Au point du jour
ce qui en moi
émouvait
les gens
— et les émeut toujours —
c'est
ma ressemblance frappante
avec
Abraham Lincoln
si bien que le jour où l'on dressa ma statue de bronze
sur une place quelconque du Pirée
on vint déposer
à mes pieds
en silence
quelque chose
qui ressemblait
— je voyais mal du haut de mon socle —
à une dépouille
à un brasero
de cuivre
aux charbons ardents
j'ai attendu qu'il fasse bien nuit
puis m'approchant
pour voir
j'ai découvert
— quelle joie —
que ce n'était rien
d'autre que
les yeux noirs de la femme que j'aime
qui
brillaient
dans
les ténèbres
Jardins sous un soleil de feu
le corps blanc de cette femme
était illuminé
de l'intérieur
par une lumière si vive
qu'il
fallut
que je prenne la lampe
et
la pose
par terre
afin
que les ombres
de nos deux nobles corps
puissent
être projetées
au
mur
avec une solennité biblique
la lampe a brûlé sans cesse
— la source de pétrole était inépuisable —
toute la nuit
le jour suivant
la nuit d'après
par terre
sur un entassement
de somptueux
tapis
les plus beaux fruits
les fleurs les plus éclatantes
— où dominaient
les lauriers
blancs et roses —
une atmosphère — symbolique — de jaune et d'or
Picasso
À Pablo Picasso
Le torero vit à Elassòna désormais
sur la place dallée sous les platanes
le bistrotier va et vient et renouvelle sans cesse
le café dans sa tasse le tabac dans son narghilé
le temps que passent nostalgiques
les heures du jour
et que se rassemblent par milliers des oiseaux
dans le feuillage dense des platanes
annonçant le coucher du soleil
alors les conspirateurs un par un se glissent dans la ruelle
tandis que la nuit tombe en silence et les aide
à se rassembler sans être vus comme
les oiseaux
là où ils veulent
et de lourdes larmes coulent de leurs pauvres yeux
et la mère qui veut repousser les fascistes
dans la pièce obscure où chuchotent les conspirateurs
où les poivrons sèchent pendus au plafond
de ses mains noueuses ornées d'un chapelet
soulève le verre de la lampe et l'allume
puis les mains noueuses tachées de pétrole
s'essuient tranquillement dans le tablier
et dans son désir de repousser comme on l'a dit les assassins
la vieille prend la lampe sur la table
ouvre la fenêtre en hâte
et allonge au-dehors
— dans la nuit —
le faible bras qui tient la lampe
vieille mère ! lui crie-t-on
que fais-tu de la lampe ?
mais dans les champs d'Avila voyez
des ombres suspectes ont bougé l'arme sous le bras
et comme la lumière à la fenêtre
vue de loin semblait une étoile
peu à peu s'élevaient des échos de guitares
et les gitanes se sont mises à danser
avec leurs belles hanches et leurs amples robes flottaient multicolores
et de leurs chaudes lèvres peintes s'échappaient
tels des cris de douleur les mots de la chanson :
«je te dirai ma solitude en jouant la solea»
Et les majos se déchaînaient sur les guitares
et les ordures fascistes tiraient sur la foule
et ces femmes aux escarpins de soie
— à hauts talons —
sur les pavés piétinaient mon cœur
alors — de quoi perdre la tête —
une sorte de taureau à poil roux s'élança
soufflant du feu par les naseaux
garrot échine blessés par des banderilles
et ils frappaient de la tête en tous sens
éventrant
déchirant les chairs avec ses cornes
jetant haut dans les airs
ceux qu'il frappait
et autour de lui s'amassait une montagne
de cadavres de chevaux et d'hommes
dans des ruisseaux de sang
(garrot échine ORNÉS de banderilles)
et les filles aux beaux seins se sont allongées sur le dos par terre
et dans leurs beaux yeux des soleils
se couchaient
se levaient
Disons...
Des pêcheurs tiraient sur le rivage l'énorme monstre de la mer. Il se tordait sur le sable, son ventre blanc et mou tourné vers le soleil. L'air entier s'emplit d'une odeur de vase, qui s'aggravait tandis que désespérément la bête agitait ses larges pattes gluantes. On s'approcha pour étudier l'affreuse anatomie du monstre, et suivre sa lente agonie. Je voulus les rejoindre pour voir aussi, mais dans une foule pareille, impossible. Une femme vêtue de son seul chapeau, chargé de plumes énigmatiques, me chuchota d'un ton de tendresse légère : «Il est aveugle». Alors comme ça, il est aveugle ! Eh bien, puisqu'il est aveugle, qu'est-ce qu'il nous racontait, Seurat, sur l'auréole rouge autour des feuillages verts, dans les avenues parisiennes, quand les réverbères s'allument ? Quel est ce bruit de cris d'enfants que le tram nous empêche de clairement discerner ? Quels sont ces gants de velours rouge à vos mains ? N'ôtez pas vos chaussures, ma chère, attendez l'arrivée de la nuit. Et la nuit arriva. Oublié le monstre, les pêcheurs disparus, la foule dispersée. La lune était en fer-blanc, tirée dans le firmament par une ficelle. Tout doucement le rideau descendit.
L'ultime apparition de Judas Iscariote
La petite ville américaine d'Ayrton, au cœur de l'étendue sans fin des plaines, perdit la sérénité profonde qu'elle connaissait depuis l'époque, pas si ancienne d'ailleurs — vers 1867 — de sa fondation. Tous les jours à minuit, un homme étrange et sombre s'insinuait jusque dans les maisons les mieux barricadées, troublait le sommeil des dormeurs, inquiétait les consciences tranquilles, laissant dans les cœurs une mortelle amertume, et de son pipeau métallique, dont il jouait à la perfection, éveillait chez tous la plus intense et tyrannique, si indéfinissable fût-elle, des nostalgies. Au lever du jour, faut-il le préciser, nul ne se rappelait quoi que ce fût de l'affreux cauchemar. Mais toute la journée on eût dit les âmes accablées d'un grand poids. Un promeneur nocturne résolut la douloureuse énigme. Une nuit que ses pas incertains le menèrent, par le plus grand hasard, sur une colline hors de la ville, dominant celle-ci, il découvrit que la statue de bronze d'Abraham Lincoln érigée là-haut n'y était plus, laissant le socle de marbre désert et abandonné sous la lumière des projecteurs. Le «Président», cet Abraham Lincoln en bronze, était donc l'étrange et sombre visiteur. Le dénonciateur fut rétribué d'une somme en dollars. On l'interrogea, il s'appelait Judas. Son nom de famille, Iscariote.
(Le retour des oiseaux)
Le vocabulaire des fleurs
la poésie ou la gloire ?
la poésie
la bourse ou la vie ?
la vie
le Christ ou Barabbas ?
le Christ
Galatée ou une cabane ?
Galatée
la guerre ou la paix ?
la paix
Héro ou Léandre ?
Héro
la chair ou les os ?
la chair
la femme ou l'homme ?
le femme
le dessin ou la couleur ?
la couleur
l'amour ou l'indifférence ?
l'amour
la haine ou l'indifférence ?
la haine
la guerre ou la paix ?
la guerre
maintenant ou toujours ?
maintenant
lui ou un autre ?
lui
toi ou un autre ?
toi
alpha ou omega ?
alpha
le départ ou l'arrivée ?
le départ
la joie ou la tristesse ?
la joie
la tristesse ou l'ennui ?
la tristesse
l'homme ou le désir
le désir
la guerre ou la paix ?
la paix
aimer ou être aimé ?
aimer
Hymne à la gloire des femmes que nous aimons
Dans les peuples vraiment libres,
les femmes sont libres et adorées
Saint-Just
les femmes que nous aimons sont comme les grenades
elles viennent à nous
la nuit
quand il pleut
avec leurs seins qui abolissent la solitude
elles s'introduisent au fond de nos cheveux
qu'elles décorent
comme des larmes
comme des rivages de lumière
des grenades
les femmes que nous aimons sont des cygnes
leurs enclos
ne vivent que dans nos cœurs
leurs ailes
sont des ailes d'anges
leurs statues c'est notre corps
les belles rangées d'arbres ce sont elles
debout sur la pointe légère
de leurs pieds
elles s'approchent
et c'est comme le baiser
sur nos yeux
d'un cygne
les femmes que nous aimons sont des étangs
couverts de roseaux
nos lèvres enflammées sifflent
nos beaux oiseaux nagent dans leurs eaux
puis
quand ils s'envolent
les étangs
fiers comme ils sont —
les reflètent
et les saules sur leurs bords sont des lyres
dont la musique
noie l'amertume en nous
et elles qui font déborder notre être
de joie
de sérénité
les femmes que nous aimons
sont des étangs
les femmes que nous aimons sont comme des drapeaux
elles s'agitent aux souffles du désir
leurs longs cheveux
brillent
la nuit
elles tiennent dans leurs mains chaudes
notre vie
leurs ventres doux
sont la voûte céleste
elles sont nos portes
nos fenêtres
nos escadres
nos étoiles vivent continument près d'elles
leurs couleurs sont
les paroles de l'amour
leurs lèvres
sont le
soleil la lune
et leur étoffe est l'unique linceul qui nous convienne :
les femmes que nous aimons sont comme des drapeaux
les femmes que nous aimons sont des forêts
chacun de leurs arbres est un message de passion
tandis que dans ces forêts
nos pas
nous égarent
et c'est alors
précisément
que nous
nous retrouvons
et vivons
et tant que nous entendons de loin venir les pluies
et que le vent nous apporte
les musiques et les bruits
de la fête
ou les pipeaux du danger
rien ne peut plus — bien sûr — nous effrayer
les feuillages touffus à coup sûr
nous protégeant
puisque les femmes que nous aimons sont des forêts
les femmes que nous aimons sont comme des ports
(seul but
seule destination
de nos beaux navires)
leurs yeux
sont les brise-lames
leurs épaules le sémaphore
de la joie
leurs jambes
une rangée d'amphores sur les jetées
leurs pieds
nos phares
affectueux
— les nostalgiques les appellent Katerìna —
leurs vagues ce sont
les incomparables caresses
leurs Sirènes au lieu de nous leurrer
nous
montrent
— amicalement —
le chemin
vers les ports : les femmes que nous aimons
les femmes que nous aimons ont une essence divine
et quand nous les tenons
bien serrées dans nos bras
nous aussi nous devenons pareils aux dieux
debout droits comme des tours terribles
rien ne peut plus nous ébranler
leurs mains blanches
autour de nous
attrapent tout
et tous les peuples
et toutes les nations
viennent devant nous
se prosterner
immortel
est notre nom
car les femmes que nous aimons
nous transmettent
à nous aussi
leur
essence
divine
Poésie 1948
cette époque
du déchirement d'un peuple
n'est pas faite
pour la poésie
et ce genre de choses :
quand on s'apprête
à
écrire
c'est
comme si
on écrivait
sur l'autre face
d'un faire-part
de deuil
voilà pourquoi
mes poèmes
sont pleins d'amertume
(quoi de changé au fond ?)
et surtout
si
rares
(Eleusis)
La mémoire
...les croque-morts porteraient des gants
transparents, afin de rappeler aux amants le souvenir
des caresses.
Francis Picabia
Je dénoue sa chevelure, plonge les mains dans son opulence et mon rire s'en va résonner dans les montagnes, les vallées, les ravins, les cimes aux neiges éternelles. L'imploration de ses yeux blancs me déchire le cœur : une fois de plus il faut que je déracine les arbres, il faut que je laisse le ruisseau couler librement, il faut qu'à nouveau les belles filles brunes viennent asperger leurs seins au jet d'eau rose. Il faut, il faut, il faut...
J'écrase entre mes nobles paumes la grenade de la joie. J'ouvre la cage aux oiseaux, qu'ils volent dans la nuit librement.
De l'évier jaillit un ange.
Je lui souhaite la bienvenue, lui offre des timbres, des figues, des dépouilles de lions, des baisers.
Je suis sur le seuil de la villa. Je scrute l'horizon et me penche, m'efforçant de nettoyer du bout des doigts la pierre tombale, pour que la lune vienne s'y poser.
Soudain, un cri :
«Nikòlas Engonòpoulos, tu n'aurais pas dû !»
Tous alors nous nous asseyons, et pleurons à la table où sur la nappe rouge un compotier rappelle, avec ses fruits flétris, la vanité pour l'homme de toute attente, comme de tout espoir.
(Dans un grec luxuriant)
Histoire d'eau et de vent
...balançant le feston et l'ourlet...
CHARLES BAUDELAIRE
il souffle
un vent d'automne
qui balaie
sur les dalles de la cour
les feuilles mortes
tombées des arbres
les lettres déchirées
les haillons
les désirs
les espoirs
les rêves
d'autres fois le vent souffle
ouvrant des trous dans l'eau
d'où jaillissent
les larmes des poissons
les fleurs
les pains longs
les désirs
les espoirs
les rêves
d'autres fois encore le vent souffle
et dans des temps pas si anciens
allait se fourrer sous les longues jupes
des jolies femmes
et remontait jusqu'à
leurs charmes nobles
secrets
(Dans la vallée des roses)
Nìkos Engonòpoulos (1907-1985) n'est pas seulement le plus grand peintre surréaliste grec — et pratiquement le seul —, mais aussi l'un des deux grands poètes surréalistes de son pays, légèrement derrière Andrèas Embirìkos. Il a publié huit recueils : Ne parlez pas au conducteur (1938), Les clavecins du silence (1939), Bolivar (1944), Le retour des oiseaux (1946), Eleusis (1948), L'Atlantique (1954), Dans un grec luxuriant (1957), Dans la vallée des roses (1978). Surréaliste plus orthodoxe qu'Embirìkos sans doute, plus provocateur encore si c'est possible, il mêle dans sa poésie visions intemporelles et allusions précises à l'histoire contemporaine dramatique de son pays. Son œuvre la plus connue, Bolivar, est un hymne au pouvoir révolutionnaire de la poésie. La sienne est amoureuse, lyrique, échevelée, souvent tragique, sans pour autant dédaigner l'humour.
Je l'avais traduit naguère pour l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine en Poésie/Gallimard ; voilà que je retrouve dans un dossier quelques autres poèmes, traduits vers 2002 je crois, et restés au brouillon. Voici donc un portrait-express d'Engonòpoulos en dix poèmes, prélude à l'édition plus étendue qu'il mérite — au Miel des anges ?
Nìkos Engonòpoulos |