Athènes, pas grand-chose à en dire. Athènes est un mal nécessaire. Un mariage de raison. Amis, auteurs, éditeurs y résident presque tous, si nombreux qu'avec le temps j'ai de plus en plus de mal à m'en décoller.
C'est un affreux mélange d'immensité et d'étroitesse : peu de larges avenues, mais de longues artères encaissées, polluées (j'ai vu un jour, dans la rue Sòlonos, planer des nuages de gaz) où coule comme un mauvais sang une circulation infernale. Un lieu aride à sa façon, piqueté de rares oasis, le jeu consistant à relier celles-ci de la façon la plus rapide ou la moins accablante.
Depuis le temps, j'ai habité là-bas une bonne vingtaine de maisons, dans tous les quartiers jusqu'aux lointaines banlieues, et une dizaine d'hôtels ; je suis entré dans des centaines d'intérieurs. Mon QG aura été longtemps situé autour de l'avenue Patissìon, entre les places Amerikis et Koliàtsou, où m'hébergeaient à tour de rôle Emmy et Noëlle : un quartier d'immeubles à trois stations de métro du centre, sans espaces verts ni espace tout court, ni attrait. Une toile de fond grisâtre. Tout est caché à l'intérieur, comme dans les palais arabes.
Athènes à partir des années 50 a été sauvagement bétonnée. Les gens ont vendu leurs belles maisons néo-classiques en échange d'un ou deux étages dans l'immeuble hâtivement construit à sa place. Heureusement — le bordélisme a ses bons côtés — le génocide mal planifié, anarchique, a oublié quelques coins au passage. Pas toujours les plus beaux, mais les plus sinistres eux-mêmes aident à un peu respirer.
Sortant de chez Emmy, rue Anàfis, au lieu de descendre vers l'avenue, je décide un jour de monter. Cinq minutes d'ascension raide entre les immeubles et je débouche sur un terrain bosselé, pelé, mi-pré mi-caillasse, avec deux ou trois cahutes blanches au bout d'un chemin que traverse une famille de canards. Comme si l'on tombait sur des chèvres à Belleville...
Près de l'ancien stade olympique, tout près du centre, au milieu des immeubles, on trouve des terrains vagues, des bicoques en ruines, mignonnes jadis. Une petite place intime, quelques tables sous la verdure ; juste à côté, deux maisons-cadavres encadrent un carré d'ordures où une carcasse de bagnole pourrit sous un palmier sale.
Dans la grande avenue Patissìon, au milieu des voitures, poussé par un gitan qui tourne en même temps la manivelle, un orgue de barbarie décoré comme une Sainte Vierge espagnole avance avec une divine lenteur, à peine audible de loin en loin dans le grondement du trafic.
Plàka, tout compte fait, j'aime bien. Le lieu a une sale réputation, violé à mort, dit-on, par le tourisme. Un soir je remonte la rue Adrianou avec Tìtos Patrìkios le poète. Dans toute la rue, jadis, on vendait des cotillons pour le Mardi-gras ; ce bâtiment délabré au fond de l'impasse, c'est le lycée où Tìtos étudia. Aujourd'hui les hordes étrangères circulent entre deux haies de souvenir shops et de gargotes, anglaisement nommées fastfoutàdika. Quelques explorateurs attroupés, caméras ou regards braqués vers l'intérieur d'un night-club : au fond d'un couloir, sur une scène minuscule, dans un savant clair-obscur, deux pallikares immenses en fustanelle et galoches à pompons dansent, dans un ralenti onirique, un croisement de syrtaki et de relève de la garde au son d'une greek music d'aéroport.
Pas de quoi s'énerver. Toutes les grandes villes du monde ont de telles verrues. Restent d'autres ruelles tranquilles — certaines sans voitures ! — où les maisons anciennes sont restaurées peu à peu avec amour. Plàka est moins pute, plus belle qu'il y a trente ans. Et dans ce monstre urbain c'est l'unique vestige, sur quelques hectares à peine, d'un temps mythique où le béton n'existait pas.
J'y fréquente assidûment l'Eden, le restaurant végétarien de la ville, saluant au passage deux ou trois petits hôtels où je fus heureux.
À deux pas de Plàka, Psirri, quartier grouillant le jour, n'est plus le soir venu qu'un désert. Ateliers pouilleux, entrepôts sous le Parthénon dont on voit là-haut le squelette illuminé. Une heure du matin. Patrìkios m'a emmené voir la maison aux deux caryatides photographiée par Cartier-Bresson. Deux clébards invisibles aboient, comme terrifiés par le silence. Un homme sous un lampadaire, maigre comme la mort, nous regarde passer sans nous voir. La baraque, nous avons failli la rater, soutenue à grand peine par les deux lépreuses fardées de crasse, épuisées.
92. Non loin, près des ruines antiques du Céramique, un gazomètre et des hangars abandonnés : le quartier dit de l'Usine à gaz. Ce sera bientôt — bientôt depuis longtemps — un centre culturel. Deux ou trois rues de misère, maisons sans étage entre igloo et clapier, construites dans les années 20 pour les Grecs chassés de Turquie, que remplacent aujourd'hui des réfugiés turcs aussi démunis qu'eux. Cours minuscules tendues de fils où sèche le linge de toute une tribu. À combien tiennent-ils dans ces huttes ?
Plus haut, l'Acropole. J'y suis monté trois fois, intéressé, admiratif, mais sans émotion ni tendresse. Je pense à la mère de Tom, qui débarqua ici du Nouveau-Mexique à 70 ans, pour la première fois, et déclara face au Parthénon : Dire qu'il faut maintenant, à mon âge, tout reprendre à zéro... Moi, le plouc, je n'ai même pas de souvenirs du haut-lieu — rien que des images de carte postale. Comme si mon film à moi, camelote, avait pris la lumière.
J'étais à l'Acropole avec Nadeau en mai 92, mais c'est ailleurs que ma mémoire l'a photographié, à la buvette en plein air du Jardin national où nous bûmes un coup pour nous remettre après l'impressionnante visite à notre auteur, Cheimonas. Ce jardin, qui fut celui du palais royal tout proche, est l'un de ces lieux magiques plus grands que leurs dimensions réelles — comme tout jardin réussi. Ses ingénieux créateurs, à force d'allées en courbe et de plantations luxuriantes, ont construit là un parfait labyrinthe, entre mesure humaine et démesure tropicale, entre Europe et Afrique, où l'on se perd aussi vite qu'on se retrouve. Les matins de canicule, après l'arrosage, les odeurs sont si fortes qu'on croit les toucher, les voir ; le bol d'air vous soûle comme un verre de punch. J'y viens parfois aux heures chaudes pour dormir sur un banc, entre le rendez-vous de midi et celui de cinq heures. Le cœur de la ville, c'est là, dans ce qui figure son contraire exact : cet œil du cyclone, cette île encerclée de foules et de flots de voitures, battue par des houles sonores, et qu'on s'étonne de voir émerger toujours, inviolée.
C'est le royaume paisible des chats et des dragueurs. Deux confréries que la faim unit mais qui s'ignorent, les uns fuyant les caresses, les autres réservant les leurs.
Eté 95. Pour la première fois, j'aperçois sur un banc l'un des premiers — bien nourri, superbe, les temps changent — assis sur les genoux de l'un des seconds — toujours aussi maigre, lui, boulot-boulot. Une sentimentalité suspecte, et pour tout dire occidentale, s'insinue dans l'édenique jardin. Scène qu'on pourrait croire anodine, mais les changements d'époque s'annoncent d'abord ainsi, par des signes furtifs.
Je ne suis pas un mécréant total. Moi aussi, dans cette ville, j'ai ma colline sacrée. Non pas le rocher m'as-tu-vu, mais un tas de cailloux nommé Strèfi qu'on distingue à peine, au-dessus du quartier des éditeurs et des libraires et du repaire des intellos d'Exàrchia, au bout de la longue et raide rue Emmanouïl Benàki.
Près du sommet, voici la rue Methònis où perche l'ami Liondàkis, le poète à la terrasse fleurie, puis la belle rue Kallidromìou et ses mûriers (grand marché le samedi), puis des marches et enfin, sur la gauche, dans l'ultime ruelle avant le parc et les rochers, l'hôtel Orìon.
Simple, pas cher, tranquille, doté d'une terrasse d'où l'on domine toute la ville, l'Orìon est une adresse pour initiés. Jeunesse voyageuse l'été, couples discrets l'hiver, la beauté n'y manque jamais.
Il faudrait venir toujours en automne, au printemps, si possible aux derniers jours de la Semaine sainte, quand tous ont déserté Athènes. Les hivers sont volontiers tristounets et les étés torrides. Sans nuages et sans vent, le temps s'englue dans le bleu. La fraîcheur oublie de venir même la nuit. Nu et sans drap, on trempe de sueur sa paillasse. Le jour, dans les maisons, stores baissés, fenêtres ouvertes en quête du moindre filet d'air, on étouffe, on pèse des tonnes. Jusqu'au cerveau qui ramollit. On hiberne.
Midi. Un peu de lumière aiguise les couleurs, trop de lumière les efface, comme dans un film surexposé. La lumière aveuglante est une autre forme de nuit. Rues vides, stores descendus, léthargie universelle. Un vieux bus avance tel un somnambule à travers d'interminables banlieues. Visages en sueur décomposés, corps tassés, somnolents, cargaison de zombies comme dans certains derniers métros là-bas en France.
À cinq heures du soir sonnent les premiers réveils.
15 août, petit matin. Plus personne. Cet après-midi à l'heure de la sieste, on pourrait tourner les scènes d'un film de science-fiction. À quelques mètres de Patissìon déserte, au lieu de l'habituelle odeur d'essence brûlée, la brise de l'aube apporte un arôme fugitif, mi-ordures ménagères, mi-jasmin.
15 août, le sommet de l'été. Après, le temps tourne, le vent revient. Les Athéniens aussi, peu à peu. On se salue d'un joyeux Bon hiver ! Dans les rues moins bouillantes, pas encore gazées, ces jours-là sont doux comme une convalescence.
La pluie ne prévient pas. Un niagara de trente secondes, puis ciel bleu comme si de rien n'était.
Matin d'automne, voitures barbouillées de poussière. La pluie tombée cette nuit-là contenait autant de terre que d'eau — un sable rouge, venu du Sahara.
Athènes. |
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