Georges-Olivier Châteaureynaud


LE TOUT-PETIT


Je n'osais pas trop le regarder, tant je craignais de voir, déjà, ses joues baignées de larmes. Et puis la circulation était dense à cette heure-là en plein Paris, en semaine, un 6 septembre. De temps en temps, tout de même, je lançais un bref coup d'œil dans le rétroviseur. Mathieu ne pleurait pas encore. Sanglé sur son siège élévateur en plastique, engoncé dans son anorak, avec son cache-col et son bonnet, les lèvres serrées, le nez froncé, je lui trouvais l'air d'un minuscule pilote de chasse ronchon, à l'aube d'une mission. Il savait où il allait, mais il n'avait sans doute pas bien compris l'essentiel. Je ne me berçais pas d'illusions. Il comprendrait à un moment ou à un autre. Alors il ouvrirait la bouche pour crier sa détresse, tandis que je tournerais les talons et filerais vers la sortie.

J'avais le cœur serré, bien sûr, mais chaque jour est un jour J au long duquel il nous faut remplir les missions dont la vie nous a chargés. Moi aussi, à ma façon, je me faisais l'effet d'un guerrier mal réveillé. Parmi mes objectifs d'aujourd'hui: après avoir déposé mon fils à la maternelle pour sa première rentrée, assister à une réunion de travail, ne rien céder à Blinvilliers, lui river son clou si l'occasion s'en présentait, déjeuner ensuite avec Mattéi, avancer le contrat Bélénus, repasser prendre le gosse à l'école, le ramener à la maison, indemne et triomphant au soir de son initiation...

La chance était avec moi; malgré Vigie-pirate je trouvai sans trop de mal à me garer, à cent mètres à peine de l'école. Il pleuvait. Un temps conforme à mes souvenirs de rentrée des classes: il faut que ça sente la feuille de marronnier infusée dans les flaques.

A la porte de l'école, je posai Mathieu par terre. Trop tôt ! Son visage se plissa. La porte béante allait nous happer, nous broyer en même temps que les autres enfants, tous inconnus, qui s'y engouffraient en compagnie de leurs parents, tous patibulaires. Je le repris dans mes bras, je suis faible avec lui, je sais. Là-haut, salle 9, j'allais devoir à nouveau l'arracher de ma poitrine, et rien qu'à voir la façon dont il se cramponnait à présent... Je piétinais dans l'escalier, au coude à coude avec d'autres adultes au sourire crispé. Les conseils et les objurgations raisonnables des grands couvraient les prières et les chevrotements des petits. Le long des murs, les anoraks et les paletots accrochés aux patères formaient comme des haies en fleurs. Maintenant cela sentait la craie, le bois cru lavé à l'eau de Javel et le papier gommé.

Dans le couloir qui longeait la salle 9, j'ai posé pour la seconde fois mon fardeau de chair et de larmes; ça y était, il avait compris. Je me suis agenouillé pour lui ôter son anorak, son écharpe, son bonnet. Je n'avais plus qu'une idée, m'enfuir, à toutes jambes si j'avais pu. La maîtresse était blonde et menue. Elle s'appelait Mme Bartholdi, c'était écrit sur la porte de la classe. Regarde comme elle a l'air gentille, ai-je dit. Il a répondu d'un sanglot. Je l'ai serré contre moi. C'est à ce moment-là que ça s'est produit. J'ai ressenti comme une commotion, il y a peut-être eu un éclair, mais un éclair discret, parce que nul ne s'est aperçu de rien autour de nous. Mon père s'est redressé, il m'a pris la main, il m'a entraîné dans la classe. La maîtresse s'est penchée sur moi. Elle souriait. Elle m'a dit: Bonjour, Mathieu ! J'aurais voulu protester, dire que non, non, Mathieu, ce n'était pas moi... Mais tout se brouillait dans ma tête, je ne trouvais pas les mots dont j'avais besoin. Ils s'étaient raréfiés. Ils étaient calligraphiés sur de grosses étiquettes en carton de toutes les couleurs agrafées sur les parois de mon cerveau comme sur les murs d'une salle de classe. Pour les réunir en phrases, il fallait que je courre de l'une à l'autre, sur de toutes petites jambes. C'était si épuisant que je renonçai bientôt à exprimer l'inexprimable. Je me retournai. Je n'eus que le temps de voir un dos immense, vêtu d'un imperméable d'un vert familier, disparaître dans l'encadrement de la porte. Je fis mine de m'élancer. Mme Bartholdi me retint. Viens voir les joujoux, me dit-elle d'une voix doucement impérieuse. Mais je ne voulais pas voir les joujoux, je voulais seulement sortir d'ici, sortir d'ici, sortir d'ici ! Avec un hurlement d'angoisse et de rage impuissante, je me laissai tomber sur un bout de moquette qui se trouvait là.

Je pleurai longtemps. Je n'étais certes pas le seul, mais je comptais parmi les plus persévérants. Il y avait aussi, d'inconsolables, une petite fille blonde et un gros garçon noiraud. S'agissait-il de vrais enfants, ou bien étaient-ils victimes du même affolant sortilège que moi ? Nous nous observions par moments à travers des rideaux de larmes subrepticement écartés. Pourtant des abîmes d'égoïsme nous séparaient. Nous étions des écorchés vifs voisins d'échafaud, chacun concentré sur sa propre douleur.

Je ne sais trop comment je finis par quitter le chevet de la mienne. Je conservais le sentiment d'un abandon irréparable, j'étais bel et bien seul sur la terre pour toujours, mais cela ne m'empêchait pas de battre des mains et de chantonner Petit lapin plein de poils avec les autres, tout morveux et enchifrené que j'étais encore. Malgré sa jolie voix, je gardais à Mme Bartholdi une rancune déjà obscure. Je lui préférais la Titounette, une poupée de chiffon aux cheveux raides, aux yeux naïfs, aux doigts largement écartés. Par la voix de Mme Bartholdi, elle annonçait et commentait nos activités. Celles-ci se succédaient à un train d'enfer qui laissait peu de champ au souvenir et au chagrin. Nous chantions, nous faisions du vélo, nous allions faire pipi et nous laver les mains, nous mangions des gaufrettes, nous jouions aux duplos et aux petites autos, nous passions nos manteaux, nous sortions taper du pied dans les flaques d'eau de la cour... Cependant, au cœur même de ce tourbillon, je reprenais parfois conscience. Il me revenait fugitivement que j'avais -- que j'avais eu -- trente-cinq ans, un emploi, une voiture, une secrétaire, des objectifs commerciaux et un plan de carrière, un ennemi aussi sûr à lui seul que mes amis à eux tous (ce salopard de Blinvilliers), une femme et un fils... Et que tout cela m'avait été dérobé en une fraction de seconde. J'avais de cette autre vie une nostalgie à la fois intolérable et diffuse, sans cesse distraite par les phases du programme que Mme Bartholdi et la Titounette nous infligeaient avec une gentillesse inflexible. Après les coquillettes et le jambon de la cantine, brisé de fatigue, je me laissai déshabiller et coucher par l'Assem qui assistait Mme Bartholdi.

Je m'éveillai le dernier. Ah ! Voilà Mathieu ! Quel gros dodo tu as fait, Mathieu ! s'exclama la Titounette quand je regagnai la salle de classe. J'avais fait un très gros dodo. Les souvenirs de ma vie antérieure s'effilochaient sous mon crâne comme des cirrus sous la voûte céleste. Nous ressortîmes nous aérer. Le toboggan de la cour était mouillé, mais la locomotive de rondins m'enchanta. De retour en classe, Mme Bartholdi nous raconta l'histoire de Bouton d'or et des trois ours. Histoire magique ! Le papa ours avait une grosse voix, un gros bol, une grosse chaise et un grand lit, la maman ourse une voix moyenne, un bol moyen, une chaise et un lit moyens, l'ourson une petite voix, un petit bol, une petite chaise et un petit lit... Le monde s'éclairait et s'ordonnait sous mes yeux. Soudain, reprenant la voix perçante de la Titounette, Mme Bartholdi se mit à chanter:


C'est bientôt l'heure des mamans,

Préparez-vous les enfants.

Il faut mettre ses habits,

L'école est finie...


Encore émerveillé par l'aventure de Bouton d'or, je chantai distraitement avec les autres. Les chansons et les prières entretiennent-elles le moindre rapport avec la réalité ? Soudain mon père s'agenouilla devant moi. Il m'aida à enfiler mon anorak, noua mon écharpe autour de mon cou et m'enfonça mon bonnet sur le front. Il pleut, dit-il. Avec leur foutu plan Vigie-pirate, je suis garé à perpète...

Il était garé loin, effectivement. Il me porta dans ses bras jusqu'à la voiture. Tandis qu'il marchait, sa joue près de la mienne, j'attendais. Lui aussi devait attendre. Il me regardait en coin. Il avait l'air... Je ne sais pas, anxieux, ou embarrassé... Enfin, alors qu'il bouclait ma ceinture de sécurité après m'avoir déposé sur le siège élévateur, cela se produisit, l'éclair discret, la commotion... Je me redressai et claquai doucement la portière sur Mathieu. Je contournai la voiture sous la pluie battante. Je vis que l'aile avant gauche était froissée. Pas grave. Tout rentrait dans l'ordre. Je pris le volant, tournai la clé de contact, jetai un coup d'œil dans le rétroviseur. Le gosse avait l'air groggy. Avant de sombrer dans le sommeil, il bredouilla quelque chose qui ressemblait à «Quelle plaie, ce Blinvilliers !..» Mais je ne serai jamais vraiment sûr d'avoir bien entendu.


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Georges-Olivier Châteaureynaud a l'esprit de contradiction : ses récits baignent dans le fantastique, genre moyennement prisé chez nous, et il pratique avec délices la nouvelle, forme qui passionne assez peu le public français. Châteaureynaud a tout de même écrit sept romans, dont Mathieu Chain et La faculté des songes (Pocket), sans doute mes préférés, mais je les adore tous et notamment le dernier, Au fond du paradis (Grasset), dont on aurait dû parler davantage. Ses quatre premiers recueils de nouvelles ont été rassemblés en un volume chez Julliard, et deux autres sont parus depuis.

Châteaureynaud est inimitable. Le lire, c'est comme entrer dans une pièce inconnue dans une maison dont on croyait tout savoir.


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