LE POIDS DE L'ANTIQUITÉ



Novembre 89, Arles. Assises de la traduction littéraire. Le professeur Jean Bollack, venu nous exposer son travail sur la tragédie antique, vient de nous expliquer pourquoi les traductions précédant les siennes étaient à côté de la plaque, tragiquement nulles.

Me retrouvant près de son disciple, Pierre Judet de la Combe, lui-même traducteur d'Eschyle, je lui demande innocemment s'il va souvent en Grèce. Jamais allé, répond-il.

Un silence. Le temps pour moi de digérer le choc, de trouver une logique dans l'affaire. Pourtant c'est simple, la lumière, les couleurs, les odeurs, le toucher des vieilles pierres, l'âme des lieux, autant de parasites propres à l'égarer, à flanquer la pagaille dans ses fiches, à soûler l'austère philologie, à infecter le bébé dans l'éprouvette. Mais j'ai tort de persifler, au fond sa démarche est très sage, on peut vivre un grand amour sans jamais rencontrer l'autre et c'est même plus sûr, dans un sens.

Nous marchons côte à côte, chacun sur sa planète. En prenant vite congé, je repense au voyage de Heidegger en Grèce. C'était une croisière, le bateau longeait les côtes grecques en s'arrêtant partout, et pas une fois le grand cerveau n'a débarqué. Sans doute craignait-il d'affronter au réel ce rêve qui lui tenait lieu de Grèce. Sage décision : il n'aurait vu partout, selon ses critères, que décadence et sous-hommes. Une seule chose aurait pu le blesser davantage : se retrouver plongé dans son Antiquité vénérée, telle qu'elle fut vraiment.

Heidegger dans sa cabine, d'une humeur de dogue pendant des jours, sans comprendre pourquoi peut-être, la presbytie intellectuelle du philosophe l'empêchant de percevoir une absurdité si intime. Je ne sais si cette scène me fait rire ou pleurer — de même que ce fantasme récurrent chez moi : Mme de Romilly parachutée dans l'Athènes de Périclès et s'enfuyant avec des cris d'épouvante.


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Plusieurs livres de Jacques Lacarrière ont été pour moi une fenêtre qui s'ouvre, un ciel nouveau, ou la confirmation de pensées secrètes. J'ai parcouru comme lui les chemins de France à pied — sur un pied plus petit ; j'ai pensé très fort à lui en écrivant mes voyages en banlieue ; et L'été grec a remplacé pour moi les trente années d'après-guerre où je n'ai pas vu vivre la Grèce. Je suis épaté qu'un homme qui couche avec elle depuis trente siècles la désire encore si fort malgré tout. Il sait si bien, lui au moins, cadrer son beau profil, qu'il suffit d'une page d'Été grec pour requinquer un philhellénisme flageolant. Et l'éventuel lecteur des pages aigre-douces que voici n'aurait qu'à prendre une dose égale de Lacarrière comme antidote pour entrevoir une Grèce à peu près vraie.


Lors d'une soirée qu'il a un peu arrosée, semble-t-il, Jacques me lance : Toi, tu en as sûrement, des enfants naturels en Grèce ? Et sans me laisser répondre, se tournant vers une dame inconnue : Volkovitch que voici a huit enfants grecs !

Il fallait y voir un compliment, j'imagine ; ce que je fis.

Et lui, combien de bâtards ? Il l'aime tant, sa Grèce. Presque trop. Son Dictionnaire amoureux vire à l'hagiographie. (À moins qu'il n'ait caché quelque part dans une malle un volumineux manuscrit, délicieusement cruel, intitulé Athéna je t'emmerde, et sous-titré à publier cinquante ans après ma mort ?)


Les ordinateurs, bébêtes malicieuses, nous ont rapprochés deux fois. La première, dans un TGV, j'ai vu Lacarrière s'asseoir en face de moi. La deuxième, nous avons pris le même avion d'Athènes à Paris, sans nous concerter, et de nouveau nous étions côte à côte. Nous trimballions tous deux, seuls de tout l'avion, un Opinel dans notre poche ; il nous fut confisqué. Tu nous vois détourner un Airbus avec nos canifs ? ricana l'autre pirate virtuel. Pour deux non-violents notoires, presque trop gentils (lui surtout), de tels soupçons avaient de quoi flatter. N'empêche, ce goût commun pour l'humble couteau campagnard m'a laissé songeur. Je ne sais comment le relier à la Grèce, à l'art du traducteur, à l'écriture, si ce n'est dans le côté modeste, artisanal de l'entreprise. Quoi qu'il en soit, ce qui me remplit de fierté, plus que les encouragements que m'accorda l'aîné bienveillant naguère, c'est cette petite marotte que nous partageons.


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J'ai connu la langue de ce pays avant de le rencontrer ; et si je dois rompre avec lui un jour, elle et moi poursuivrons nos conciliabules. J'ai tout de suite aimé en elle ce qui allait me séduire là-bas : cette alliance d'Occident et d'Orient, d'ancien et de nouveau, de connu et d'inconnu. Elle se trouve à la distance idéale : assez lointaine pour m'y perdre, assez proche pour m'y retrouver. Comme ces femmes qui te tournent le dos et te sourient tour à tour. Riche en termes opaques et en faux amis, elle abonde aussi en faux ennemis, ces mots d'abord obscurs où l'on finit par déceler une racine familière. Son alphabet lui donne un air de langue secrète, sacrée ; ses lettres, évidentes ou trompeuses, me ramènent près de mes racines russes — mais sans m'y renfoncer.

Elle me tient aussi, cette langue, par sa musique, son chant où je retrouve, là encore, l'âme du pays. Longueur des mots, syntaxe nonchalante, puis un vif raccourci, le grec avance comme un chat, flemmard, souple, vif ; voyelles peu nombreuses, et donc répétées, beaucoup de [i] stridents, de [a] sombres, couleurs pures, contrastes durs, ombre et lumière ; délicieuses consonnes, les frottements des [kh] comme en allemand, des [th] comme en anglais, des [r] roulés, toutes ces caresses rugueuses font pour moi du grec la langue même de l'amour.

J'aime dire Φως (la lumière — sifflements de feu, mais possible douceur) ; χαδι (la caresse — mains calleuses) ; ματια μου (mes yeux, ou ma chérie — double tache noire des [a], tendresse redoublée des [m]) ; αγριος sauvage — mi-grondement, mi-morsure).

Mais jouent aussi un rôle, dans une langue, tous les sons qu'on n'entend pas, nombreux en grec : ces [j], ces [ch], dont l'absence crée une étrangeté, une tension cachée, comme en musique ces modes non-européens où manquent certaines notes, ou comme ces textes à la Perec, hantés par la lettre qu'ils s'interdisent d'utiliser.


Puisque je voulais être Grec, il fallait d'abord parler comme eux. J'ai appris comme une brute, par tous les moyens possibles, comme si ma vie en dépendait. Je me faisais des cahiers de vocabulaire, d'expressions, que j'emportais partout ; pendant des années j'ai lu dix pages de grec par jour à haute voix. Je m'exerçais comme un athlète, un danseur, et au sommet de ma forme, certains jours, il m'est arrivé non seulement de «parler couramment», autrement dit de courir, mais de me sentir voler. Mon projet n'était-il pas celui d'Icare ? Apprendre une langue c'est rêver follement d'échapper au moi ancien, de s'évader dans un ciel nouveau, un espace où les pensées vont plus vite et plus haut et les actes plus loin.


Il me fut longtemps pénible, presque impossible, de parler français en Grèce, ou même en France avec un Grec. Un mot dans ma langue et je retombais sur terre. Je n'ai jamais parlé qu'en grec avec Tom ; et aussi avec Nelly, pourtant francophone, pendant les deux premières années.

Je n'ai pu totalement maîtriser la langue, et c'est tant mieux : trop d'aisance tuerait la conscience d'un danger, d'un vide au-dessous, l'impression de se soulever au-dessus de soi ; les oiseaux, sûrement, prennent à voler moins de plaisir que nous. Aujourd'hui, bien que je néglige l'entraînement, je n'ai pas perdu toute ma souplesse. Il m'arrive encore de rêver en grec. Quand je parle là-bas, je m'écoute, à distance ; je m'étonne de cet autre moi, de ses vols planés, de ses loopings pas trop lourds encore ; j'en suis un peu jaloux.


*


Ce qui me gêne dans le grec ancien : je ne l'entends pas. Je ne sais pas comment Socrate ou les acteurs d'Eschyle prononçaient leur langue. Je suis dans la même nuit qu'un archéologue de l'an 4000 ânonnant Molière :

...sÒüffraiz qve pÒür l'amÒür du grrec, mÒnnsievr...

La prononciation dit érasmienne, francisante à souhait, fait hurler mes oreilles. Mais l'usage grec d'aujourd'hui (prononcer le grec ancien comme le moderne) est historiquement faux, la langue ayant acquis ses sonorités actuelles voilà vingt siècles à peine. Les sons vocaliques auparavant étaient sûrement plus variés, plus diphtongués, plus étranges pour nous. J'ai entendu un jour une reconstitution de ce grec antique : on ne reconnaissait rien, on était complètement ailleurs. Plus près de la Grèce ancienne telle qu'elle fut vraiment, et que nous ne voulons pas connaître, comme s'il y avait là je ne sais quel danger...


Extrait du Grand livre d'Athènes, Bibliothèque du voyageur, Gallimard.

Texte intégral disponible sur publie.net