Alain Golomb



LE TOUCHE-À-TOUTES


Il a toujours aimé se dépayser la bouche.

À l'école il a eu des copains portugais, son frère répétait à voix haute ses leçons d'italien, ses voisins parlaient l'arabe, à tous il prêtait l'oreille et sa langue imitait.

Au collège, il a choisi l'anglais, le russe.

Certaines nuits, goinfre auditif, il écoutait avec fascination les idiomes imprévus qui grésillaient dans la radio. Un jour je les parlerai, je les comprendrai, se promettait-il.

La clef de tout, c'est qu'il n'a jamais eu peur de faire des fautes !

La bière l'aide beaucoup. Grâce à elle, certains soirs, il lui est arrivé de comprendre le hongrois.

En Grèce, il avait un rendez-vous galant. A coups de dictionnaire, il se prépare des phrases utiles : j'aime beaucoup tes yeux, on va chez toi ou chez moi ? La fille n'est pas venue mais le soir même il en rencontrait une autre avec laquelle il put ré-exploiter ses acquis tout frais.

À la naissance on lui a lié la langue. Il passe sa vie à se la délier tout seul.

Ce qu'il aime c'est se remettre à l'école de l'élémentaire. Comment on dit arbre en japonais ? Ciel en hébreu ? Recommencer toujours l'enfance. Rejouir toujours des B A, BA.

Il lui est arrivé de perdre ce goût. Plus envie de se torturer l'appareil phonatoire. Plus de place dans sa tête pour de nouveaux lexiques. Il se laissait convaincre qu'il vaut mieux approfondir le français, ses mille pièges et nuances au lieu de s'épuiser à effeuiller celles qui nous demeureront toujours étrangères.

C'est revenu.

Parfois, il plonge voluptueusement dans l'incompréhensible. Au Tadjikistan, par exemple, il est entré dans le silence du sens. Les mots devenaient musique pure. Flamboyante insignifiance. Plus rien en lui ne résistait, il s'abandonnait au flux.



TABLIER À FLEURS


Jamais ! Ca ne s'arrêtera jamais ! Où je mets les assiettes, chérie ? Dès que j'attrape une éponge, un aspirateur, ça y est, c'est parti, je m'identifie. Cosette, c'est moi. Les trottoirs de Manille, c'est moi. La pauvre fille de toujours, violée par son père à cinq ans, mariée à son cousin à treize, douze enfants à trente.

Sans compter toute cette laine à filer. Ces planchers à brosser. Des millions de kilomètres par vie. Et nous les mecs, les sales mecs, écroulés devant la télé à nous gratter les couilles.

Comme toi mais toi c'est pas pareil. Tu es une gentille femme délicate. Et souffrante. De toute la souffrance de celles qui t'ont précédée. C'est pour elles que tu te reposes.

Tu te rappelles ce que je t'ai dit quand on s'est marié ? Je t'épouse pour faire repentance. Payer les fautes de mes ancêtres : soldats violeurs, maris forcés, fils parasites, frères abusifs, pères fainéants. Faut rembourser, les petits gars! Tout de suite. Ras-le-bol des théoriciens du féminisme qui se demandent en sifflant des bières comment libérer leurs chères épouses.

Il nous reste des milliards de casseroles et de slips à gratter. Au lavoir, comme autrefois, que vos mains en étaient toutes gonflées et vos ongles, vos pauvres ongles...

Je me suis fâché avec tous mes copains. Je ne veux que toi. Toi et tes sœurs. Et une cuillère toute propre pour Marie ! Et l'évier qui brille pour Fatima ! Quand je pense...Les pieds sous la table devant le pot-au-feu fumant...Et le type il avale à toute allure sans même...Tu y penses ma chérie, tu y penses ? Moi, tout le temps.

Si on a survécu des millénaires, c'est grâce à vous qui nous avez nourris. La soupe aux petits légumes. La tarte aux trois fromages. Aux deux persils. Qu'est-ce que tu dis de ma mayonnaise ? Ca tourne, ça tourne dans ma tête...J'en aurai jamais fini.

Enterre-moi dans mon tablier à fleurs. Des fleurs. Pour toi mon amour. Pour toi et pour toutes les femmes.



L'ARBRE QUI MARCHE


Je ne m'étais jamais vu en père.

Et puis une femme a dénoué ma peur et nous t'avons laissée venir.

Tu es plus belle que tout ce que j'ai vu sur terre.

Tu fais fondre mes glaces.

Je te regarde vivre. Béat. Comme devant la mer, les nuages ou le feu.

Tu es présence pure. Tu cours et tu reviens, tu tournes, tu rebondis. Tu es la grâce, la folie douce.

Nous téléphonons à la pluie, tu bourres mes poches de châtaignes.

Tu m'as attendri, moi le vieux bifteck masculin.

Me voilà père de fille, deux fois dépaysé.

Nous parlons des langues nouvelles.

Tu te caches et je m'efforce de ne pas te trouver.

Tu me demandes si les nuages nous voient. Où tu étais avant de naître. Si les morts ont toujours un nom.

Juchée sur mes épaules, tu as fait de moi un arbre qui marche.


*


Alain Golomb enseigne, lui aussi, dans un lycée de la banlieue parisienne. Traducteur de Sénèque (Apprendre à vivre, choix de lettres à Lucilius) et Juvénal (La décadence, choix de satires), il n'a publié qu'un seul livre perso pour l'instant, mais quel livre ! Profs et Cie, journal de bord d'un prof ordinaire, est selon moi (cf. PE 8) l'un des textes les plus justes jamais écrits sur notre métier. D'un bout à l'autre, un régal.

Ces trois ouvrages aux éditions Arléa — excellente adresse.

J'avais demandé à mon collègue et confrère des pages sur l'école. Les trois qu'il m'envoie parlent d'autre chose (comme quoi la fréquentation des ados développe l'esprit de contradiction...), mais quant à moi, ne lui en déplaise, je ne les trouve pas sans rapport avec le thème de l'apprentissage... Le premier fragment est extrait d'un roman en cours d'écriture. Chauffe, Golomb !


*  *  *