GEORGES CHEIMONAS



Janvier 85. Je ne connais Georges Cheimonas que de nom. Il a des admirateurs frénétiques ; ses textes, dit-on, sont obscurs entre tous. Libération me propose de traduire quelques pages de lui. Je reçois une mauvaise photocopie du manuscrit autographe : l'écriture est presque indéchiffrable, d'une beauté terrifiante. J'accepte en me traitant de fou et traduis la chose tant bien que mal avant de traverser pour la première fois l'Atlantique. À mon retour, un mot de Cheimonas : il m'a lu, il souhaite me voir. Il m'envoie aussi un exemplaire de son dernier livre, Mes voyages. Sur la couverture, un homme qui est mon sosie me regarde...

Quand je raconterai à Cheimonas, bien plus tard, la coïncidence entre mon voyage et les siens, il répondra, Tu sais, Mihaïl, rien n'arrive par hasard, ces choses-là surtout...


Pâques 85, Athènes. Première rencontre avec lui, dans le quartier intello-rupin de Kolonàki où il réside et travaille. Son cabinet de psychiatre : rideaux tirés, pénombre de caverne. Il est assis à son bureau ; tandis que je l'écoute dans le fauteuil du patient, peu à peu, tout un capharnaüm autour de lui sort de l'ombre : reproductions d'œuvres classiques ou moins classiques (Rembrandt, Arcimboldo...), icônes byzantines, originaux d'artistes grecs, photos jaunies, divers portraits de l'auteur (dont un en Saint Georges perçant le dragon), livres anciens, petits objets dont certains doivent être antiques, lampes, fleurs séchées ; sur le bureau, les outils : plumes, encriers, coupe-papiers. C'est dans ce lieu qu'il écrit, à la main toujours.

Jusqu'alors il se croyait intraduisible ; il a changé d'avis. Il veut que je continue de le transborder en français.

En sortant, place Dexameni, vertige, mes jambes flageolent, je dois m'asseoir sur un banc.


Mai 87, Athènes. L'Institut français lui consacre une soirée. La salle presque pleine l'écoute, fascinée. En le présentant, j'ai soutenu non sans paradoxe que son œuvre est simple, évidente à sa façon. Et le voilà qui se lance dans une envolée théorique à haute altitude... Par moments je décroche, et une partie de l'auditoire aussi sans doute — bien qu'il y ait là une bonne part de l'intellocratie athénienne. Mais d'avoir perdu le fil m'aide à mieux sentir la forme, la couleur, le mouvement de sa pensée, comme quand on retourne un tableau pour ne plus voir l'anecdote.

Le lendemain, il vient répondre aux questions des apprentis traducteurs de l'Institut français. Long, maigre, vêtements noirs, lunettes noires, fragile, hésitant à l'entrée comme un aveugle, comme ces fantômes perdus dans un monde hostile et qui font peur, ayant peur eux-mêmes.

Ce matin-là il enlèvera ses lunettes. Mais le soir, à la réception chez Pàvlos Zànnas, il ne fera qu'une mince apparition au bras de Loùla, sa femme : deux visiteurs d'une autre planète.

Ton Cheimonas, c'est un OVNI... me dira un jour un Grec.


Août 88, Athènes. Six heures du matin, téléphone. C'est Cheimonas. On devait se voir le lendemain, il a un empêchement, puis-je venir aujourd'hui à huit heures ? Je peux. Il précise : huit heures du matin.

Surtout ne s'étonner de rien. Kolonàki, rues vides, la moitié des riches en vacances et l'autre qui dort encore. Cheimonas, lui, se lève tous les jours à cinq heures. La porte du cabinet est ouverte. Vision d'horreur : aux murs, plus d'ex-voto, taches blêmes des tableaux disparus, papiers par terre, poussière ; au centre du désastre, le maître des lieux, l'air égaré, une cigarette qui tremble entre ses doigts. Cela fait deux nuits qu'il ne dort pas. Il écrit. Il n'a plus de cigarettes. J'entends à peine ce qu'il dit — moins encore que d'habitude : il parle comme pour lui-même, et mes paroles ne font que le traverser. Il m'a fait venir par erreur, croyant que j'avais des questions urgentes. Comme cela peut attendre, il me donne rendez-vous dans quinze jours. Maintenant il doit me laisser, pour «aller voir un moribond».


Février 89. Tout va très bien, affirme-t-il. Je le trouve détendu, souriant. Pas un mot sur la terrible crise de l'automne, sinon qu'il a retrouvé le sommeil. Demain au téléphone N. me demandera s'il avait le teint jaune, si ses mains tremblaient, s'il avait du mal à marcher, et m'annoncera qu'en déménageant il a perdu des manuscrits.

Où en est le Prométhée qu'il travaillait au mois d'août ? Pas prêt, dit-il. Mais trois nouvelles (L'ennemi du poète) vont sortir à l'automne. Elles sont reliées entre elles et racontent une histoire d'amour — il n'y a pas de thème plus important. Et La garde ? Elle est terminée, mais quelque chose — un instinct mystérieux et très fort, lié sans doute au fait qu'après ce livre il cessera d'écrire — le retient de le publier.

Il ne le sera jamais.

Cheimonas me redit qu'il n'a de haine pour personne ; comment un écrivain peut-il écrire s'il n'aime pas les gens ?

Loùla en entrant sursaute comme si j'étais un spectre ; c'est elle qui semble surnaturelle, cette longue tunique flottant autour de son corps, ce vague sourire. Elle dit, Michel n'a pas changé, on dirait un ange. Les anges, réponds-je, n'ont pas de cheveux gris... Bien sûr que si, dit Cheimonas, avec toutes leurs angoisses.


Février 90. Les belles étrangères. Dix écrivains grecs sont invités à Paris, puis en province. Vedette : Cheimonas. Les bâtisseurs viennent de sortir chez Nadeau. Critique excellente. Salgas est allé à Athènes pour l'interviewer. Pendant quinze jours ça n'arrête pas : tables rondes, lectures, signatures, dîners, entretiens...

Partout ses lectures (en grec) fascinent les foules. On se plaint qu'il n'ait pas lu plus longtemps — y compris ceux qui ne comprennent pas un mot.

Un soir dans un restaurant, un fou sort un couteau. Cheimonas va vers lui, très calme, lui parle amicalement, l'homme range son arme. Pour réussir un coup pareil, il doit être indifférent à la mort.


Mai 90, Athènes. On le disait très malade à nouveau. Je le trouve inchangé. Il m'avoue tout de même qu'il est rentré de France à bout de forces, au point qu'il a dû suivre une cure de repos. Si Loùla est venue à Paris au dernier moment, c'était pour le soigner. Deux ou trois fois, face au public, il est resté presque muet ; une fois hors de scène, sa chambre d'hôtel se transformait, dit-il, en unité de soins intensifs...


À l'Institut français en 87, il présentait son œuvre comme un ratage total ; sincère ou non, l'homme avait gagné là toute mon admiration, et ma sympathie en prime.

Automne 90. Sur mon exemplaire de L'ennemi du poète, il a écrit, avec une sincérité grandiose : Il me semble que c'est un chef-d'œuvre...


Février 91. Athènes. Nous revoyons chez lui, en présence de Loùla, ma traduction de L'ennemi du poète. Simple formalité, mon travail est comme d'habitude «admirable», il a juste une ou deux questions à poser... Nous allons y passer quatre heures, pour une cinquantaine de pages. Je lui suis très reconnaissant de regarder le français d'aussi près, cela m'a déjà évité des erreurs ; mais là cela tourne au pinaillage ; pour la première fois nous sommes en désaccord sur certains points ; derrière la volonté de respecter mes décisions je sens percer la tentation d'intervenir. Il parle très bien français, pas au point de saisir toutes les nuances (il ne savait pas, par exemple, que «sans prix» est plus fort que «précieux»), mais juste assez pour croire qu'il peut les saisir.


Mai 91. Gilles Lapouge, que je revois un an après son émission consacrée aux Bâtisseurs — il avait été fort élogieux —, me lance, Et comment va... vous savez, ce fou avec lequel vous étiez venu ?


Juin 91. Voici enfin les remarques sur ma traduction de L'ennemi du poète, que Cheimonas me promet depuis des mois. Soixante pages, soit plus que le texte lui-même...


Été 92. Le refuge du maître, sa coquille comme il l'appelle, a trouvé en déménageant son lieu idéal : dans une rue somptueuse et déserte du centre, un immeuble en marbre blanc, au sous-sol. Décor, scénario inchangés : on s'épuise à tenter de mémoriser les dizaines de tableaux, les centaines de bibelots, de saisir et décrypter les paroles ténébreuses, mâchonnées, de l'homme en noir assis dans l'ombre. Ce cabinet n'accueille plus de malades, mais on devine, à je ne sais quels indices, malgré toute la cordialité de l'hôte, qu'il convient de ne rester guère plus que le temps d'une consultation. Un simple mortel, d'ailleurs, tiendrait-il plus longtemps sans être dangereusement irradié ? En ressortant de l'épreuve initiatique, une intense demi-heure plus tard, on titube, aveuglé, dans l'immense lumière du jour.

On pourrait s'en faire, de cette lumière, un symbole. Hommage du monde des vivants à ce qui s'élabore en dessous dans l'ombre ? Ou au contraire, négation ironique, tel un coup de gomme de Dieu ou du néant ? Ou les deux ? On n'en sait rien, tout ce qu'on souhaite un court instant, dans cette lumière qu'on n'a jamais si bien senti porter vie et mort ensemble, c'est bienheureusement s'y dissoudre.


Février 93. Cendriers pleins de longs mégots, énorme tas de journaux près du canapé : l'appartement du couple Cheimonas est plus mal rangé que jamais ; dans la pénombre, les murs autrefois beige clair, jamais repeints depuis des lustres, paraissent encore plus sombres.

Le blanc heurterait les yeux des deux oiseaux de nuit.

Je demande à Cheimonas, bêtement, Tu vas bien? Drôle de question, répond-il avec un demi sourire, tu sais que je suis au-delà du bien et du mal...

(Difficile de démêler, dans ses propos, les parts du sérieux et de l'autodérision. Il a plus d'humour qu'on ne le croit, en privé du moins.)

La première mouture de Prométhée est prête. Il en a encore pour des mois. Il me raconte le livre. En le quittant tout à l'heure, je ne me souviendrai plus de rien.

Il sort en même temps que moi. Pour affronter le monde extérieur pendant cinq minutes jusqu'à son cabinet, il se revêt d'un grand manteau, d'une casquette à carreaux et de ses lunettes noires. Dans la rue, cauchemar : il parle comme à l'intérieur, d'une voix sourde, sans articuler, comme si la rue et son vacarme n'existaient pas ; dedans, je ne saisis plus qu'un mot sur deux ; dehors, tous ses mots se noient dans le grondement du trafic.


Quelques jours plus tard, je le retrouve chez Xènia et Costis. On parle de Taktsis, dont Kay Cicellis, qui l'a bien connu, évoque la méchanceté. Non, dit Cheimonas, Taktsis n'était pas méchant, mais simplement provocateur, il ignorait la rancune, et d'ailleurs (on dirait qu'il se penche vers moi, comme pour souligner l'importance de ce qui va suivre), la méchanceté, ça n'existe pas.

Des jeunes ont été emprisonnés pour s'être opposés à l'actuelle hystérie nationaliste ; il a signé, non sans courage, une déclaration en leur faveur.


Été 95. À force d'écrire assis pendant des heures et des nuits entières sans bouger, les jambes croisées, il s'est collé une phlébite.

Nous devions nous rencontrer, il me l'avait promis, pour travailler enfin sur Ineòtis. Mais aujourd'hui ce n'est pas possible, il est trop fatigué, trop énervé, il part en vacances le lendemain, d'ailleurs il ne sait plus où il a rangé mon texte, le plus simple est que je le lui envoie de nouveau, ainsi que ma liste de questions, égarée elle aussi. Nous verrons tout cela en septembre à Paris, c'est promis.

Il savonne les mots, pire que jamais. Cette fois Loùla vient à mon secours, elle lui crie, Tu ne peux pas parler plus fort ? Toi dont les personnages braillent à vous rendre sourd ! Lui : Je ne peux pas, je suis moribond. Elle : Justement ! Quand on va mourir on crie, Je meurs ! je meurs ! Lui : Je suis moribond depuis toujours, mais je ne meurs jamais...


Octobre 95, Paris. Trois heures de travail dans sa chambre, tout au fond d'un appartement-labyrinthe avenue Foch, prêté par des amis, à l'écart du monde. Un silence magique. La relecture de mon texte avance à une vitesse de tapis volant. Je m'attendais à trouver le manuscrit sabré d'annotations. Rien, pas un mot. Il relit tout attentivement, il est content. À peine quatre ou cinq remarques, justifiées. Je me relis par-dessus son épaule, et par moments je m'émeus.

Un texte pareil, il en reste toujours quelque chose. Quelle force incroyable. Je devrais en être plus conscient. Voilà ce que c'est de fréquenter un auteur. On ne voit plus que ses petits côtés. On perd de vue l'essentiel.

Ressaisis-toi, serviteur. Cet homme dont les mains tremblent en te versant de l'eau, c'est le grand Cheimonas. Et c'est pour toi seul, pas à pas, qu'il commente ici son œuvre, que tu as l'impression de découvrir. Tu n'avais donc pas vu que ces visions sont des souvenirs, que l'enfance et l'adolescence de l'auteur, que Kavàla et Thessalonique, que les années terribles de la guerre et de l'après-guerre sont là, même pas cachées, à toutes les pages ? N'oublie pas, ces personnages monstrueux, improbables ont tous, d'une certaine manière, existé...

J'ai une mémoire terrible, dit Cheimonas. Je me souviens de tout. Je n'ai pas d'inconscient.


Printemps 97. Il est nommé président d'une association hellénique en France. Désormais il partage son temps entre Athènes et Paris, où son copain Vassilikos, représentant de la Grèce à l'Unesco, l'héberge dans son F15 de fonction près de l'Etoile. Je les y rencontre une ou deux fois, ainsi que la belle Vasso, cantatrice et femme de Vassilikos. Ils forment un trio inséparable.


Juin 97, Bruxelles. Nous devons participer le lendemain à une table ronde. À trois heures du matin, il m'appelle, souffrant d'insomnie, sous un prétexte futile. (Il a fait le coup à d'autres ; a menacé parfois de se suicider si on ne le lui passait pas la personne.) Je l'envoie sur les roses et mets des heures à me rendormir. Le lendemain matin il sèche la table ronde et repart pour Paris, sans que je l'aie vu, avec Vassilikos. À mon retour je lui écris pour lui reprocher le coup de fil et l'abandon de poste. Il me répond une lettre étrange, ironique, douloureuse, de grand seigneur, sur le thème Je te pardonne ton épouvantable agression. Il signe : Ton ami sans sommeil.

Quelques jours plus tard, dans une librairie parisienne où il signe ses livres, me voyant arriver, il me serre dans ses bras en bredouillant une phrase où je crois distinguer «tout de ma faute» et «pardonne-moi».


Il fait de longs séjours à Paris, mais je ne le reverrai pas. Je n'ose l'appeler, et lui aussi se tait, de honte, et me croyant fâché.

Il meurt en janvier 2000 à l'hôpital Ambroise-Paré de Boulogne, où je serai soigné quelques mois plus tard. Il n'avait que soixante-deux ans. Sur les causes de sa mort, les rumeurs se bousculent. On dit qu'il se détruisait méthodiquement depuis toujours à coups de pilules et d'alcool. Qu'une hémorragie cérébrale, il y a dix-huit mois, avait failli l'achever, le laissant diminué. D'autres démentent farouchement.

Il ne se déplaçait jamais, dit Loùla, sans ses manuscrits. Entre Grèce et France il trimballait des valises entières de feuilles volantes. Officiellement il était à Paris pour écrire un livre, La maison de Gertrude. Il venait de l'achever, la maquette de couverture était prête chez l'éditeur. On n'a rien retrouvé. Pas un papier.

Disparu aussi, le Prométhée que j'attendais depuis plus de dix ans.

Au Salon du livre, en mars, hommage funèbre. Lacarrière compare Cheimonas à un chirurgien qui pratiquerait l'opération sur lui-même. Vassilikos, presque muet. Vàsso effondrée. Et moi, comme en 87 à l'Institut français d'Athènes, je m'embrouille dans mes papiers, rendant inintelligibles les seuls fragments restants, déjà sibyllins, du Prométhée.


*


Un homme qui est mon sosie...
Un homme qui est mon sosie...

Une beauté terrifiante...
Une beauté terrifiante...

Texte intégral disponible sur publie.net