Patrick Goujon
AUBE
A la fin du cours, le prof demande à me voir seule. J'attends debout. Je fais tourner mon paquet de clopes dans ma poche pendant qu'il termine de recopier les exercices dans le cahier de textes de la classe. Il le referme avec précaution et le tend à Cécilia. C'est la déléguée, elle le cale sous son bras avec le cahier d'appel. Elle me dit On se retrouve à la cantine. Je dis Oui, en sachant d'avance que je n'irai pas.
Le pull beige du prof a servi de tampon au tableau. Son coude est couvert de poussière bleue.
Est-ce que c'est moi il dit, c'est peut-être moi il dit en se marrant, ou la faute de mes cours, mais j'ai l'impression que vous êtes parfois comme... Comment vous dire ?
Y a pas de méchanceté particulière sur son visage. Et c'est rare. Lui, on pourrait dire qu'on aimerait bien l'avoir comme père, même comme papa on pourrait le dire sans avoir peur de passer pour une conne. Parce qu'on pourrait aborder n'importe quel sujet sans crainte, et on pourrait aussi dire qu'on aimerait l'avoir comme frère, et comme copain évidemment, comme copain ou bien comme mec. Son visage colle avec la gentillesse. Rien qu'un clin d'œil d'encouragement, une brisure à la terminaison du sourcil en signe d'inquiétude. Son papier de verre autour des lèvres, la gerçure au milieu de la bouche où on peut fourrer sa langue dedans quand on aurait plus le courage de parler, tout ça se marie parfaitement je veux dire. Ses yeux, pendant que j'y suis, ils sont noisettes incrustés d'éclats vert, vert comme les éclairages sortie de secours, dans les dortoirs, la nuit au-dessus des portes.
Je vous dis ça parce que vous avez souvent l'air absente. Non ?
Il attend que je réagisse.
Vous vous en foutez de ce que je dis, pas vrai ?
J'ai rien écouté alors je sais pas quoi lui répondre.
Je me suis assise près des arbres et du container rouillé, à recopier dans mon carnet des bouts du bouquin que je suis en train de lire. Cécilia dit qu'elle était sûre de me trouver ici, qu'elle en aurait mis sa main au feu. Elle s'assied sur le couvercle du container et demande une millième fois pourquoi je veux pas manger à la cantine.
Je suis pas demi-pensionnaire je dis.
C'est à cause de tes sourcils ?
Non.
Parce qu'ils repoussent et...
L'année dernière non plus j'y mangeais pas à cette saloperie de cantine !
Je prends la moitié d'une pomme rose que j'avais laissé s'oxyder à côté de moi. Je sors mon canif et je commence à éplucher la peau.
Il te voulait quoi le prof ?
J'sais pas. Je crois qu'il se faisait du mouron.
Cécilia se moque. Du mouron, c'est un terme de mamie.
C'est pas la première fois je dis. Ils se font du souci dès que tu t'en fous de ce qu'ils racontent. Pour peu que tu penses à autre chose en même temps, ils croient que... Je sais pas ce qu'ils croient au fond.
Ils sont bizarres ces profs elle dit. Lui, je suis sûr qu'il est PD. On le voit tout le temps avec des mecs.
Et alors ?
Ben jamais avec des femmes.
Les ragots dans le coin, je te raconte même pas... Quand j'ai déménagé de la Cité, il a fallu que je m'acclimate. Les boniments, je suis bien contente de pas avoir habité ici avec ma mère, non, je préfère pas y penser, on oublie ça.
Putain elle dit Cécilia, Si j'te le dis : j'suis sûr qu'il est PD !
Les pommes, j'adore les éplucher pour avoir la main gauche qui tourne autour, et qu'elle glisse sur la chair. J'aime bien que l'encre sur mes doigts se dépose et se mélange avec le jus de la pomme. Puis je tranche la pomme en lamelles. Les lamelles tachées, littéralement, j'ai l'impression d'ingurgiter et digérer une partie des mots des livres que j'ai aimés.
Cécilia, elle épluche pas les pommes. Moi je les épluche mais elle, elle les croque à pleines dents, directement avec la peau. Dans des livres, comme celui que je lis en ce moment, on peut rapidement saisir le caractère de quelqu'un avec ce type de détails. Ce qui m'inquiète, c'est que c'est sûr, si on demande à une personne laquelle d'entre nous deux croque directement dans la pomme et laquelle préfère l'éplucher pour la couper en lamelles, c'est à parier que la personne se trompe. Et je parle pas d'une personne qui me connaîtrait que de vue, vite fait. Je parle d'une personne proche qui me connaîtrait bien. Je suis sûre qu'elle dirait sans hésitation que je suis du genre à croquer directement dedans sans éplucher la peau. Alors que c'est dramatique, parce qu'au fond de moi, je suis tout à fait l'inverse.
Patrick Goujon
Carnet d'absences
Patrick Goujon est apparu en 2003 avec un premier roman, Moi non (Gallimard), dont le contenu et l'écriture étaient aussi percutants que le titre. Ce très jeune auteur a un regard et une voix bien à lui, une grande maîtrise déjà, et j'apprécie que la noirceur parfois cruelle du propos n'étouffe pas chez lui la tendresse et l'humour. J'attends impatiemment son second roman, Carnet d'absences, à paraître en avril 2005 chez le même éditeur. On y retrouvera, j'imagine, les mêmes cités de banlieue où l'auteur a grandi et qu'il dépeint, loin des clichés habituels, de façon si frappante et juste. Patrick Goujon a étudié au lycée de Brimeil il y a peu d'années, c'est ainsi que je l'ai connu ; je n'ai pas été son prof et ne risque donc pas (hélas ? tant mieux ?) de vivre cette expérience inédite : me retrouver dans un personnage de roman...
(Aube est le prénom du personnage.)