TRANSPORTS



Sur Patissìon, à une heure de pointe, une femme en mobylette fait un large demi-tour interdit sous le nez des bagnoles avec un enfant sur le cadre et un autre sur le porte-bagages — tous trois sans casque, comme la moitié des motards dans ce pays.




Pendant des années, les horaires n'étaient affichés nulle part, ni dans le bus, ni aux arrêts, comme s'il y avait là un secret militaire. Même chose pour les itinéraires. On devait interroger les gens dans la queue, ou héler le conducteur, Ambelòkipi ? Halàndri ? Nèos Kòsmos ? Dans certains trolleys, il est vrai, le parcours était accroché dans un coin, mais c'était rarement le bon.

Et tout cela n'étonnait personne.

80. Chrysoùla, élève de terminale, descendue au terminus comme tous les soirs, s'aperçoit que ses affaires sont restées dans le bus qui vient de repartir. Le chef de station aussitôt prévenu lui dit, Ne t'inquiète pas. Nìkos, emmène la fille!

Nìkos la fait monter dans son bus vide, démarre en trombe, course le précédent et le rattrape.

C'est cela aussi, la Grèce. Voilà pourquoi on lui pardonne tant.


Automne 99. L'Europe s'installe. Les horaires des bus, au moins sur quelques lignes, sont maintenant indiqués, et souvent respectés. Ce qui n'empêche pas les conducteurs des nouvelles lignes express de s'arrêter entre deux stations pour laisser descendre ou monter les amis, ou ceux qui l'ont demandé gentiment.


99. Dans un bus de base, nouveau panneau officiel :

Ami passager, le conducteur fait de son mieux, dans des conditions extrêmement difficiles, pour t'assurer un trajet rapide et agréable. Aide-le dans sa tâche, réserve-lui ton sourire. Merci.


Avril 00. Samedi soir, avenue Panepistimìou. L'A5, le nouveau bus-pilote, part toutes les vingt minutes. Celui de 20h 30 se pointe à 20h 55. À 21h 20, presque plein, il est toujours là. Pas une voix pour protester. Beaucoup d'immigrés, ils s'écrasent, forcément, ouvrir sa gueule c'est dangereux. Indigné, je lance au conducteur, Allons-nous partir ce soir ? j'ai rendez-vous à minuit, je ne veux pas le rater. Sans même tourner la tête il répond sèchement, Y a des taxis.

À peine suis-je descendu qu'il démarre.




Années 90. Le métro d'Athènes n'a pour l'instant qu'une ligne, et encore : rames courtes, peu fréquentes, arrêt à minuit pile (en milieu de soirée!), deux stations souterraines seulement après quoi le convoi hoquetant vient reprendre souffle à l'air libre, tout cela dégage un parfum désuet, provincial.

99, station Omònia, sous la place du même nom. Le seul point du parcours où l'on se sente un peu dans une capitale. Tiens, les escaliers mécaniques fonctionnent. Dessous, aucun changement visible. Les travaux, installés depuis quelques années, se prolongeront sans doute jusqu'aux Jeux olympiques en 2004. Le temps d'apprendre les détours du chantier-labyrinthe où l'on suit la cohue dans une pénombre sale, en tâchant de pas buter sur les marchands à la sauvette et les mendiants.


On le sent pourtant plein de bonne volonté, ce métro, soucieux de se donner un air sérieux, responsable, impersonnel. On se dit parfois qu'il est en bonne voie. Et voilà qu'à Monastiràki, tout vacille.

L'endroit est dangereux. Non qu'il faille y craindre un mauvais coup — le métro d'Athènes, à l'image du pays tout entier, reste très sûr. Quant aux accidents, rarissimes, la lenteur des trains les rendrait bénins. Non : à Monastiràki, c'est la réalité qui déraille.

Un lieu fuyant, à l'image de ses quais en courbe ; une frontière indécise, entre le trou noir du tunnel vers le centre ville et de l'autre côté, par delà un pont enjambant les voies, surmonté de vieilles maisons branlantes aux volets clos et de grands arbres, l'échappée à l'air libre vers les champs de ruines de l'Agora et le Pirée. Un passage entre deux mondes, mi-souterrain, mi-ouvert, posé de biais entre les boyaux de la ville moderne et les ossements de l'ancienne. Il y a, comme partout en Grèce, de la poussière, des papiers gras que des pigeons picorent ; des bacs à fleurs pour gare de campagne sur la balustrade au-dessus des voies, des herbes folles entre les rails, si hautes que tout semble abandonné, qu'un instant on se croirait en pleine cambrousse ou sur une ligne fantôme ; les foules qui s'y bousculent s'évanouissent en un clin d'œil ; sur le quai d'en face, quelques rares postulants voyageurs, surmontés d'écrans vides (pas encore branchés? déjà en panne?), attendent on ne sait quel Godot dans un temps ramolli.

Monastiràki en fait est inachevée : elle ne sera pleinement elle-même, et plus belle encore, qu'à l'état de ruines.




Les carences des transports en commun ont fait d'Athènes un paradis pour taxis. Ils sont si peu chers (une course brève coûte à peine plus qu'un ticket de métro à Paris) que tout le monde peut se l'offrir de temps à autre ; si nombreux (20 000 pour quatre millions d'Athéniens) qu'on pourrait les prendre tous les jours toute sa vie sans jamais tomber sur le même.

Moi le petit Français, pour qui le taxi est un luxe, je peux ainsi profiter d'Athènes pour jouer à peu de frais les nababs, mais attention : le chauffeur de taxi n'est pas mon larbin. Un taxi, ça se gagne. Il en passe un toutes les minutes, au pire (on les voit de loin, tous en jaune), mais tous ne s'arrêtent pas. Si le taxi ralentit, si le taxitzis ébauche la pirouette manuelle signifiant C'est à quel sujet ?, je dois crier ma destination, en articulant bien (le vacarme des moteurs et des klaxons noie les voix), ou du moins l'indiquer d'un geste ; lui, souvent, continue sans un regard, à moins qu'il ne veuille bien répondre d'un non à la grecque, ce rejet de la tête en arrière que le rempart du pare-brise colore d'une touche de dédain, Mais non, voyons, qu'est-ce que tu crois ? Parfois, tout de même, l'homme tourne un peu la tête à droite, signe que oui, et daigne s'arrêter. Alors on dit merci.

Un taxi qui s'arrête n'est pas toujours vide. En Grèce on peut charger tant qu'on a de la place, du moment que les directions de chacun concordent à peu près. Le second client monte à l'avant, il y reste une fois le premier descendu, et moi qui les vois passer, j'ai beau connaître la combine, je crois toujours que chauffeur et client se connaissent, que tous les Grecs se connaissent, qu'ils sont tous un peu cousins, la preuve, ces deux-là côte à côte se parlent ; et s'ils ne se parlent pas, c'est qu'ils se connaissent au point de n'avoir plus rien à se dire. Moi, je suis hors du coup, même si j'obtiens parfois, moi aussi, la place du familier, qu'au début je ne pouvais prendre sans un sentiment d'imposture.

Les taxis de Salonique, au début des années 80, étaient le plus souvent des braves types. Ceux d'Athènes ? Pas toujours commodes, usés qu'ils sont par la rapidité du tempo athénien et la lenteur d'embouteillages terrifiants. L'un d'eux, jugeant confuses mes indications, a râlé sombrement, Pourquoi tu nous embrouilles ? Un autre, allumé, hystérique, slalomait dans Patissìon en gratifiant les autres conducteurs mâles de Tu pompes ? Tu pompes ? (= Tu te branles ?) glapis d'une voix suraiguë. D'autres, derrière leur cigarette, jurent tous seuls ou se cadenassent dans un silence bougon. On n'en goûte que mieux les gentils, les pittoresques ; et la présence bénie d'autres clients, issus de tous les recoins de la société, fait de certaines courses une précieuse leçon d'ethnologie. Si je vivais à Athènes, je m'en consolerais en écrivant un livre, un portrait fidèle du pays, fait de tous les propos glanés en taxi.

87. Le chauffeur, l'âge d'être grand-père : J'en ai fait des Spartiates !... Elles sont toujours en short ! Pas de jupes, de dentelles, de frous-frous... Elles ont douze et dix ans, vous comprenez. Un âge dangereux ! Dès qu'arrivent — excusez-moi — les règles, on ne peut plus les tenir... Le sexe, le sexe... Avec un simple chewing-gum, des fois, on les attire... Leurs parents, bien sûr, ont une autre mentalité, ils les laissent... Parce que voyez-vous, notre société c'est une jungle. On va avec les lions et on devient lion. Avec les singes, on devient singe. Avec les gorilles, gorille. Pas vrai ? etc. etc.

87. Le chauffeur, possible arrière-grand-père, cradingue, pas rasé : La vérité, ma chère dame, c'est qu'en fin de compte, en bien ou en mal, on ne peut pas échapper à son destin. Elle (même âge, mais soignée, distinguée) : Vous avez raison, monsieur, tout à fait raison. Lui : Et comme on dit si bien, qui n'a pas de cerveau a des jambes... Elle : En effet, comme vous avez raison ! Il s'arrête en double file, ouvre un portefeuille délabré dont il sort des lambeaux de photos. — Voilà mon petit-fils... ma petite-fille... — Qu'ils sont beaux ! Longue vie ! — Et voilà ma femme, qui est morte en 81 parce qu'elle est tombée sur la tête. — Ah quel dommage, c'était sûrement une si brave femme etc. etc. Encore quelques photos, puis il redémarre à contrecœur, mais heureux.

01. Moi : À l'Institut français, s'il vous plaît. Lui : Dites-moi, est-ce qu'il existe un Institut grec ? Non ? Alors notre langue n'est pas enseignée ! La langue des sages ! de la Nature ! Tenez, si j'aime une femme, vous croyez que je vais lui dire, Ich liebe diCH ? Pour lui écorcher les oreilles ? Elle m'enverrait promener ! Mais nous autres nous laissons tomber notre langue. Nous n'avons plus de grands orateurs ! N., par exemple, il parle bien, d'accord, mais c'est juste un homme comme vous et moi, alors qu'il devrait être un dieu !




Le train, en Grèce, n'est pas chez lui. On le sent mal à l'aise, maladroit, mal-aimé. Le chouchou, c'est le bateau. Parce qu'il va plus vite.

80. Kyparissìa, terminus du Transpéloponnésien. Voie unique. La micheline a dû voir l'invasion allemande. Elle a déjà tant roulé, se dit-on, qu'elle tiendra bien encore cette fois-ci.

Une demi-heure à quai sans couper le moteur, pour ne pas se refroidir, et loué sois-tu Seigneur, c'est parti!

Nous sommes absolument seuls dans le train. Joli parcours, vignes, oliviers, petits coups de sifflet débonnaires, sans doute pour chasser chèvres ou moutons de la voie, puis arrêt brutal. Chauffeur et contrôleur se précipitent à l'arrière, ouvrent une trappe, titillent un peu, referment, et l'on repart au ralenti de ralenti. À la station suivante ils versent de l'huile dans la trappe et tapent sur les roues avec un petit caillou. Tout cela sans insultes ni jurons, avec le respect teinté d'affection qu'on réserve, là-bas encore, aux vieillards.


Athènes-Salonique, c'est la grande ligne. Je l'ai prise au moins quatre fois et n'ai subi qu'une seule panne, et encore, celle d'un seul wagon, celui où je ronflais dans ma couchette. On a décroché ledit wagon en rase campagne et le train suivant, quelques heures plus tard, nous a pris en surnombre — debout.

Tom, lui, a souvent fait le trajet. Un jour, alerté par une odeur de chaud, il met le nez à la fenêtre : des flammes s'échappent de la loco.




90, aéroport d'Athènes. En Europe on accède aux avions directement par un système de couloirs mobiles ; en Grèce on descend encore la passerelle comme dans les vieux films, puis on monte dans un bus. Je suis au bas des marches quand un clébard, un brave corniaud, surgit d'entre les roues du bus en agitant la queue comme un malade.

Toute la Grèce est là, bordélique, chaleureuse, désarmante.


Rània a pris l'avion à Cythère. La piste en terre battue donne sur une falaise et la mer. En guise d'aérogare, une vague roulotte. Petit avion (15 places, un simple rideau sépare les passagers du pilote). L'avion démarre, prend de la vitesse... Soudain, dans la cabine de pilotage, un cri : Mon Dieu ! Les poissons de Marìa ! L'avion freine à bloc, s'arrête juste au bord du vide et revient en cahotant vers la roulotte. L'hôtesse ouvre la porte et une main lui tend un sac en plastique avec des poissons dedans.

Un peu plus tard, à Athènes, dès l'ouverture de la porte, une autre main s'empare du précieux colis.


95. Kessariani, banlieue populaire paisible au pied de l'Hymette. Petite rue qui monte, bordée d'arbres maigrichons, maisons individuelles à un ou deux étages, çà et là une petite cour pleine de verdure en pot. Personne ou presque. Un calme à en oublier qu'un jour le bruit exista.

Hurlements : le haut-parleur d'une camionnette à benne qui monte lentement derrière moi. Mille drachmes les quarante rouleaux, achetez notre beau papier toilette, mille drachmes, il est beau, il est blanc, il est propre... Au même instant, devant moi, passe un type en mob avec son gosse à cheval sur le cadre. Le chiard klaxonne à petits coups répétés, sous l'œil extasié du père, à la grande colère des chiens du quartier qui font tout ce qui est décibellement possible pour couvrir les autres bruits.

Ce qui les épuise plus encore que nous. Lentement, tout retombe.


On a tort de pester contre le sans-gêne des Grecs. Où qu'on soit en ville, certes, il y a toujours (sauf à l'heure sacrée de la sieste) une radio ou une télé qui gueule à fond ; mais jamais deux.


Tard dans l'après-midi, quand la sieste s'achève, passage rituel du marchand de pastèques. Son rôle est de briser le silence. Le camion roule à petite vitesse, l'homme psalmodie le nom de sa marchandise, KarpOUUUUUUUUzia... dans un haut-parleur ancien. Au début je croyais que ces mélopées ambulantes étaient des slogans politiques, l'annonce d'une prochaine manif, un appel à la révolution.

Les crieurs de pastèques, dans tout le pays, disent tous la même chose, avec la même voix. Comme les popes. Sauf que Dieu, ça paye mieux : dans les églises, les sonos sont impec. Et la voix du crieur de pastèques a un côté martial, goguenard plutôt profane, surtout quand il annonce, Je les poignarde, les éventre, les découpe en tranches ! C'est dans les litanies du poissonnier, parfois, qu'on entend une vraie voix de pope, profonde, pénétrée, qui fait sonner les noms de poissons, mes beaux maquereaux... mes beaux rougets... mes belles rascasses... comme la litanie des Vertus de la Vierge.


Dans la colère aussi les Grecs se ressemblent. Débit, intonations, ornementations, c'est toujours la même voix — le même chant. Comme si leurs colères à eux étaient si fortes qu'ils en sortent d'eux-mêmes pour devenir Colère ; comme si aux moments les plus intenses, les plus sacrés, ils accédaient à une Identité, une Essence commune que la vie quotidienne, peureusement, dissimule.


En Grèce on aime klaxonner. Ou faire crisser les pneus. On sait même les faire crisser à petite vitesse. Tout un art. Les Italiens, ces blaireaux, se ruinent en pneus spéciaux ultra-crissants. Les Grecs sont démerdards, bricoleurs, ils crissent naturellement avec les moyens du bord.



Monastiràki


Dans mes bouquins de photos sur la Grèce, trouvé mille Parthénons et une seule image d'embouteillages — l'inverse de la réalité. Rien sur le métro. Retrouvé cette photo prise en 1984 dans la station de Monastiràki (ma préférée) par un ami photographe dont j'ai perdu le nom. Ses initiales : K. (Kòstas ?) P.

Ce banc, je m'y suis assis des dizaines de fois. Cette photo me ramène à la Grèce d'il y a vingt ans : la pauvreté encore, la saleté dans les coins, les jeunes mal dans leur peau, la mélancolie. Elle pourrait illustrer les livres d'un auteur que j'adore et que je voudrais davantage traduire : Mènis Koumandarèas. Ses personnages d'adolescents sont inoubliables et il a décrit le métro d'Athènes — le vieux — mieux que personne, dans des livres dont les éditeurs français n'ont pas voulu. Quand on voit ce qu'ils publient parfois...


Texte intégral disponible sur publie.net