Gilles Ortlieb


176 V


L'ancienne usine de la Seita, qui éparpillait ses brins de tabac entre les pavés (et dont les effluves certains soirs remontaient jusqu'aux mansardes du lycée), a été aménagée en logements avec géraniums aux fenêtres et balconnets : découverte ténue qu'il a fallu, ce dimanche 15 août, mériter en longeant à pied l'immense quadrilatère dont chacun des côtés paraît s'adosser à une autre banlieue : Vanves, Malakoff, Issy-les-Moulineaux puis Vanves de nouveau, où vient échouer la ligne du bus 58 parmi des froissements de feuilles sèches, roulantes, menues. De là, redévaler la rue Victor-Hugo, qui frôle sur son passage les pavillons des douches (sûrement reconverties, elles aussi), la statue du pensionnaire (repeinte si souvent que les boutons de son habit disparaissaient sous les couches comme les rivets d'un paquebot) et le mur du jeu de paume (avec son parterre de mâchefer, fertile en faux rebonds). Plus bas, faisant le coin du boulevard du Lycée, la marquise d'une épicerie de quartier (Fruits et légumes, libre service) ouverte ce jour comme elle a dû l'être aussi le jour de Pâques et le sera le premier janvier, avec babil télévisé filtrant de l'appartement du dessus, puis les inévitables vitrines de téléphonie mobile (Communiquez mieux, plus loin, dans un monde sans fil) avant de déboucher sur une longue trouée, ponctuée de quelques arrêts d'autobus à trois chiffres ; le parc, grillagé, pourrait entourer n'importe quel lycée, à Glasgow, Vichy, Libreville ou même à Kuala-Lumpur (à condition bien sûr d'en reconvertir la végétation à mesure), avec les mêmes terrains de sport d'une immobilité absolue, et le spectre ici disparu d'une piscine aux acrotères et toitures de zinc, dont la longue désaffection exerçait déjà une façon d'attraction invincible. Le plat du jour (de la veille donc) n'a pas été effacé sur la porte du café «Le Michelet», aujourd'hui aussi obscur qu'une grotte marine ou une galerie de mine, et qui inaugure la rue du même nom, par où grimper jusqu'à la grille d'entrée, jusqu'au parloir, jusqu'aux dortoirs. Jeudis désoccupés, retours des dimanches soir, l'esprit du lieu hante des couloirs aussi vacants qu'ils l'étaient à dix-sept ans.


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Gilles Ortlieb, né en 1952, vit à Luxembourg mais fréquente assidûment la Grèce et c'est ainsi que je l'ai connu. Il est le parfait traducteur de quelques auteurs grecs : Cavàfis, Sefèris, Mitsàkis, mais aussi de l'allemand Wedekind. Et surtout, il écrit. Il remplit des carnets de détails infimes saisis au quotidien, dont il fera des livres brefs, denses mais allusifs, tantôt prose, tantôt poésie. Lire ses pages nous lave les yeux, replace le monde à la juste distance. Je recommande en particulier le merveilleux Place au cirque (Gallimard). Ses Sept petites études nous parlent d'auteurs qu'il aime et qui lui ressemblent, discrets mais délicieux : Henri Thomas, Emmanuel Bove, Jean Forton... La plupart des livres de Gilles Ortlieb sont publiés au Temps qu'il fait - gage d'excellence. Prochaines publications : Meuse Métal, etc., d'où est tiré le présent extrait (Le temps qu'il fait) en avril, et Le grand miroir (Collection L'un et l'autre, Gallimard) en mai.


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