Annie Saumont


LES CAVALIERS LES CAVALIERS


Shebar était d'accord et plein d'enthousiasme, il avait fourré sa kipa dans sa poche. Une de ses oreilles pointait, cramoisie. L'autre je ne la voyais pas, il se tenait de profil.

Un collier de pierres ambrées pendait sur sa poitrine. Entre les fils du collier dans l'échancrure de la chemise la peau était brunie par le soleil. Shebar m'a prévenu, Les cavaliers approchent. C'était généreux de sa part. Puis ma princesse (ma merveille) à son tour a déclaré, Si tu restes sur leur chemin tu es perdu. J'ai dit, Ça m'est égal d'être perdu je le serai avec toi.

Jamais de la vie, elle a lancé. La colère la faisait trembler. Elle serrait encore un peu plus le foulard encadrant son visage. J'ai dit, Souviens-toi, je t'ai vue toute petite, sans voile et tes cheveux étaient une rivière.


Prends la porte. C'est ce qu'elle a crié. Plus vite que ça. J'ai obéi. Comme j'atteignais le seuil, Prends la porte, elle a répété. Je n'ai pas eu tellement de mal à démonter les gonds. Et hop j'ai emporté la porte sur mon dos comme Jésus sa croix.


Shebar lui n'a pas bougé.


Les cavaliers allaient venir. C'était prévisible et prédit. Au galop de leurs chevaux fougueux. J'ai posé la porte contre le platane. Ma merveille était seule dans la pièce sans porte. Non, pas seule. Shebar veillait.

Elle séchait sur son devoir de grammaire. Elle disait qu'elle ne souvenait plus de la règle des participes. Passés. Les présents ne s'accordent pas.


Il y a eu un tourbillon. Le platane et le préau et la cour en bitume ça se brouillait, devenait indistinct. Les cavaliers les cavaliers. Puis on a attendu longtemps C'était comme des points de suspension ou bien le double interligne qu'on met après un paragraphe quand ce qu'on écrit change de ton, ou encore le lourd silence qui précède au théâtre le dénouement d'une tragédie. Ils arrivaient. A grand bruit d'une course effrénée. Ils ont sauté de leurs chevaux. Le chef avait un poignard à la main au manche incrusté de diamants. (incrusté, du latin incrustare, 1560, c'est dans le dictionnaire). Il a levé son arme, il a égorgé ma merveille. D'un seul geste, à la volée. Non ce n'était pas le premier de sa classe mais peut-être le plus déluré. Le sang perlait. Ma princesse a dit qu'elle avait mal, le prof principal de quatrième techno l'a envoyée chez l'infirmière on lui a mis du sparadrap.

Shebar l'a accompagnée.

J'étais perdu dans mes rêves. J'avais bu un alcoopop, ça me faisait tourner la tête.


Lorsqu'ensemble ils sont revenus l'interclasse se terminait. Les cavaliers avaient bâfré, sifflé des boîtes de gin-lemon devant le garage à vélos. Les chevaux mâchonnaient du foin. Shebar tenait de la main droite la petite main de ma merveille. Fine et pâle. Je crois qu'il la serrait. Tous deux sont entrés dans la classe, après que Shebar eût toqué (donc un instant la main de Shebar a lâché la main de ma merveille, il est droitier intégral). Sûr que je me serais emparé de cette main si je n'avais pas été un cancre qui recopiait son problème à la table du fond près des casiers pour les tenues de sport qu'on garde sous surveillance. La porte grinçait, pas très bien remise en place par le préposé à l'entretien. Monsieur Anbois il s'appelle. La porte était en bois aussi. Shebar et ma princesse se sont côte à côte assis sur l'estrade parce que le gros hippopotame qui d'habitude partage leur banc s'était largement étalé, revenant du CDI avec tous les livres sur Abd-El-kader. Le prof a dit, Du calme, on continue. J'étais encore dans les vaps.

A la récré juste après la cantine, utilisant les lacets de mes baskets j'ai fixé les bombes autour de ma taille et je me suis fait sauter.

En me rendant ma copie le prof de quatrième techno a dit qu'il reconnaissait un effort d'imagination. Mais qu'il regrettait toutefois que je n'aie pas respecté le sujet : Les moyens de lutter au collège contre la violence ordinaire.

Le soir, ma mère m'a demandé d'une voix plutôt sévère comment je m'y étais pris pour déchirer mon tee-shirt pur acrylique presque neuf.


Inédit


Quand j'étais petite — quand j'ai commencé à aller à l'école — je m'inventais des histoires : l'école, à cinq minutes de la maison en fait, se trouvait pour moi à des kilomètres. Je m'y rendais en une marche hasardeuse dans les sables du désert. Les cavaliers (??) m'attendaient au coin du bois (dans le désert ???), j'adorais craindre leur attaque. J'adorais trembler de peur. C'est que je savais comme tout le monde à cet âge que je ne mourrais jamais.


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Annie Saumont n'écrit que des nouvelles. Quelques pages lui suffisent pour saisir en quelques traits ses personnages et le monde autour d'eux, avec un parfait mélange de violence et de tendresse. Elle aime surtout les êtres privés d'amour, et donne en priorité la parole à ceux qui ne savent pas bien parler. Son écriture, étonnant mélange d'audace et de simplicité, réussit ce tour de force : être à la fois très inventive et tout à fait accessible.

Difficile de distinguer tel ou tel titre dans la quinzaine de recueils déjà publiés, tous épatants. Un peu au hasard : Je suis pas un camion (Pocket), La terre est à nous (Ramsay), Moi les enfants j'aime pas tellement (Syros), Embrassons-nous, Noir comme d'habitude et C'est rien ça va passer (Julliard).


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