règle. Je rougis.

«Ta main !»

Je tends la main gauche.

«L'autre, imbécile !»

J'obtempère, je suis droitier.

Il paraît que l'aluminium est un métal léger et souple. Le double-décimètre qui s'abat sur mes longs doigts osseux produit un premier claquement sec. Puis un deuxième, application pratique du principe pédagogique de base : la répétition. Je ne sais pas ce qui fait le plus mal : la douleur cuisante, ou la honte.

Le maître retourne vers moi mon cahier à l'aide de sa règle graduée, cette férule carrée.

«Tu vas me copier vingt-cinq fois : "Je dois écrire proprement".»

Lorsque l'on peut à peine tenir un porte-plume, écrire vingt-cinq lignes conduit tout droit à un désastre calligraphique.

C'est un lundi, et, durant la récréation, je dois déambuler dans les couloirs et la cour de l'école avec mon cahier, ouvert devant moi.

Adolescent, lorsque j'ai étudié le Moyen-Âge, je n'ai eu aucun mal à comprendre le principe du pilori.

On me dit toujours que l'on a beaucoup de mal à déchiffrer mon écriture nerveuse et noire. J'ai toujours besoin de coucher les mots aussi vite. Pour tracer des traits, dès le collège, je me suis servi d'une équerre. Plus tard, étudiant à Paris, j'ai découvert un objet merveilleux, en duralumin, que j'ai toujours à portée de main : un typomètre. Je ne mesure pas en millimètres, mais en cicéros.

Je hais les règles.



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