PAGES CULTURELLES



Akh, Michel... Nous sommes venus trop tard...

83, Thessalonique. Tom me raconte une soirée avec Vassìlis, l'hiver précédent, au coin du poêle, dans une taverne en haut de la ville, où ils crevaient de nostalgie en rêvant aux années légendaires — celles d'avant nous. Ils ont surtout parlé musique. Ils ont une vénération, eux aussi, pour la musique traditionnelle, qui connut son âge d'or jusqu'aux années 60 et dont nous n'avons plus que l'écho.

J'ai vu à Athènes, sur la colline de Philopàppou, les danses des diverses régions interprétées par la troupe de Dòra Stràtou, pour les touristes, avec une perfection professionnelle et un entrain d'amateurs. Marìa les a dansées dans une troupe d'étudiants ; Millie en a fait son métier jusqu'à 25 ans. Je suis arrivé après la fête. J'ai beaucoup écouté sur disque ces musiques paysannes, si étonnamment variées, depuis les rythmes diaboliques de Macédoine et de Thrace jusqu'à la déchirante clarinette d'Epire. Elles sont vivantes, on les écoute, on les danse encore dans les villages un peu partout dans le pays.

Quant aux chansons dites rebètika, plus récentes, on n'en écrit plus depuis quarante ans, mais elles font toujours partie du quotidien. Des groupes de jeunes les reprennent avec un touchant respect. Toutes les notes y sont, et le talent, et la passion, rien ne manque, si ce n'est un tremblement infime, misère et amertume rayant les voix, friture des vieux 78 tours les entourant de son auréole. C'est vrai, Tom, nous ne connaîtrons pas la Grèce pauvre et pure d'avant nos temps modernes, nous n'entendrons pas Vamvakàris ou Tsitsànis ou Ròsa Eskenàzi dans leurs tavernes enfumées, qui jouaient ou chantaient comme on respire sans savoir qu'ils faisaient de l'art.

Eté 83, Thessalonique. On donne une soirée de rebètika... dans un stade. Nelly et moi y allons tout de même à cause de la tête d'affiche : Sotirìa Bèllou, l'une des stars des années 50. De loin on la voit à peine, tant mieux, elle est fringuée comme une mémère, chante sur fond de bouzoùki électrique trois chansons comme on pointe à l'usine, et à force de se bécoter Nelly m'a refilé son rhume.

Mon rebètiko préféré, qui date de 1946, évoque les rudes hivers de Thessalonique et le comble du bonheur : rester au plumard à deux bien au chaud. Le chanteur, Stràtos, a une voix extraordinaire de vieux poussah goguenard. J'ai écouté, fredonné cette chanson des dizaines de fois, l'ai fait découvrir à Marìa et Vassìlis, qui ont ri ; j'ai tant rêvé à ces hivers-là que je crois les avoir vécus. Plus tard, traduisant des rebètika pour un livre, j'ai osé mettre «V'là l'hiver» en français, avec l'exaltation de qui dessine un paysage faute de pouvoir l'imprimer en soi, ou se perdre en lui. Ma version pourra sembler sacrilège, avec ses menus anachronismes ; je l'ai voulue familière, rigolarde et roulant avec la musique, telle que je puisse me la chanter tout seul, en un mot : vivante. Autrement, à quoi bon traduire ?


*


L'un de mes regrets : n'avoir pas connu Skalkòtas. Ce compositeur classique, mort en 1948, aura donné des œuvres sinon géniales, du moins solides, inspirées de Bartok ou Schoenberg, qui lui auraient valu en d'autres lieux, sans doute, un destin à la Kodaly : gloire nationale, renom mondial. Mais il vivait en Grèce, où la musique classique a un statut d'immigrée. Skalkòtas est resté inconnu, second violon au Philharmonique d'Athènes et composant pour son tiroir. J'aurais voulu voir vivre — enfin, survivre — cet exilé dans son propre pays, cet ermite en pleine foule, ce martyr pathétique et incongru tel un phoque au Sahara.

Mitròpoulos, Càllas et Xenàkis, pas fous, sont tout de suite allés se faire aduler ailleurs.


84. Discussion avec Mihàlis Grigorìou, jeune compositeur de musique dite contemporaine. Il balaie de la main Webern, Boulez, Stockhausen : élucubrations cérébrales, mort-nées, nous les Grecs on sait mieux. J'entends ses œuvres : agréable, sucré, genre loukoum, ça écœure vite.


87. Une tragédie d'Euripide au théâtre du Lycabette, plombée, coulée par les flonflons de la musique de scène, signée par une star : Theodoràkis, le plus nul des compositeurs, pompier de service, pachyderme se prenant pour un aigle. Oui, c'est tragique, dans un sens. Ou comique ?

Dans ce pays, la musique soi-disant «sérieuse» l'est moins que la musique populaire...


88, Pàtras. Les bâtisseurs de Cheimonas au théâtre. Belle, rigoureuse mise en scène. La musique : deux flûtes, un piano, mélodies gentilles à la Hadzidàkis. Un contresens absolu. Alors qu'il aurait fallu des déluges de pierres, des bourrasques de feu à la Xenàkis !

Tout le monde est ravi. Cheimonas lui-même l'a trouvée très bien, cette musiquette. Xenàkis, son frère inconnu, il déteste.

Le jour où je rencontre Xenàkis et lui parle de Cheimonas, il ne m'écoute même pas. Lui, c'est Eschyle ou rien.


Tout revers de médaille a son bon côté. Jamais la musique classique ne m'a paru si miraculeuse que sur ces terres où on l'entend peu, où elle me tombe dessus par surprise. Monter une petite rue d'Athènes et entendre soudain Brahms ou Schumann joués à la perfection, ou même un peu massacrés, c'est comme l'apparition d'un palais dans la jungle — ou comme si Dieu, un court instant, se mettait à nous aimer.


*


84, Athènes. Des amis me raccompagnent en voiture à minuit. Tu vois le type là-bas, en scooter ? C'est Voyatsis.

Leftèris Voyatsis, le génial metteur en scène. Imagine-t-on Chéreau ou Régy en mob ? Jouvet à vélo ?

Plus tard je m'assoirai plusieurs fois sur les bancs spartiates de son petit théâtre, rue des Cyclades, je l'y verrai monter et jouer avec sa troupe un Goldoni, un Tchekhov parfaits et transformer en or une pièce grecque en fer-blanc. Lydìa Koniòrdou a joué pour lui, elle me raconte les répétitions sans fin, hésitantes, douloureuses, les mises au point au millimètre, la première qu'on repousse de deux mois parce que Voyatsis bute sur une scène : le domestique doit-il passer devant la table ou derrière ?

Il n'est pas le seul à faire des merveilles : j'ai vu chez d'autres des Marivaux exquis, un Molière impeccable, des pièces d'Anagnostàki ou Valtinos montées lumineusement. Il y a dans ce pays plusieurs grands metteurs en scène et des tas d'excellents comédiens.


Quand j'ai connu Lydìa à Paris, je ne savais pas qui elle était. Gentille, rieuse, curieuse de tout, elle parlait souvent de l'Inde et jamais de théâtre. En Grèce, je découvre son nom en gros sur une affiche : SOPHOCLE — KONIÒRDOU. À la tête de sa troupe venue de province, elle donne Electre, je crois. J'en ai vu pas mal, des tragédies antiques. C'était bien. Mais là, soudain, Lydìa met le feu au théâtre. Elle sait pousser la passion jusqu'aux extrêmes tout en la dominant, allier l'humain au monstrueux, la nuit à la lumière. Le frisson sacré, si rare, le voilà. C'était donc ça, la tragédie.


Mytilìni, 82. Une troupe en tournée donne l'histoire (vraie) d'un pope lubrique. Le clou de la pièce : le pope vautré sur un lit, l'actrice ôte son peignoir, elle est nue, s'allonge sur lui.

Voir une chose pareille ! En pleine province grecque !

La salle retient son souffle. Pas une protestation, pas un rire gras. Sont venus surtout les intellos de gauche (pléonasme, en Grèce plus encore qu'ailleurs). Et ceux qui ont moins l'habitude du théâtre sont trop impressionnés, j'imagine, pour réagir : une représentation, théâtre antique ou non, c'est sacré.


*


Xènia Kaloyeropoùlou est depuis les années 60 l'une des comédiennes les plus connues du pays. Elle dirige une troupe dans sa propre salle, elle joue encore, mais sa passion c'est le théâtre pour enfants. Elle écrit pour eux de superbes pièces que les adultes viennent eux aussi applaudir. La voir jouer me fascine : maîtrise totale, sobriété, élégance. (Et comment fait-elle pour arpenter la scène à grands pas, elle qui boitille dans la réalité ?)

La traduire est aussi une leçon. Les grands pros comme elle sont fatigants : ils ne laissent rien passer, exigent de vous le meilleur. Et reposants : avec eux, on se sent porté.

Costis Skaliòras, son mari, a enseigné à l'université, a beaucoup lu et beaucoup traduit ; c'est l'un des grands noms de la corporation.

Si je passe les voir à tous mes voyages, c'est avant tout par affection, mais aussi pour observer tant qu'il est temps une espèce qui va s'éteindre avec eux : l'intelligentsia francophile d'autrefois. Leur culture est immense, leur courtoisie raffinée. Costis commence les phrases en grec et les achève en français. Il a un stock inépuisable d'anecdotes sur nos auteurs, de Claudel à son cher Claude Roy dont il est une sorte de cousin grec. Depuis que le cancer et l'âge ont creusé sa chair, il ressemble de plus en plus à ces objets anciens, d'autant plus précieux que fragiles.

Quand la Grèce m'étouffe, un petit tour chez eux m'aide à respirer.


96. Je passe devant une télé qui joue une vieille comédie grecque en noir et blanc. La jeune première, là... C'est elle ! Xènia ! Toute jeunette ! Je savais qu'elle avait joué dans un tas de films, mais ne l'avais jamais vue à cet âge, même en photo. Un instant je suis moi-même dans le film, je lui fais signe, psst, Xènia, c'est Michel ! Mais elle n'entend pas, on est en 58 et je viens d'entrer en 6e, dire que presque tous mes amis grecs sont en vie là-bas et vaquent à leurs affaires sans moi, moi qui n'existe pas encore.


*


Dans le métro, vu un homme qui lit. Pas le journal : un livre !

Les Grecs lisent assez peu, et de préférence des bouquins étrangers. Il m'est arrivé souvent d'offrir à des amis grecs une œuvre d'un de leurs grands auteurs, qu'ils ne connaissaient que de nom. Mais ils sont poètes. Ils nagent dans la poésie comme des poissons dans l'eau. Non seulement ils en écrivent, mais ils la lisent ! Les poètes les plus difficiles attirent aussi des non-spécialistes.


90. Soirée poétique. Dans la salle, près de 150 personnes — poètes en majorité, mais qui ne l'est pas en Grèce ? — écoutent religieusement les poèmes de Vèis, Kakoulìdis, Guimossoùlis et Kondos, lus par deux comédiens et les poètes eux-mêmes. Lectures comme je les aime, intenses à force de sobriété. Jamais je n'avais ressenti autant la splendeur de la langue. Il faudrait tout lire à haute voix, toujours. Beauté des poèmes encore accrue du fait que je n'ai pas le temps de tout saisir. Les femmes entrevues sont les plus belles.


98. L'avion de la compagnie Haxon qui me ramène en France porte le nom d'un poète, Yòrgos Sefèris. Quel autre pays donne des noms de poètes à ses Boeing ?

L'A 320 d'Air France Paul Eluard... Qui ça ? Peuvent pas l'appeler Zidane ? Ou Loana ?


91. À l'Eden, j'échange trois mots par an avec Tàssos, l'un de serveurs. Ce soir-là, il se penche et me glisse à l'oreille : Moi aussi j'écris. Viens voir.

Il m'entraîne jusqu'au bar, en sort un gros cahier, me fait asseoir et se met à lire. Des poèmes, évidemment. Dans le vacarme de la salle j'entends un mot sur deux. Autant que je puisse juger, ce n'est pas mal ; pas très nouveau, et même carrément pompé sur Kavvadìas, mais avec une certaine virtuosité technique, vers réguliers, rimes riches. Je lui demande, Quels poètes lis-tu ? Aimes-tu Kavvadìas ? Je te demande ça parce que je suis en train de le traduire. Il fronce les sourcils : Moi, je ne suis influencé par personne. Et je sais que c'est bien, ce que j'écris. Je suis allé voir les Académiciens qui m'ont encouragé. J'ai même eu le prix Kavvadìas pour mon poème «Hommage à Kavvadìas» ; tu as lu Kavvadìas ?

Feuilletant le roman de Koumandarèas que je trimballe, il tombe sur le mot pédé. Moue de mépris. Pédé ! Il a écrit ce mot-là ! Mais ce n'est pas de la littérature ! Va voir chez les grands écrivains, les Balzac, les Victor Hugo, tu ne trouveras jamais des mots pareils !

Quant à Elỳtis, s'il a fait une grande carrière, c'est qu'il était assez riche pour se tourner les pouces toute sa vie et graisser la patte aux jurés du Nobel.

N'empêche, un serveur de restaurant poète...


98. Au café Metropol, je parle du poète Sinòpoulos avec le traducteur Kyriakìdis. Le garçon qui nous sert intervient : Sinòpoulos ? Je l'ai connu ! J'habitais son quartier. Quand j'étais gamin il m'a soigné plusieurs fois. C'était un bon médecin, qui ne faisait pas payer les pauvres...

Que les garçons de café connaissent les poètes, dans ce pays cela ne m'étonne même pas.


Désir de lyre

Texte intégral disponible sur publie.net