Albert Volet
Albert Volet (1898-1980) aurait sans doute rigolé de se voir ici parmi des écrivains estampillés. Il n'a jamais rien publié, n'a même jamais écrit, que je sache, de la littérature. Je ne connais de lui que les lettres qu'il a envoyées à sa nièce Mimi, ma mère, pendant plus de quarante ans et qu'elle a gardées, elle qui jeta pratiquement toutes les autres. Elle parlait de ces lettres avec une admiration qui me faisait rêver.
L'oncle Albert n'a pas eu d'enfants, mais il adorait ses nièces. Suisse, originaire de Vevey dans le canton de Vaud, il exerçait la profession de chocolatier qui l'amena à rouler sa bosse jusqu'en Argentine, en Belgique et au Maroc avant de rentrer finir ses jours au bord du lac.
Ces textes légendaires, je ne pensais pas les lire un jour. Les découvrant parmi d'autres papiers à la mort de ma mère, je n'ai pas été déçu. J'y retrouve à l'état concentré l'indépendance d'esprit, le sens de la dérision, le refus de se prendre au sérieux, bref, cet humour discret, délicieux que j'ai toujours tant apprécié chez les Vaudois et en particulier dans ma famille suisse — avec, chez l'oncle Albert, un goût du sarcasme plus prononcé, une plus forte dose d'amertume et un anticléricalisme sans complexes. Et des phrases drôlement bien torchées. Où son grand frère Charles (mon grand-père) et lui-même ont-ils appris à si bien écrire ? Ils ont dû avoir au lycée — pardon, au gymnase — de Vevey, vers 1910, des professeurs épatants...
L'oncle Albert ne sera jamais dans le Lagarde et Michard ni même en librairie, et peu importe. Les classements, les hiérarchies, les chasses gardées n'étant pas mon fort à moi non plus, je lui donne sans hésiter sa place dans cette rubrique, même sans carte syndicale : pour ce qui est de manier les mots, aucun doute, il était du métier.
Je donne ici des extraits de deux lettres. Dans la première, il évoque d'abord son anniversaire, puis des élections locales. La seconde, longue de six pages, fut écrite après son voyage en Grèce. Il y rencontre Poséidon au cap Sounion, puis Socrate sur l'Acropole, puis, au pied de l'Acropole, un personnage inconnu.
Vevey, le 28 octobre 1967
Chers Mimi & Co,
Merci pour tes vœux, arrivés au meilleur moment et d'autant plus appréciés. Tout s'est passé dans le calme et la dignité et cela sans que l'imposant service d'ordre établi ait eu à intervenir. Il est vrai que le bas peuple n'a pas senti l'événement, assourdi qu'il est par la campagne électorale qui s'achève aujourd'hui et qui doit regarnir les sièges rembourrés des Chambres Fédérales. Cette année elle a été particulièrement vive. On se plaint, dans les milieux bien pensants, que le peuple se désintéresse des choses publiques et déserte les urnes. Beaucoup, dont je suis, pensent que c'est toujours la même histoire et qu'à changer les têtes on ne change pas les pipes. On a donné de la voix, de la radio, de la télé etc. et le bagout des candidats a comme jamais secoué nos glaciers sublimes. On verra sous peu le résultat de ce tapage mais je reste déjà confondu par le nombre et le zèle de ces gens qui se prêtent à toutes ces manœuvres souvent malodorantes par «dévouement» à la patrie.
La nature s'est bien moquée cet automne des couleurs politiques et a généreusement répandu ses couleurs à elle dans toute la campagne mais ce matin la neige est descendue jusqu'aux Pléiades et nous rappelle à la réalité des choses. (...)
Royat, le 18 novembre 1958
«(...) Je suis Poséidon et comme je sais que tu n'es pas un humain comme les autres je viens me confier un peu à toi car tu n'es pas bavard et je sais que tu ne diras rien. Tu as vu ces ruines, pareilles à des ossements blanchis au soleil, c'était un de mes temples c'est-à-dire une colonne publicitaire ou si tu préfères un débit de paroles où des bonimenteurs vantaient mon pouvoir avec des rites et des incantations bien réglés. Poséidon, ne trouves-tu pas que mon nom irait bien à une spécialité pharmaceutique ? En fait notre rôle, à nous les dieux, est bien semblable à ces spécialités dont la seule énumération couvre (Duhamel dixit) 3500 pages et cela sans compter les innombrables remèdes maison non classé. Mes confrères en activité sont au nombre (Ecclesia dixit) de 3500 et qui sait combien de faux prophètes gâchent en secret le métier de saint. Les médecins, qui ne peuvent rien, sont protégés par les lois et l'Ordre des Médecins sévit contre les guérisseurs d'occasion et les vendeurs de tisanes mais nous, qui pouvons tout, sommes impuissants (peut-être parce que nous ne sommes pas diplômés) devant les imitateurs et les plagiaires. Ne vient-on pas vers nous comme on va à la pharmacie ? Quand quelque chose ne va pas ou qu'on sent venir un trouble ? Comme chez les apothicaires la base de notre pouvoir est la publicité. Bien des dieux ont succombé faute d'avoir su adapter leur réclame au goût du jour, c'est mon cas comme celui de tous mes collègues de l'Olympe. Il y a bien eu en plus un coup tordu de Jupiter mais je ne lui en veux pas trop car j'ai une retraite assez confortable et paisible. J'étais d'ailleurs fatigué des humains, de leurs réclamations continuelles, de leur ingratitude et de leur manie de toujours se poser en victimes. Croyez-vous donc être seuls à avoir des coups durs dans la vie et vous imaginez-vous que notre sort à nous, demi-dieux et quarts de dieux, est meilleur ? Le Grand Patron n'est pas toujours commode surtout ces temps où il voit des peuples entiers délaisser sa maison. Sans doute a-t-il encore une bonne clientèle, fidèle et payante, néanmoins il est inquiet pour l'avenir et cela ne le rend pas facile à vivre. Nous voudrions bien vous aider davantage et faire droit à vos demandes légitimes mais c'est que si nous sommes trop larges on nous donne sur les doigts. Un remède efficace, nous répète-t-on en haut lieu depuis des siècles, ne s'achète qu'une fois et son emballage importe peu. Mais pour nous qui n'avons à vendre qu'un souffle immatériel le battage publicitaire et la présentation sont d'importance capitale. Les meilleures affaires se font avec des drogues qui, tels les stupéfiants, donnent une illusion de bien-être suivie d'une rechute et amorcent ainsi un cercle vicieux qui devient vite une prison. Ce que les humains appellent la foi c'est une intoxication, morale cette fois-ci, qui les pousse à se gaver de notre élixir de vie éternelle. Peu importe que cet élixir — du vide enrobé de paroles — nous soit acheté sous une voûte gothique ou sous une coupole byzantine, ce qui compte c'est que la clientèle soit sûre et se renouvelle. Or si nous perdons des clients je t'assure que nous encaissons quelque chose. Sais-tu que hier encore, j'ai lu à l'Amicale des Dieux Déchus dont le suis président, une circulaire céleste...»
Espèce de s..., m'écriai-je. Qu'avez-vous donc, M. Volet ? Oh pardon, un moment de distraction. Mes cicérones me ramenaient au XXe siècle, devant les ruines de ce temple qui fut beau, devant une mer parfaitement calme. Je ne sais si le monologue de Poséidon dura dix minutes ou seulement dix vibrations de l'atome d'azote mais j'en suis demeuré ébranlé bien des heures.
(...)
Une de ces collines, est-ce celle de Philopappus ? est réservée aux amoureux ; depuis les exploits de Saïs et de tant d'autres l'Acropole leur est interdit. De nombreux buissons entendent les confidences, l'éclairage public n'y monte pas, les lumières de la ville sont lointaines, les étoiles plus lointaines encore et même les feux des autos se font discrets. Dans la pénombre des couples vont et viennent cherchant je ne sais quoi. La tache noire d'un pin rabougri est cependant percée par la lumière d'un lumignon fumeux. L'homme qui le porte est un vieux, sec et mal vêtu. Son visage m'échappe, seuls ses yeux vifs sont visibles, ils semblent voir partout à la fois. Bientôt ils se fixent sur moi et d'une voix aigre et saccadée le bonhomme m'attrape. «Salut Volet, enfin te voilà ! Pour une fois il a bien parlé mon voisin, ce vieux radoteur d'agora. Les temples sont comme le cercueil de Voltaire, on ne sait pas ce qu'il y a dedans. Et qu'importe après tout... Le pavillon couvre la marchandise.»
Il eut un rire sec et fit un geste qui souleva ses haillons et découvrit son ventre aux boyaux vides. «La fausse monnaie court aussi bien que la bonne. Dans la vie on n'a besoin de rien, dans la mort encore moins. Tu veux savoir où tu vas, sais-tu seulement d'où tu viens ? Non alors fous-toi de tout ça, niolu !» (...)
Lundi, affaires puis visite de l'Acropole, trop rapide à mon gré. J'aurais voulu m'attarder sur ces cailloux taillés et sur ceux qui devraient être là, non pour m'abandonner à une admiration bébête et scolaire mais pour les interroger et les voir dans leur état primitif. Nul endroit n'a évoqué en moi l'idée de pillage avec plus de force que cet ensemble encore imposant et qui semble pleurer ses mutilations. La malice des temps a usé colonnes et portiques, le passage des ignorants est inscrit dans les tronçons laborieusement rassemblés des sculptures, celui des savants est plus marqué encore. Le fronton du Parthénon est à Londres, la statue de Chose à Paris, celle de Machine à Rome. Cet Acropole est comme un voyageur que des brigands ont détroussé... pour protéger sa bourse. De leur regard fixe et désabusé les Caryatides expriment bien cette mélancolie, une sourde plainte s'élève de cet amas de marbre couleur de cendre. Il me semble que je suis témoin d'un crime et je m'en vais presque honteux. (...)